La reine Élisabeth, en pleine partie de jeu de palets, sur le S.S. Esperia, en route vers l'Égypte.. © GETTY IMAGES

Élisabeth, l’inoubliable

Hervé Gérard Historien, écrivain, chroniqueur et président du CA de la Foire du Livre.

Qui était la reine Élisabeth, troisième reine des Belges et épouse du roi Albert Ier?

Élisabeth, duchesse en Bavière, naît le 25 juillet 1876 au château de Possenhofen. Le journaliste et écrivain Charles d’Ydewalle dira :  » Une étoile, le jour de sa naissance, dansait au ciel : l’étoile de la surprise. « 

Son père est Charles-Théodore, duc en Bavière, et sa mère, sa seconde épouse, Marie-Josèphe de Bragance, infante de Portugal. C’est dire si la famille est attachée à toutes les grandes dynasties européennes. Ce qui ne l’empêche nullement de vivre une vie simplement bourgeoise et heureuse. Est-ce de son père qu’Élisabeth hérite ce caractère original et indépendant qui est le sien ? On pourrait le croire quand on sait que musicien, romancier et auteur de pièces de théâtre, adorant les écrivains russes, il se dit libéral de gauche et surtout anticlérical, étonnant dans un duché si ultracatholique. En 1870, il est forcé de participer à la guerre que la Prusse mène contre la France. Mais il abandonne ensuite sa carrière d’officier pour entamer des études de médecine.

La reine Élisabeth de Belgique, née duchesse en Bavière.
La reine Élisabeth de Belgique, née duchesse en Bavière.© GETTY IMAGES

LA BELLE ÉPOQUE

Il a 31 ans et vient de perdre sa première épouse, Sophie de Saxe. Son diplôme en main, ses talents de chirurgien-oculiste lui valent une réputation largement méritée. Élisabeth l’assiste comme infirmière dans ses opérations, comme elle le fera plus tard pendant la Première Guerre mondiale. Elle suivra aussi les traces de son père sur le chemin de la musique, qu’elle adorera au point qu’un important concours musical international porte encore son nom aujourd’hui.

En 1889, quand son cousin germain Rodolphe de Hasbourg se suicide à Mayerling avec sa maîtresse Marie Vetsera, Élisabeth de Wittelsbach a 13 ans. Pendant que la jeune princesse reçoit toutes les ficelles de cette si belle éducation que désirent lui transmettre ses parents, Albert, à Bruxelles, héritier du trône de Belgique, fils du comte et de la comtesse de Flandre, écoute attentivement les leçons de ses deux principaux précepteurs, messieurs Sigogne et Godefroid, et apprend les sciences militaires avec les majors Jungbluth et de Grunne.

C’est en 1897 que se rencontrent pour la première fois Albert et Élisabeth. Dès cet instant, ils sauront qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Leur mariage fut célébré à Munich le 20 octobre 1900 au son de l’ Ave Verum de Mozart et du Te Deum de Franz Lachner.

LE STAR-SYSTÈME

Lors de l’arrivée de la jeune princesse en Belgique, les autorités craignent le pire. Le journal Le Peuple, organe du Parti ouvrier belge, a invité ses lecteurs à se masser sur le parcours du cortège princier pour manifester en faveur de l’amnistie et du suffrage universel. Pourtant le couple princier est accueilli dès son arrivée à Liège dans la liesse populaire. Un journaliste notera : « Les drapeaux, les bannières, les mouchoirs, les sabres, les fusils, les chapeaux se lèvent, comme mus par un seul ressort. À Bruxelles, quelques gardes civiques resquilleurs s’étaient glissés dans les rangs des détachements chargés de rendre les honneurs au couple princier. »

En 1897, Élisabeth rencontre pour la première fois Albert, futur roi de Belgique.
En 1897, Élisabeth rencontre pour la première fois Albert, futur roi de Belgique.© GETTY IMAGES

Après avoir été les hôtes du comte et de la comtesse de Flandre, Albert et Élisabeth élisent domicile dans l’ancien hôtel particulier de Frère-Orban, rue de la Science, qui abrite aujourd’hui le Conseil d’État. C’est ici que naissent, en 1901, le prince Léopold, futur roi des Belges, et le prince Charles qui deviendra, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, régent du royaume. La princesse Marie-José, future reine d’Italie par mariage, verra le jour le 4 août 1906 à la villa Osterrieth à Ostende.

