Stromae, digne représentant de «la Belgique décomplexée», titrait déjà en Une le magazine Focus en 2013. © PhotoNews

En 40 ans, la belgitude a gardé son esprit décalé

De la new beat à l’électro-pop de Stromae, de C’est arrivé près de chez vous à La Trêve, la culture belge a su évoluer et innover tout en conservant son esprit libre et décalé. Retour sur 40 ans de belgitude.

Le contexte

1983-2023 : cette année, Le Vif (qui ne s’appellera désormais plus Le Vif/L’Express) fête ses 40 ans. Pour marquer le coup, le magazine a décidé de faire ce qu’il a toujours fait de mieux : décoder la société belge. Comment a-t-elle évolué, ces quatre dernières décennies ? Réponses dans notre numéro spécial.

A l’ombre d’une impressionnante bibliothèque aux effluves de cigarette, à la table du restaurant d’un Grec surexcité ou à l’autre bout d’un fil téléphonique coupé par un réseau bancal, le contexte de nos rencontres est pleinement empreint de belgitude. Qu’importe, tant que l’historienne Jacqueline Aubenas, l’autrice Thilde Barboni et Frédéric Waseige, batteur et ex-footballeur, puissent livrer leur perception de l’évolution de la culture belge.

Votre définition de la belgitude a-t-elle changé en 40 ans?

Thilde Barboni: Dans les années 1980, l’accent fut clairement mis sur la belgitude, notamment par Pierre Mertens. L’écrivain en parlait beaucoup et en faisait presque une revendication. Sans Internet ni réseaux sociaux, la culture était plus égocentrée. En 2023, elle est toujours authentique, mais beaucoup plus reconnue: Arno, Angèle, Virginie Efira… beaucoup d’artistes ont fait leur trou à l’étranger. Le concept de belgitude s’est donc détendu, ce n’est plus une lutte à mener pour exister.

Frédéric Waseige: Le symbole ultime de la belgitude est, selon moi, le groupe TC Matic. Alors que les boîtes de nuit les plus populaires du pays inventaient la new beat, dont l’influence est encore prégnante chez certains des plus grands rappeurs américains, ses membres ont produit un rock unique. Ils n’avaient aucun code, ils les créaient, avec leur propre identité. J’ai vu leur chanteur, Arno, tracer sa route en plein Paris alors que Béatrice Dalle l’appelait pour le rejoindre sur un tournage. Le reste, il n’en avait rien à foutre. Ça m’a permis de comprendre que je ne devais pas forcément être comme les autres.

Telex aussi a décomplexé beaucoup de monde. Rire d’eux-mêmes et de l’establishment de la musique comme ils l’ont fait est très belge. Quand tu participes à l’Eurovision en chantant «Eu-ro-vi-sion «de façon si niaise, c’est tellement nul que ça ne peut être qu’une caricature du concours. Ils auraient pu vendre 300 000 albums et vivre trois ans là-dessus, mais ils ont préféré faire ça. C’est un héritage que l’on a conservé. On ne se travestit pas pour gagner ou pour réussir commercialement.

Paris est devenue la propriété presque exclusive des Belges. Nous ne sommes plus vus comme des cousins de province.

Jacqueline Aubenas: Cela n’empêche pas la Belgique d’être aujourd’hui dans une phase ascendante culturellement, tant dans le cinéma que dans le théâtre, les arts plastiques, la radio, la télévision. Paris est devenue la propriété presque exclusive des Belges. Il y a eu un renversement de situation: nous ne sommes plus vus comme des cousins de province, mais comme les maîtres d’un renouveau chorégraphique et théâtral.

Comment expliquer cette réussite plutôt récente à l’international?

J.A.: Ce n’est pas une mode, plutôt la réalité d’un talent qui se développe. En culture comme en philosophie ou d’autres disciplines, il existe une sorte de jeu circulaire: brusquement, des pointes de créativité investissent un espace puis un autre. Paris a été formidable du temps d’Hemingway, aujourd’hui c’est à Londres ou New York que ça se passe, alors que Berlin est devenue la capitale de la nuit. Pourquoi y a-t-il eu, en si peu de temps, Magritte, Ensor et consorts puis, aujourd’hui, une certaine latence en arts plastiques tandis que le théâtre, la chorégraphie et l’opéra sont formidables? C’est une question de moment, et actuellement, je trouve que la Belgique fonctionne très très fort.

