Statues dressées sur la pente du volcan-carrière Rano Raraku. Enterrées dans des fosses, elles n'étaient pas destinées à être transportées à travers l'île. © MUSÉES ROYAUX D'ART ET D'HISTOIRE

Ile de Pâques : faux mystères, vraies découvertes

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Des découvertes récentes lèvent le voile sur les derniers secrets de l’île de Pâques, ses statues et la civilisation qui les a érigées. Elles balaient fantasmes et folles spéculations. Entretien avec l’archéologue belge Nicolas Cauwe, de retour de cette terre lointaine, aujourd’hui rattrapée par le coronavirus.

Que cherchent à nous dire les moai, les statues monumentales de l’île de Pâques ? Comment ces géants de pierre ont-ils été déplacés ? D’où vient le peuple qui les a édifiés, ces Rapanui dont les descendants n’ont pu perpétuer la mémoire ? Pourquoi cette civilisation énigmatique a-t-elle disparu ? Depuis les années 1960, la fascination pour l’île mythique – découverte par le navigateur néerlandais Jakob Roggeveen le 6 avril 1722, jour de Pâques – est alimentée par des discours et une abondante littérature qui mêlent le merveilleux à la réalité, l’imaginaire à la raison, le légendaire à l’histoire. Toutefois, les faux mystères, les théories empreintes de sensationnel et les témoignages indirects et tardifs sont peu à peu battus en brèche par des découvertes scientifiques, de nouveaux constats et le réexamen des données anciennes. Chaque année depuis près de deux décennies, l’archéologue Nicolas Cauwe, des Musées royaux d’art et d’histoire, se rend pendant plusieurs semaines sur l’île de Pâques pour des campagnes de fouilles. Son récent séjour sur l’île, en mars dernier, a été écourté : il a repris l’avion pour Santiago du Chili quatre jours avant la suspension des vols commerciaux pour cause de coronavirus.

La thèse séduisante d’un « écocide » commis par les imprudents Rapanui ne tient pas la route.

Vous êtes considéré comme l’un des grands spécialistes mondiaux du passé de l’île de Pâques. Sait-on aujourd’hui pourquoi la civilisation des Rapanui, la population d’origine de l’île, a périclité ?

Les observations archéologiques récentes contredisent la thèse des scientifiques John Flenley et Paul Bahn. Selon eux, cette civilisation s’est effondrée sous le coup de guerres intertribales consécutives à des famines, elles-mêmes suites logiques d’une dégradation de l’environnement due au déboisement de l’île par les imprévoyants Rapanui. Cette vision catastrophiste d’un  » suicide écologique  » a été popularisée par Jared Diamond, l’auteur d’ Effondrement. Les habitants auraient détruit leurs monuments, renversé leurs statues. L’  » écocide  » est un concept à la mode, mais la recherche scientifique ne le corrobore pas dans ce cas-ci.

L'archéologue belge Nicolas Cauwe (MRAH) se rend chaque année sur l'île pour des campagnes de fouilles.
L’archéologue belge Nicolas Cauwe (MRAH) se rend chaque année sur l’île pour des campagnes de fouilles.© LUCIE DENDOOVEN

Le déboisement, lui, a pourtant bien eu lieu…

Sans aucun doute. Il ressort d’études menées à la fin du xxe siècle que l’île était couverte d’une jungle luxuriante quand les Polynésiens y ont débarqué, entre les ixe et xie siècles. Ces colons ont ouvert des clairières, installé des villages et pratiqué l’agriculture. Le point culminant de la déforestation se situe au milieu du xviie siècle, une centaine d’années avant l’arrivée des Blancs. Les voyageurs européens du xviiie siècle ont été étonnés de découvrir le paysage de l’île de Pâques, unique terre du Pacifique couverte d’une steppe.

Il y a donc eu crise écologique ?

Oui, mais seul ce point de départ de la thèse séduisante du  » suicide écologique  » est avéré. Aucune autre conséquence négative du déboisement ne se

vérifie. Bien au contraire, les habitants

de l’île ont su s’adapter : leurs surfaces agricoles ont augmenté et ils ont géré les ressources en eau potable. Il n’y a pas de traces archéologiques de carences alimentaires ni de guerres. Les archives du sol démentent la mémoire orale, où il est abondamment question de conflits entre clans. Les Rapanui possédaient peu d’armes de guerre et n’ont pas détruit leur patrimoine : leurs statues ont été démontées avec soin, sans violence, quand elles ont perdu leur utilité. La seule époque où nous sommes sûrs que la population a périclité est le xixe siècle. En cause : les maladies importées, surtout la petite vérole, et les razzias esclavagistes menées depuis le Pérou. En 1872, un explorateur français ne compte plus que cent onze habitants sur l’île. La population pascuane actuelle est issue de ces survivants et de la diaspora réfugiée aux îles Gambier ou à Tahiti à la suite de ces exactions.

L’un des  » mystères  » de l’île de Pâques qui a fait couler le plus d’encre est le transport des moai, les statues monumentales. Que concluent vos recherches ?