Entre-temps, le 21 juillet 1905, à l’occasion du septante-cinquième anniversaire de la Belgique, Élisabeth sert la main des derniers survivants des combats de 1830 et assiste à l’inauguration des arcades définitives du Cinquantenaire, financées secrètement par la cassette royale de Léopold II. Voulant cacher cette générosité, le souverain remercie chaleureusement des donateurs imaginaires. Albert a fait le voyage du Congo, que son oncle a été obligé de donner par testament à la Belgique, alors qu’il en était jusqu’alors le souverain, le Congo étant un État indépendant.

La popularité d’Albert et Élisabeth est à son apogée alors même que la guerre qui immortalisera leur image semble encore bien lointaine. Dans son livre, Élisabeth, reine des Belges, l’écrivaine Berthe Delépinne nous le rappelle : « On vendait sur les boulevards des statuettes en biscuit représentant les princes, des broderies, des napperons aux couleurs nationales, des cartes postales sur lesquelles on voyait la princesse donnant à Léopold, son fils, ses premières leçons de violon. On ajoutait aux prénoms des enfants celui d’Albert et Élisabeth. »

Déjà lorsque ses obligations officielles lui en laissent le loisir, Élisabeth aime s’entourer d’hommes de lettres et d’artistes. Le grand historien Henri Pirenne lui raconte l’histoire de Belgique. Elle ne se lasse pas d’entendre de sa bouche les vers d’Émile Verhaeren qui chantent avec tant de fougue sa Flandre natale. Chez Eugène Laermans, elle admire le réalisme avec lequel il peint la vie quotidienne des gens ordinaires. Jamais elle ne manque le vernissage d’une grande exposition.

LES PREMIERS PAS D’UNE REINE

Élisabeth, dont le charme et l’érudition ont conquis tous les coeurs, devient la troisième reine des Belges dans la grisaille du mois de décembre 1909, alors que Léopold II vient de rendre son dernier soupir. Ce ciel bas contraste fort avec l’enthousiasme des foules qui l’acclament avec le roi Albert.

Gérer l’héritage de Léopold II, surnommé à raison le Géant, n’est pas une sinécure. Il y a certes cette lointaine colonie, mais aussi les revendications du Parti ouvrier belge et du mouvement flamand qui prennent de l’ampleur. Enfin, il faut appliquer dare-dare la réforme de l’armée et de son système de conscription, puisque le roi défunt a signé sur son lit de mort la mise en place du service général obligatoire. Celui-ci doit remplacer le tirage au sort qui donne lieu à de multiples abus, les bons numéros faisant l’objet d’échanges mercantiles favorisant les classes aisées qui échappent ainsi aux obligations militaires.

En avril 1910, au Solbosch, l’endroit où seront construits plus tard les premiers auditoires de l’université libre de Bruxelles, le roi et la reine inaugurent l’Exposition universelle de Bruxelles. Pour la circonstance, la Belgique, principale puissance économique du monde, déploie tout ce qu’elle compte comme avancées techniques et nouveautés artistiques dans une ambiance guinguette comme l’apprécient les Belges. Malheureusement, la fête est ternie par un gigantesque incendie qui réduira en cendres une bonne partie des pavillons. Seul subsiste aujourd’hui, au bord de l’avenue Franklin Roosevelt, le bâtiment occupé par l’ambassade des Émirats arabes unis (il est par ailleurs bien présent dans un roman de la regrettée Jacqueline Harpman, Le bonheur dans le crime).