T.B.: L’histoire des séries télévisées belges est particulièrement parlante. Dans les années 1980, il n’y avait rien du tout. Sont ensuite apparus les Dardenne, et c’est tout. Aujourd’hui, il y en a pour tous les goûts: La Trêve, Unité 42, Des gens bien… C’est une très bonne nouvelle. Cela signifie peut-être que, s’il existe moins de possibilités pour les comédiens dans le cinéma, un transfert s’effectue vers les séries.

Peut-on parler d’un héritage de l’émission Strip Tease dans la culture belge?

J.A.: Oui! Avec des portraits joyeux, ironiques et amusants de personnalités hors norme. De temps en temps, Strip-tease abusait, malheureusement, de ses sujets. Cela finissait par jouer contre l’émission, les concepteurs ne se rendaient pas compte qu’ils devenaient leur propre guignol. Mais son originalité résidait dans cette espèce de désinvolture faussement naïve et profondément humaine qui était très intéressante.

Kevin De Bruyne qui lance « Je m’en bats les couilles » devant les supporters sur la Grand-Place de Bruxelles, « c’est exactement ça, le punk belge. »
Kevin De Bruyne qui lance « Je m’en bats les couilles » devant les supporters sur la Grand-Place de Bruxelles, « c’est ça, le punk belge. » © getty images

F.W.: Le surréalisme belge survit! Il apparaît par petites touches à droite et à gauche. L’esprit rock’n’roll des Belges, c’est, par exemple, Luc Dardenne, devant le public snob de Cannes, qui dédie son Prix spécial du jury à ce boulanger en grève de la faim parce que son apprenti, guinéen, était menacé d’expulsion. C’est aussi Eden Hazard qui mange un hamburger à la mi-temps d’un match ou Kevin De Bruyne qui lance «Je m’en bats les couilles ». C’est exactement ça, le punk belge.

J.A.: Pour ma part, je regrette la mort de Rémy Belvaux, un homme remarquable à l’ironie et l’esprit formidables. Avec Poelvoorde et Tavier (NDLR: coscénaristes de C’est arrivé près de chez vous, avec aussi André Bonzel), c’était une bande de joyeux lurons plein de talent. Felix van Groeningen perpétue cet esprit. Bouli Lanners, aussi, est resté profondément belge: nous le sentons, nous le savons, nous le flairons. C’est une très grande liberté et une drôlerie intelligente, pas des blagues ni un esprit de chansonnier ou de chroniqueur de télé. Ça amuse, désigne et définit.

Je retrouve moins cela chez Joachim Lafosse ou Dominique Deruddere, qui sont plutôt entrés dans un cinéma glorieusement classique et commercial. Le courant belge de l’essai cinématographique existe toujours grâce à Eric Pauwels, Olivier Smolders ou Claudio Pazienza. Mais pour le moment, s’il existe de très bons films conventionnels, attendus et honorables, je ne vois pas de cinéaste qui bouleverse le jeu et l’échiquier. Je suis contente de voir la Belgique se mettre dans une situation cinéma-tographique exportable et internationale. J’espère aussi qu’elle conservera ce qui fait son ADN.

L’ADN belge, c’est notamment la bande dessinée, qui a récemment connu une émergence des autrices avec Emilie Gleason, Tiffanie Vande Ghinste ou Clara Lodewick.

T.B.: C’est la grande évolution: le secteur s’ouvre enfin aux femmes! Cela se fait un peu à rebours des évolutions de la société puisque le monde de la BD est longtemps resté très, très masculin. Puis il y a eu l’arrivée du roman graphique et le succès d’autrices – françaises – comme Catel Muller ou Catherine Meurisse. Les jeunes filles ont alors commencé à s’intéresser au 9e art et y ont apporté un regard neuf et d’autres thèmes.

Et l’esprit belge, là-dedans?

T.B.: L’âge d’or de la BD franco-belge est révolu. A vrai dire, j’ai même un peu peur que notre bande dessinée perde son ADN, notamment depuis que Sergio Honorez, ancien membre des Snuls qui symbolisait parfaitement l’esprit belge, n’est plus directeur éditorial des Editions Dupuis. Avec l’émergence des mangas et des comics et le déplacement de l’activité économique vers Paris, beaucoup d’auteurs belges ont du mal à placer leurs œuvres. Ils se heurtent à des preneurs de décision très «français» et difficiles à convaincre.

Est-il plus difficile d’être un jeune artiste aujourd’hui qu’il y a quarante ans?

T.B.: Oui. Ce n’est probablement pas propre à la Belgique, mais il ne suffit pas toujours d’être doué. S’ils n’avaient pas un autre métier à côté, beaucoup de talents ne pourraient pas s’en sortir. En 1980-1990, je trouve qu’on donnait beaucoup plus leur chance aux jeunes auteurs, notamment au théâtre. