1872 HENRY MORTON STANLEY ET NDUGU M'HALI OU KALULU, ESCLAVE AFRICAIN ET ENFANT ADOPTIF DE L'EXPLORATEUR BRITANNIQUE. KALULU VISITERA L'EUROPE, L'AMÉRIQUE ET LES SEYCHELLES. © DR

Infériorité de la race, avantages pour l’économie… : comment les Occidentaux ont légitimé le colonialisme

Qu’est-ce qui a amené les Occidentaux, surtout au XIXe siècle, à considérer le colonialisme comme une évidence et à le remettre très peu en question? Sur la base de quelles idées les puissances coloniales vont elles construire d’immenses empires coloniaux?

Cette analyse de Renaat De Deygere est issue du hors-série de près 200 pages que Le Vif consacre à la grande histoire du colonialisme, depuis ses racines jusqu’à ses conséquences, toujours à l’oeuvre 150 ans plus tard: COLONIALISME. De « l’oeuvre civilisatrice » à l’heure des comptes. Envie d’en lire plus? Il est en vente actuellement en librairie ou via notre shop.

Infériorité de la race, avantages pour l'économie... : comment les Occidentaux ont légitimé le colonialisme
© Le Vif

Les conquistadors espagnols justifient leur conquête au XVIe siècle par leur mission d’évangélisation des populations indigènes. Ils décideront bientôt que les moeurs des Américains, telles que la nudité et la réticence à l’égard du travail, prouvent qu’ils ne respectent pas la loi naturelle. Cette interprétation de leurs coutumes légitime l’institution du travail forcé chez les Indiens. Mais les missionnaires espagnols se montrent critiques à l’égard de l’exploitation brutale des populations indigènes. Les moines dominicains en particulier s’interrogent sur la mission religieuse à la lumière de la catastrophe démographique qui se produit dans le Nouveau Monde.

La question se pose de savoir si les Indiens sont égaux aux Européens. L’érudit humaniste Juan Ginés de Sepulveda affirme, dès 1511, que les Indiens n’ont pas d’âme et qu’ils ne peuvent donc pas être considérés comme des êtres humains. Ils ont été créés pour la subordination et sont mieux lotis que sous les Aztèques, puisque ceux-ci pratiquent le sacrifice humain. La morale chrétienne est à ses yeux la seule voie vers l’humanité.

Cette position mène à un débat célèbre avec le dominicain Bartolomé de Las Casas (la controverse de Valladolid, en 1550). Las Casas dénonce les mauvais traitements infligés aux Indiens et s’oppose aux exactions subies par les « infidèles ». Pour lui, les Indiens sont des sujets ordinaires et doivent être traités avec dignité. Il rejette non pas le système colonial, mais les abus à grande échelle. En 1542, la couronne espagnole décrète de nouvelles lois pour protéger la population indigène, mais cela n’arrêtera pas l’exploitation.

La controverse de Valladolid opposa en 1550 Bartolomé de La Casas (ci-dessus) à Juan Ginés de Sepulveda, le second considérant les indiens comme des êtres inférieurs, le premier dénonçant les mauvais traitements qui leur sont infligés par les conquistadors espagnols.
La controverse de Valladolid opposa en 1550 Bartolomé de La Casas (ci-dessus) à Juan Ginés de Sepulveda, le second considérant les indiens comme des êtres inférieurs, le premier dénonçant les mauvais traitements qui leur sont infligés par les conquistadors espagnols.

L’époque des Lumières

La légitimité du colonialisme a également été débattue par les philosophes européens des XVIIIe et XIXe siècles. Des philosophes éclairés tels qu’Emmanuel Kant, Adam Smith et Denis Diderot critiquent la barbarie du colonialisme et remettent en question l’idée selon laquelle il incombe aux Européens de « civiliser » le reste du monde. A priori, cette remise en cause est logique : la domination coloniale, l’esclavage, le travail forcé sont diamétralement opposés aux principes de base des Lumières : chaque individu est doué de raison et capable d’autonomie.

Mais dans leur position, ils se heurtent à la tension entre le concept universel des droits humains et la réalité de la diversité culturelle. La pensée anti-impérialiste des Lumières présente un paradoxe : d’un côté, la dignité humaine est enracinée dans la capacité universelle de l’humain à raisonner, mais lorsque des personnes font preuve d’un comportement déviant ou perturbateur dans leurs pratiques culturelles, elles apparaissent irrationnelles aux yeux des Européens et ne méritent donc ni reconnaissance ni respect.

Selon les étapes du développement historique, toutes les communautés ont naturellement évolué vers des stades où elles ont été successivement chasseurs, bergers, fermiers, puis commerçants. Ce processus de développement correspond à des étapes allant de la sauvagerie à la civilisation en passant par la barbarie. La civilisation implique donc un progrès non seulement matériel, mais aussi moral de la société. Le philosophe anglais John Stuart Mill estime que les « sauvages » n’ont aucune chance de s’autogouverner, car ils sont trop attachés à leur liberté. Seule une civilisation supérieure garantit les conditions qui permettent aux individus de réguler leur liberté et leur autonomie. L’impérialisme n’est donc pas tant une question de domination politique et d’exploitation économique qu’une pratique paternaliste de gouvernement visant à exporter la « civilisation » et à poursuivre le progrès des peuples.

Le philosophe politique Alexis de Tocqueville reconnaît que le colonialisme pourrait ne pas conduire à une bonne gouvernance chez les peuples indigènes, mais il ne s’y oppose pas pour autant. Il est convaincu que les colonies profitent à la France. Il se rend compte que la colonie algérienne accroît le statut de la France par rapport à sa rivale l’Angleterre.

Inférieurs par nature

Les Européens blancs voient les peuples d’autres continents apporter une contribution importante au développement de la civilisation, notamment en Chine, en Inde, aux Amériques. Au cours du XVIIIe siècle, l’intérêt des Européens pour la culture et la société orientales s’accroît, tant en ce qui concerne les produits que la langue, les us et les coutumes. L’Orient fascine, même si se dessine l’image d’une Asie assoupie par rapport à une Europe active et dynamique. L’Afrique, toutefois, offre un contraste frappant à cet égard. La culture africaine ne peut pas livrer de contribution positive à l’histoire de l’humanité.

Même le philosophe écossais David Hume affirme au milieu du XVIIIe : « Je suspecte les Nègres et en général les autres espèces humaines d’être naturellement inférieurs à la race blanche. Il n’y a jamais eu de nation civilisée d’une autre couleur que la couleur blanche ni d’individu illustre par ses actions ou par sa capacité de réflexion… Il n’y a chez eux ni engins manufacturés, ni art, ni science. « 

La croyance en la supériorité de la race blanche trouve un fondement solide dans les connaissances pseudo-scientifiques du XIXe siècle. Plusieurs savants affirment que, selon les lois scientifiques, l’humanité est répartie selon un schéma fixe, avec une distinction fondamentale entre les différentes couches de la civilisation. Dans cette hiérarchie, les Blancs occupent la couche supérieure, les Noirs la couche inférieure. Ces conceptions s’inscrivent dans celles de la théorie de l’évolution. Le darwinisme exerce une influence croissante dans la seconde moitié du XIXe. Spencer lance l’expression « survie du plus apte ». Le darwinisme promeut une forte croyance dans la compétition et évolue ainsi vers le darwinisme social qui consiste à appliquer les idées de Darwin à la société.

L’expansion outre-mer des puissances européennes renforce les idées racistes sur l’identité. L’arriération dans les autres cultures résulte d’un manque de progrès et de religion, et le christianisme voit une possibilité de salut pour tous les humains, ce qui donne l’espoir de convertir l’humanité. Les missionnaires doivent organiser les soins médicaux et une éducation orientée vers l’Europe.

1927 The Evolution of the Human - Le paléontologue américian Henry Fairfield Osborn, durant 25 ans directeur du Musée américain d'Histoire naturelle à New York, complète le schéma de l'évolution que Charles Darwin avait publié en 1859.
1927 The Evolution of the Human – Le paléontologue américian Henry Fairfield Osborn, durant 25 ans directeur du Musée américain d’Histoire naturelle à New York, complète le schéma de l’évolution que Charles Darwin avait publié en 1859.