Fiançailles d'Élisabeth et Albert.
Fiançailles d’Élisabeth et Albert.© GETTY IMAGES

Certains courtisans, qui veulent se donner de l’importance, déconseillent aux souverains de se rendre au salon d’Art wallon à Charleroi. Dans le texte : « Parcourir cette ville brûlante de socialisme et d’émeutes. » Pourtant Jules Destrée, le grand homme politique, notera dans ses carnets : « Le roi est venu avec la reine, tout simplement, sans garde ni police avec une tranquille simplicité. La foule qui était, ce jour-là, très dense et très ardente répondit à sa manière à cette simplicité. Elle acclama avec enthousiasme ce couple qui lui souriait et qui marchait au milieu d’elle. » C’est oublier aussi que le roi et la reine fréquentent Émile Vandervelde qui préside à l’époque à la Deuxième Internationale et dont le couple royal apprécie la grande érudition. Albert Ier aime en outre rendre visite à Camille Huysmans dont la longévité parlementaire sera étonnante et qui, avec son tempérament de feu, laisse échapper des colères devant son royal visiteur.

LA GUERRE IMMINENTE

Si les années folles s’écoulent dans l’insouciance et la frivolité chez nous, dans les Balkans, on se bat, sans trop savoir ni contre qui ni pourquoi, si ce n’est que plane au-dessus de ces montagnes souvent peu accessibles, l’ombre des empires ottomans et austro-hongrois qui s’y font une guerre par procuration. Auxquels il faut ajouter l’empire russe, historiquement proche des Serbes par la religion et l’écriture cyrillique. Cet âpre conflit vire parfois à la guerre civile – et Dieu sait si l’histoire n’en tirera pas les leçons à la fin du xxe siècle, lors de l’implosion de la Yougoslavie. Il fait de nombreux blessés qu’il faut soigner et opérer sur place. Parmi ces chirurgiens du front, un Belge, le docteur Depage dont nous reparlerons très bientôt. L’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, qui aurait dû succéder un jour à son père sur le trône impérial, est le détonateur, mais non la cause principale du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Certains voient dans cet assassinat la main des services secrets russes. En effet, c’est l’armée du tsar qui est mobilisée la première. Les régiments belges, en pleine réorganisation, se battent farouchement, mètre par mètre. Après la prise des forts de Liège et de Namur, et la retraite d’Anvers, ils s’établissent, sans plus céder un pouce du maigre territoire restant, sur les bords de l’Yser, à l’abri des inondations. Durant quatre longues années, alors que le gouvernement belge se réfugie à Sainte-Adresse, à côté du Havre, Albert et Élisabeth choisissent de partager le sort de leurs soldats et s’installent dans une villa à La Panne.

Élisabeth et son second fils, le prince Charles, en 1903.
Élisabeth et son second fils, le prince Charles, en 1903.© GETTY IMAGES

L’AMBULANCE DE L’OCÉAN

Le roi offre d’emblée au docteur Depage la direction du Service de Santé. Le chirurgien oppose un très net refus à cette proposition :  » Laissez-moi organiser un hôpital où je ferai de la bonne chirurgie. Laissez-moi faire cela avec les ressources que je recueillerai au nom de la Croix-Rouge et sans me soumettre aux exigences tatillonnes et stérilisantes de la bureaucratie militaire. Si je réussis, le Service de Santé m’imitera; mon exemple sera plus efficace que ne pourraient jamais être mes ordres, et si j’échoue, le Service de Santé n’en sera pas affecté. Quant à remplacer Melis, le médecin général de l’armée, par un autre médecin militaire, c’est profondément inutile : le successeur ne sera pas meilleur que le titulaire actuel et celui-ci, au moins, on le connaît… »

Albert Ier et Élisabeth, à Liège, durant la Première Guerre mondiale.
Albert Ier et Élisabeth, à Liège, durant la Première Guerre mondiale.© GETTY IMAGES

On ne peut être plus clair. C’est de cette manière qu’avec l’appui de la reine Élisabeth est créée l’ambulance de l’Océan, ainsi nommée parce que les services de la reine et de ses médecins sont établis dans l’hôtel du même nom.