Près de neuf cents statues sont connues sur l’île, constituées de tuf extrait du volcan Rano Raraku. Hautes de quatre mètres en moyenne, elles pèsent chacune une dizaine de tonnes. On a prétendu qu’il était impossible pour une civilisation qui ne connaissait ni la roue, ni le métal de déplacer de tels colosses. Ils ont pourtant bien été transportés, leur dispersion à travers l’île en fait foi. Cela n’a d’ailleurs rien de prodigieux. D’autres civilisations mégalithiques sont parvenues au même résultat. Une collègue californienne a calculé qu’une trentaine de personnes suffisaient pour déplacer de quinze kilomètres en une semaine un moai sur un traîneau de bois placé sur des rails de rondins. Nous ne connaissons pas la technique utilisée pour le déplacement des moai, car les matériaux étaient en bois, dont périssables à long terme. Mais il n’y a pas pour autant de  » secret  » du transport des statues. C’est à tort que l’on considère ce sujet comme l’un des  » grands mystères  » de l’histoire au même titre que les pyramides de Gizeh ou les lignes de Nazca.

Que penser de l’hypothèse selon laquelle les statues ont été déplacées en les faisant dodeliner, avec des cordes, comme on déménage un réfrigérateur ?

Cette théorie des  » statues qui marchent  » a pour origine la réponse faite en 1914 par des Pascuans à une question posée par une chercheuse britannique sur le déplacement des moai. Ils lui ont dit que les statues marchaient toutes seules car elles avaient une force en elles. Ce commentaire a été pris à la lettre. Il y a eu des reconstitutions en grandeur nature, comme celle de Hawaï, en 2011. La force de dix-huit hommes a suffi pour transbahuter sur cent mètres une réplique de moai de cinq tonnes. Elle a progressé par mouvement pendulaire, transmis par des cordes tendues de part et d’autre du visage du colosse. Mais cet essai a été fait avec une statue en béton, plus solide que le tuf, et sur un terrain libre et dégagé. Ce n’est pas la réalité physique de l’île de Pâques.

Ahu Vai Ure et le village d'Hanga Roa en arrière-plan.
Ahu Vai Ure et le village d’Hanga Roa en arrière-plan.© MUSÉES ROYAUX D’ART ET D’HISTOIRE

Que nous apprennent alors les découvertes récentes sur le transport des moai ?

Contrairement à ce que beaucoup prétendent, les statues n’étaient que des ébauches lors de leur déplacement. Elles ont été façonnées sur leur lieu de destination, les ahu ou  » terrasses sacrées « . J’ai trouvé devant ces autels des poussières de tuf, preuves que la finition a été réalisée après le transport. Déplacer une statue complète, fragile dans ses détails et sa structure, aurait été une gageure. La thèse selon laquelle des moai entiers ont été transportés repose sur un présupposé : on a longtemps pensé que les statues retrouvées dressées dans le volcan-carrière étaient destinées à être charriées vers un autel cultuel et avaient été aban- données en chemin. Cette idée, répétée depuis plus d’un siècle, est réfutée désormais par l’archéologie. Ces statues monumentales ont été volontairement enfouies sur place, dans des fosses.

Sait-on aujourd’hui avec certitude d’où sont originaires les Rapanui qui ont édifié ces moai ?

Les ancêtres des Pascuans ont été présentés comme les héritiers de grands peuples disparus ou les hôtes d’un fragment préservé d’un continent effondré. Ces hypothèses ne reposent sur aucun élément concret. La civilisation des Rapanui est polynésienne à part entière. Des indices linguistiques, génétiques, biologiques, économiques indiquent une lointaine origine en Asie du sud insulaire : Indonésie, Philippines, Taiwan… Ces peuples asiatiques se sont mis en route à travers le Pacifique au iiie millénaire avant notre ère. Leur lente progression s’est achevée avec la colonisation de la Nouvelle-Zélande, d’Hawaï et de l’île de Pâques entre les xie et xiie siècles de notre ère. Les excellents navigateurs qui atteignent en catamaran l’île de Pâques seraient partis de l’actuelle Polynésie française : îles Gambier, Marquises ou Tuamotu. Le plus vieux moai daté est celui ramené en 1935 en Belgique par le navire Mercator, et conservé au Musée art & histoire, à Bruxelles. Il remonte à la fin du xiiie siècle.

L’île touchée par le coronavirus

Le confinement est de rigueur sur la lointaine île de Pâques, où deux personnes au moins ont été contaminées. Les deux vols commerciaux quotidiens qui relient ce confetti de l’océan Pacifique au continent sud-américain sont suspendus. Seul un vol cargo par semaine est maintenu, destiné à ravitailler les 7 750 habitants en produits alimentaires et autres. Les frontières sont fermées et l’arrêt des activités touristiques prive de ressources les quelque 3 000 personnes non originaires de l’île, surtout des Chiliens, employées dans les hôtels et services.  » C’est un poncif de présenter l’île de Pâques comme l’un des lieux les plus isolés de la planète, remarque l’archéologue belge Nicolas Cauwe, qui vient d’y séjourner. Plus de 100 000 touristes s’y rendent chaque année pour contempler les statues.  » L’île est-elle en mesure d’affronter la pandémie ? Elle manque d’infrastructures médicales. Il existe un hôpital à Hanga Roa, la seule ville, mais il ne dispose ni d’unité en soins intensifs, ni de spécialistes en maladies infectieuses. Et il faut compter cinq heures de vol pour apporter du matériel du Chili ou transférer des malades sur le continent.

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