La « mission civilisatrice »

Ces idées prolongent la confiance générale dans la force du travail et le développement industriel que connaissent les Etats occidentaux au XIXe siècle. L’Angleterre devient l’atelier du monde, prédestiné à prendre tous les échelons inférieurs de l’humanité en remorque. La révolution industrielle jette les bases de l’énorme avance que les Etats occidentaux prennent sur les autres. Le développement militaro-technique fournit le levier pour les conquêtes réussies. Il renforce les puissances coloniales dans leur conviction de la supériorité de la race blanche.

Le facteur le plus important de l’idéologie coloniale est sa « mission civilisatrice ». Les puissances coloniales des XIXe et XXe siècles recourent à cette notion pour légitimer à la fois la colonisation et leurs actions politiques concrètes. L’idée repose sur la notion de supériorité de la civilisation européenne sur la société coloniale. Les pays occidentaux ont donc pour mission d’élever les sociétés  » inférieures « . Comme les peuples primitifs sont incapables de se développer, les puissances européennes ont le « devoir » de le faire à leur place. En réalité, ces grands idéaux sont une couverture pour la recherche du profit économique.

Toutes les puissances coloniales recourent à la propagande pour faire connaître leur mission civilisatrice auprès du public. Les générations futures doivent recevoir une conscience coloniale. Cette propagande est diffusée via divers canaux : événements, monuments, affiches… Elle recourt à une série de clichés racistes et de préjugés sur l’infériorité des Africains.

Les Britanniques en particulier mènent une propagande intensive pour souligner l’importance et la gloire de l’empire colonial. Le message répandu est qu’un empire mondial apportera des avantages concrets à l’économie et améliorera le sort de la population. Les manuels scolaires mettent en évidence l’infériorité raciale des peuples subalternes et les différences raciales. Des reproductions de scènes impérialistes sont diffusées largement, et les écoles britanniques célèbrent l’Empire Day. De cette façon, l’empire mondial constitue une partie importante de l’identité nationale.

Le fardeau de l’homme blanc

L’exemple le plus célèbre de la glorification littéraire de l’expansion impériale britannique émane de Rudyard Kipling (1865 – 1936). L’auteur, dont on connaît surtout le Livre de la jungle, sera le premier Britannique à remporter le prix Nobel de littérature en 1907. Il est considéré comme un fervent défenseur de l’impérialisme britannique. Né en Inde, il travaille longtemps comme journaliste au Punjab. En 1896, il rentre définitivement en Angleterre, mais ses poèmes continuent d’être inspirés par les Indes coloniales. Le poème Le Fardeau de l’homme blanc (The White Man’s Burden), surtout, est un éloge convaincu de l’impérialisme. Il appartient à la mémoire collective britannique. Les premiers quatrains deviendront particulièrement célèbres.

 » Assumez le fardeau de l’Homme blanc Envoyez le meilleur de votre descendance Promettez vos fils à l’exil Pour servir les besoins de vos prisonniers ; Pour veiller sous un lourd harnais, Sur un peuple folâtre et sauvage Vos peuples boudeurs, tout juste pris, Moitié démon et moitié enfant. « 

Le poème, qui paraît en février 1899 dans The Times et The New York Sun, est un encouragement à la colonisation des Philippines par les Etats-Unis, une justification à la mainmise sur de nouveaux territoires. Le  » fardeau de l’homme blanc  » fait référence à la tâche ardue que les Blancs s’imposent pour prendre les gens de couleur en remorque et leur apporter la civilisation. En ce sens, le poème symbolise non seulement l’impérialisme, mais aussi l’ethnocentrisme et le racisme. Il exerce une grande influence morale, à tel point qu’il joue un rôle important dans les débats passionnés menés au Congrès sur la question de savoir si les Etats-Unis doivent ou non annexer les Philippines après la guerre hispano-américaine.

CHRISTOPHE COLOMB EN 1504, IL EFFRAIE LES INDIGÈNES DE JAMAÏQUE EN PRÉDISANT UNE ÉCLIPSE DE LUNE.
CHRISTOPHE COLOMB EN 1504, IL EFFRAIE LES INDIGÈNES DE JAMAÏQUE EN PRÉDISANT UNE ÉCLIPSE DE LUNE.

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