À quoi ressemble une journée type de la reine à l’hôpital de l’Océan? Le fils du docteur Depage en témoignera : « Elle arrivait à 9 heures. Elle revêtait la blouse, les galoches et le bonnet de toile blanche. Elle assistait Depage, ou l’un de ses adjoints, à faire les pansements du jour ou à pratiquer une opération chirurgicale. L’après-midi ou les matins qu’elle ne passait pas à l’Océan, on la voyait aussi visiter des cantonnements ou quelque réalisation utile, ou encore, dans les villages où continuait à vivre la population, s’intéresser au sort des habitants. Elle devait, plus tard, créer des écoles pour les enfants et prendre dans cette organisation un grand intérêt. »

L'hôtel l'Océan, à La Panne, est utilisé comme hôpital militaire.
L’hôtel l’Océan, à La Panne, est utilisé comme hôpital militaire.© PG

De janvier 1915 à octobre 1918, l’Océan reçoit cinquante-six-mille blessés. Outre les soins qu’elle apporte, la reine Élisabeth guérit moralement Antoine Depage qui vient de perdre sa femme, Marie, dans le torpillage du navire-hôpital, le Lusitania, en 1916.

Le soir, toujours féru d’art et de lettres, le couple accueille, au coin du feu, des musiciens, des écrivains, des poètes qu’ils invitent à les rejoindre depuis Paris ou Londres. Émile Verhaeren, jusqu’à sa mort tragique en gare de Rouen, écrasé par un train, est un familier de l’entourage royal. C’est sans doute sa mauvaise mine qui inspire à la reine cette phrase qu’elle lui lance non sans humour : « Vous ressemblez à Flaubert après une cure d’amaigrissement. »

En 1917, le roi offre à la reine un mouton dont elle se prend d’affection. Le duc de Brabant et son officier d’ordonnance viennent à passer à cheval alors qu’attaché à un piquet, l’animal broute paisiblement les oyats dans les dunes. Peu heureuse de cette visite impromptue, la bête fonce dans les pattes du cheval de l’officier. Dans la confusion, une ruade tue net le pauvre mouton. Tout dépité, l’officier s’en va trouver le roi pour se confondre en excuses. La reine est frappée par le chagrin qui a envahi le visage de l’ordonnance du duc de Brabant. Aussi plus tard, de passage à Florence, elle lui envoie une carte postale représentant un mouton. Elle y rédige une dédicace assortie de trois points d’exclamation. Tout rentre dans l’ordre, lorsqu’Albert offre à sa femme un nouveau mouton, si familier qu’il n’est pas rare de le voir déambuler dans le salon de sa maîtresse.

LA BELGIQUE LIBÉRÉE

La guerre s’éternise. La population est fatiguée de ces vaines offensives meurtrières, de ses fils disparus par la vanité des généraux qui les conduisent à la mort. Albert Ier refuse de sacrifier ses soldats dans ces mises à mort programmées. Des grèves éclatent en Russie notamment – présage de la révolution d’octobre qui portera au pouvoir les bolchéviques – et des mutineries secouent des régiments français. Des soldats sont passés par les armes pour avoir désobéi aux ordres absurdes de leurs offi-ciers. La grippe espagnole achève de décimer les armées. L’Amérique a rejoint le conflit en 1917. Son apport est primordial dans la victoire finale. En septembre 1918, l’offensive décisive libère la Flandre. L’Allemagne demande l’armistice.

Élisabeth se rend à plusieurs reprises en Égypte, où elle est accueillie par le roi Fouad Ier.
Élisabeth se rend à plusieurs reprises en Égypte, où elle est accueillie par le roi Fouad Ier.© PG

Les souverains rentrent à Bruxelles, non sans un arrêt au château de Lophem où, sous la pression des socialistes, est concédé le suffrage universel pur et simple, étendu trente ans plus tard aux femmes. Mais trop impatients de pénétrer dans les villes libérées, Albert et Élisabeth tentent de se glisser incognito dans les cités vidées des troupes ennemies. À Ostende, une vedette affrétée par l’amiral anglais Keyes les dépose au bout de l’estacade qu’ils escaladent par une échelle de fer. Mais ils tombent aussitôt sur des pêcheurs qui les reconnaissent. Et bientôt, toute la cité se retrouve en rue aux côtés de souverains.

