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Faut-il ouvrir les archives de la Seconde Guerre mondiale au public ?

Stagiaire Le Vif

Chaque jour, les historiens du Centre d’Études Guerre et Société des Archives de l’état (CegeSoma) reçoivent des questions de famille sur leurs aïeuls poursuivis pour collaboration après la libération. Une proposition de loi qui vise à rendre les archives de la collaboration « publiques et librement consultables » vient d’être déposée par le député fédéral André Flahaut (PS).

S’intéresser au passé

« Le temps faisant son effet, la plupart des collaborateurs sont décédés » constate Fabrice Maerten, historien au Centre d’Études Guerre et Société (CegeSoma) et spécialise de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale. Surtout du côté francophone, il raconte que la poursuite judiciaire des personnes accusées de faits de collaboration avec l’ennemi a toujours constitué un tabou. « Les collaborateurs n’avaient pas vraiment envie d’en parler avec leurs enfants, encore moins en Wallonie où ces personnes étaient exclues de la population » soumet Fabrice Maertens. Souvent, les enfants n’étaient pas au courant du passé de leurs aïeuls, ou l’apprenaient « sur le tas ». Pour le spécialiste, il est donc normal que ces descendants ressentent un besoin de comprendre ce qui a poussé leurs parents dans la collaboration.

La collaboration recouvre la période située entre mai 1940 et le printemps 1945, dates de l’occupation nazie. Elle peut être politique, intellectuelle, militaire, économique et policière (chasse aux réfractaires du travail obligatoire et aux résistants).

Un intérêt privé et public

« Seule une petite minorité de collaborateurs a été condamnée » insiste le spécialiste. Toutes les arrestations administratives n’ont pas débouché sur des condamnations. Au 31 décembre 1949, sur 400 500 dossiers ouverts, 53 000 personnes ont été condamnées. Beaucoup de familles belges sont donc concernées.

Pour Fabrice Maerten, la consultation des archives judiciaires relève d’un intérêt public et privé. « Privé pour tous les membres de ces familles qui voudraient comprendre ce qui s’est passé et pourquoi » et public « pour les scientifiques, chercheurs, historiens, sociologues et politologues qui font des recherches pour analyser le fait de collaboration et la façon dont la justice belge l’a réprimée à l’après-guerre ».

Spécialistes oui, famille, non

Les archives sur les faits de collaboration sont regroupées aux Archives de l’État. Pour Fabrice Maerten, c’est une aubaine, « elles ne sont plus aux mains de la justice militaire, qui d’ailleurs n’existe plus ». Pourtant, pour les familles, l’accès à celle-ci n’est pas chose facile.

u003cemu003eIl y a des kilomètres d’archives conservés aux Archives u003c/emu003eu003cemu003egu003c/emu003eu003cemu003eénérales du Royaumeu003c/emu003e

Selon Fabrice Maertens, le noeud du problème est une lettre circulaire de 2013 du Collège des Procureurs généraux. Cette dernière autorise l’accès à ces archives uniquement aux scientifiques, aux historiens ou aux étudiants qui réalisent leur mémoire de fin d’études sous la direction d’un professeur d’Université. Pour les personnes privées, « c’est beaucoup plus compliqué ». 75 ans après les faits, la consultation de ces archives n’est pas autorisée pour les familles. « Je ne comprends pas pourquoi l’accès des familles à ces documents est encore soumis à une décision de la justice » s’insurge Fabrice Maerten.

Pour accéder aux anciennes juridictions militaires relatives à la répression de la collaboration, les personnes privées doivent contacter les Archives générales du Royaume pour demander s’il existe bien un dossier sur la personne concernée par la condamnation. Une fois le dossier identifié, l’intéressé doit adresser une demande écrite au Collège des Procureurs généraux, qui donnera ou pas, son autorisation de consultation. C’est seulement en cas de réponse positive du Collège des Procureurs que la personne privée pourra avoir accès au dossier.