Le retour à Bruxelles est triomphal.  » Impossible, écrit Marie-José dans le livre de souvenirs qu’elle consacrera à ses parents, de décrire l’émotion que j’éprouvais à chevaucher dans les rues de Bruxelles. Les acclamations frénétiques étaient accompagnées du pas cadencé des longues colonnes de valeureux soldats de la 6e armée belge qui recevaient leur part de gloire. À la porte de Flandre, une des plus anciennes entrées de la ville, tous les édiles des communes de la capitale, présentés par le bourgmestre Adolphe Max, digne représentant de l’héroïsme civil, nous attendaient. Puis le cortège poursuivit sa route. L’enthousiasme était à son comble. Une marée de mouchoirs blancs, de drapeaux tricolores, de banderoles, s’agitaient aux fenêtres, sur les toits, les réverbères, les arbres, les kiosques… Les hourras nous assourdissaient. On nous lançait de gros bouquets de fleurs. Soudain, pris de panique, mon cheval se cabra; je restai en selle. « Bravo » me cria Léopold. »

1927, Estinnes-au-Val. Élisabeth visite des mineurs blessés après une explosion ayant fait trente-deux morts.
1927, Estinnes-au-Val. Élisabeth visite des mineurs blessés après une explosion ayant fait trente-deux morts.© GERMAINEIMAGE

Le 11 novembre 1918, Élisabeth, qui s’est vouée corps et âme à son peuple d’adoption meurtri, oublie non sans douleur ses origines bavaroises pour panser les plaies de ses nouveaux compatriotes injustement agressés.

DE FABULEUX VOYAGES

Tout aussi incroyable est le voyage qu’entreprennent les souverains belges aux États-Unis en 1919 à l’invitation du Président Woodrow Wilson. Une foule se masse au gré de leurs déplacements. L’écrivain belge Pierre Goemaere, qui suit la reine lors de sa visite aux chutes du Niagara, notera : « À part le casque remplacé par un capuchon de caoutchouc, c’est véritablement un costume de scaphandrier que ce vêtement dont on revêtit les souverains et leur suite. Cet uniforme n’est pas pour flatter notre petite reine. Aussi lûmesnous sur son visage une véritable terreur lorsqu’il lui fallut passer devant les caméras et les photographes embusqués dans tous les coins. En revenant de cette expédition, la reine ressemblait à une abeille mouillée. »

En 1928 s'achève la construction du Palais des Beaux-Arts. Les souverains rêvaient d'un somptueux édifice pour mettre les artistes en valeur.
En 1928 s’achève la construction du Palais des Beaux-Arts. Les souverains rêvaient d’un somptueux édifice pour mettre les artistes en valeur.© PG

Ainsi notre grande souveraine troque-t-elle sa coiffe d’infirmière contre l’habit de globe-trotter qu’elle demeurera toute sa vie. On se souviendra de sa visite à Moscou en pleine guerre froide ou encore son voyage dans la Chine rouge de Mao bien avant la visite que lui fera Richard Nixon, mettant ainsi dans l’embarras la diplomatie belge.

Au lendemain du conflit, une nouvelle ère commence. André Breton, le surréaliste, supplante définitivement Walter Scott et ses épopées médiévales. Matisse, Braque et Picasso donnent à la peinture une nouvelle dimension. Miro, Max Ernst et Salvador Dali, qui se qualifie modestement de génial, dépassent le réalisme en transposant sur la toile les tréfonds de notre subconscient. À toutes ces nouveautés, la reine prête un oeil attentif. Einstein, banni par le régime nazi, est son invité. En 1922, la reine est l’une des premières à visiter la tombe du pharaon Toutankhamon, récemment découverte par Carter. De ses rencontres avec le grand égyptologue belge, le professeur Capart, naît en 1923 la Fondation Égyptologique reine Élisabeth, qui finance de nombreuses missions archéologiques. Dans le sillage de ce qu’elle a accompli à l’hôpital de l’Océan, elle donne son nom à une fondation médicale pour « favoriser le développement de la médecine à Bruxelles, notamment en y créant des laboratoires de recherches où de jeunes médecins désireux de se livrer à l’investigation scientifique seront accueillis et aidés ».

L’ARCHET ET SON CONCOURS

En 1928, sous la conduite de Victor Horta, son architecte, s’achève la construction du Palais des Beaux-Arts (qui deviendra bien plus tard Bozar pour résoudre de cette manière les problèmes de traduction). Il est inauguré le 4 mai de la même année par le roi et la reine. Cette vieille idée d’un temple de la musique remonte à 1913, quand nos souverains ont invité le bourgmestre Adolphe Max à réaliser un somptueux édifice où les artistes belges et étrangers pourraient exposer leurs oeuvres ou donner des concerts.

En juillet 1928, la reine embarque pour le Congo. Sur sa table se trouve un rapport du professeur Nolf dont elle souligne ces phrases : « Un immense changement serait réalisé dans l’état sanitaire du Congo si seulement notre colonie possédait un corps médical aussi nombreux que la Belgique, soit environ un médecin pour mille cinq cents habitants. » Le 8 octobre 1930 paraissent les statuts du Fonds reine Élisabeth d’assistance médicale aux Indigènes. La même année, le 7 septembre, le prince Léopold et sa jeune épouse la princesse Astrid donnent naissance à un futur roi qu’ils prénommèrent Baudouin en hommage, peut-être, aux comtes de Flandre partis en croisades au Moyen Âge.

Début 1940, Laeken. Élisabeth passe en revue les conductrices volontaires de la Croix-Rouge de Belgique.
Début 1940, Laeken. Élisabeth passe en revue les conductrices volontaires de la Croix-Rouge de Belgique.© GERMAINEIMAGE

Un an plus tard, un drame frappe particulièrement la reine : la disparition de son vieux compagnon d’archet, Eugène Isaÿe. Elle assiste à ses funérailles en bonne place et il donne son nom au concours qui, dès 1937, accueille cinquante-six violonistes représentant vingt-trois pays. Bruxelles, en un coup de baguette, devient le rendez-vous incontournable des plus grands virtuoses de la planète, réunissant un jury parmi lequel on compte les membres des plus importantes institutions musicales au monde. Le concours est remporté par David Oistrakh, tandis qu’aucun Belge n’est retenu parmi les douze finalistes. Heureusement que le talent ne se mesure pas à la hauteur de l’éducation. Louis Wilmet, dans le livre qu’il consacre à la reine Élisabeth, parlera du « triomphe insolent des Russes » et de leur ingratitude.  » Quoiqu’ils vissent dans la loge royale la personne à qui ils devaient la mise en vedette de leur talent, ils manifestèrent par leur attitude grossière qu’ils n’entendaient pas rendre hommage ni à leur bienfaitrice ni à la Belgique. Cet incident provoqua dans la population une vive émotion, et beaucoup de Belges regrettèrent hautement que le pays compromît son renom en attirant et en couronnant des étrangers devant lesquels nos musiciens nationaux insuffisamment entraînés, n’avaient d’ailleurs pas fait brillante figure. »

Le violoncelliste et chef d'orchestre espagnol Pablo Casals, accompagné de son épouse et de la reine Élisabeth.
Le violoncelliste et chef d’orchestre espagnol Pablo Casals, accompagné de son épouse et de la reine Élisabeth.© BELGA IMAGE

Le concours porta ensuite le nom de son initiatrice et ravit depuis, chaque année, les mélomanes en se consacrant successivement au violon, au piano, au violoncelle et au chant. Dans la foulée, en 1939, est inaugurée sous l’impulsion de la souveraine, avec la complicité du comte de Launoit, la Chapelle musicale. De nos jours, ces remarquables nouveaux locaux, qui ont été adjoints aux anciens, abritent des dizaines d’élèves venus du monde entier pour parfaire leurs connaissances. On y donne régulièrement des concerts, notamment dans le cadre du festival Much. Durant le concours, elle sert de refuge aux finalistes, qui y apprennent, entre autres répétitions, la partition du concerto imposé. Il est aussi à noter que le comte de Launoit est propriétaire du terrain à Waterloo, qui est situé juste à côté du domaine d’Argenteuil, qui servira un jour de demeure royale.