Vie privée et trouble à l’ordre public

Les principaux arguments contre-arguments à cette ouverture d’accès sont la protection de la vie privée et le maintien de l’ordre public. Le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) soutient ces arguments et se dit disposé à engager le débat et à examiner les possibilités de donner une plus grande marge de manoeuvre aux historiens et spécialistes concernant l’accès aux archives. Il prône une analyse plus approfondie des réglementations nationales et européennes. Néanmoins, il exclut l’idée d’une ouverture de l’accès aux dossiers à tout un chacun. « Même pour de vieux dossiers, le droit à la vie privée doit être préservé » insiste le ministre.

Face à ce positionnement, Fabrice Maerten rejoint Koen Aerts, historien de l’UGent, qui juge les arguments du ministre de la Justice de « totalement discriminatoires ». Dans une carte blanche publiée dans le Standaard, Koen Aerts considère qu’un accès facilité aux archives des années 40 ne conduira certainement pas à des émeutes. Faciliter l’ouverture de ces documents judiciaires au grand public pourrait permettre aux descendants de collaborateurs de lever le voile sur un passé lourd et incertain, complète Fabrice Maerten.

u003cemu003eOuvrir ces archives serait une sorte de thérapie pour ces familleu003c/emu003eu003cemu003esu003c/emu003eu003cemu003e marquées par le tabou et les non-ditsu003c/emu003e

Pour les deux historiens, les arguments du ministre de la Justice ne tiennent pas la route. « Cette protection de la vie privée, pour les documents écrits, concerne les personnes encore en vie » indique Fabrice Maerten. Le règlement général européen sur la protection des données ne s’applique pas aux personnes décédées.

u003cemu003eLes personnes encore en vie et incriminées dans ces procès de collaboration sont une minorité et doivent être au moins centenaires u003c/emu003e

Concernant le maintien de l’ordre, le spécialiste juge cet argument comme relevant du fantasme, « le temps s’est écoulé et il y a beaucoup moins de risque aujourd’hui que les éléments retrouvés dans ces dossiers soulèvent l’opinion publique et entrainent des manifestations ». Le paradoxe, c’est que dans les années 80 et 90, l’accès à ces documents était plus large, relate le Fabrice Maerten. Selon lui, aucun problème notable de diffusion ou de trouble à l’ordre public n’aurait émergé de cette facilitation d’accès. Aucun fait, donc, ne justifierait la « méfiance et la frilosité » du monde judiciaire.

L’exemple des Pays-Bas

Aux Pays-Bas, les archives de ce type sont facilement accessibles. « Cela n’a pas suscité de remous dans l’opinion publique » insiste l’historien. L’accès aux archives hollandaises pour les familles est protégé par des garde-fous juridiques. Chaque personne qui souhaite consulter un document est obligée de signer une « déclaration de recherche » par laquelle elle s’engage à respecter la vie privée. Fabrice Maerten est clair, « si une personne privée veut avoir accès à des archives, que cela soit de la répression ou de la collaboration, elle va forcément découvrir des noms et donc s’engage à respecter la loi relative à la protection de la vie privée ».

Pour le spécialiste, le seul argument qui pourrait « tenir la route » est budgétaire. Une hausse des demandes de consultations suite à un accès facilité aux archives nécessiterait un recrutement de personnel dans les Archives de l’État et donc, des coûts supplémentaires. « Les Archives de l’État ne sont pas financées à la hauteur du cadre qu’elles représentent et les quelques archivistes ne pourraient pas répondre à toutes les demandes », regrette Fabrice Maerten.

Mis à part les Archives de l’État, d’autres sources indirectes, moins complètes, fournissent des éléments d’information accessibles en libre accès. « Le système qui interdit l’accès direct aux archives judiciaires est donc absurde », conclut Fabrice Maerten.

Anaelle Lucina.

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