1963. Élisabeth, entourée de Baudouin et Fabiola, lors du concours international qui porte son nom.
1963. Élisabeth, entourée de Baudouin et Fabiola, lors du concours international qui porte son nom.© GERMAINE IMAGE

VEUVE ET ACTIVE

Le 17 février 1934, une petite voiture sort du palais avec un conducteur incognito : le roi Albert. À ses côtés, le fidèle Van Dyck, son valet. Direction les rives de la Meuse. Au menu, l’escalade d’un rocher dont le roi connaît les moindres failles. La voiture s’arrête à Boninne, à côté de Marche-les-Dames. Albert dit à son valet qu’il sera revenu dans une heure, le temps de se mettre en jambes par cette petite escalade. Mais l’heure est largement dépassée et Van Dyck s’inquiète. Il part à la recherche du roi et ne trouve rien. Il se précipite au village pour y trouver un téléphone et appelle le palais de Laeken. Quelques dignitaires quittent précipitamment Bruxelles. Parmi eux, le baron Jacques de Dixmude, accompagné par Xavier de Grunne et le docteur Nolf. Avec le baron Carton de Wiart, ils mettront de longues heures à retrouver le corps du roi, suspendu à une corde, inerte.

Cinq jours plus tard, sous un crachin glacial, ont lieu les funérailles du roi chevalier en présence de nombreuses délégations étrangères, dont le maréchal Pétain. Il faut plusieurs années à la reine pour se remettre du décès du roi. Elle réapparaît en public pour la première fois en 1936 à l’occasion de l’inauguration d’un sanatorium à Klemskerke. Elle s’adonne également à l’une de ses autres passions, l’ornithologie. À cette in, en compagnie de Ludwig Koch, un éminent savant anglais, elle étudie le chant et les moeurs des oiseaux du parc de Laeken, dont il existe par ailleurs un enregistrement.

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, la reine enfile un tailleur noir avec le brassard de la Croix-Rouge. Comme en 14-18, dédaigneuse des bombardements, elle réconforte les blessés. Une ambulance est créée provisoirement au château de Laeken et La Panne, comme 25 ans auparavant, accueille un hôpital de 300 lits.

De retour à Laeken, dont les murs sont gardés par le colonel Kiewitz, elle s’efforce de protéger les Juifs persécutés. Le professeur Nolf déclarera à ce sujet :  » Nombreux sont les Juifs qui ont eu le bonheur d’être aujourd’hui en Israël grâce à la protection de la reine. « 

Le conflit terminé, elle assiste impuissante aux déchirements du pays autour de son fils, le roi Léopold III, lors de la Question royale. Elle est au château de Wynendaele lors de l’entretien dramatique du 25 mai 1940, qui consacre définitivement le divorce entre son fils, le roi Léopold III, et ses ministres.

Le 29 mai 1940, elle écrit au président du Conseil, Paul Reynaud, une lettre que l’auteur de ces lignes a personnellement retrouvée dans les archives royales (1). Dans une allocution radiodiffusée, le président du Conseil avait vilipendé avec rage l’attitude de Léopold III, qui avait préféré l’abdication au sacrifice inutile de ses hommes. Dans sa lettre, Élisabeth, mère soucieuse de défendre la réputation et les choix de son fils, remet les choses à leur place.

La suite et la fin de son existence se déroulent autour de ses passions de toujours – les sciences, les arts et la musique – au château du Stuyvenberg, dont l’écrivaine Berthe Delépinne nous décrit ainsi l’intérieur :  » Beaucoup de livres, des fleurs, un piano, un violon, des partitions musicales, un portrait de Beethoven, des bustes que la reine a sculptés et deux grands chiens bergers qui la suivent pas à pas, l’accompagnent dans ses promenades et pleurent comme des enfants lorsqu’elle s’en va. « 

Élisabeth meurt par une triste journée dont le mois de novembre a le secret. Muette, la Belgique apprend sa mort le 23 novembre 1965. Et tout comme ils le feront plus tard pour le roi Baudouin, les Belges sont des dizaines de milliers à s’incliner devant sa dépouille, exposée au palais de Bruxelles.

(1) NDLR : en effet, Hervé Gérard a eu l’honneur, par l’intermédiaire de la reine Fabiola – rencontrée lors de sa visite de l’exposition qu’il a coordonnée au Musée royal de l’armée, mettant en évidence le rôle de nos reines dans l’histoire de la dynastie belge, en 1982 – de recevoir en prêt des pièces très rares qui n’étaient jamais sorties des collections royales.

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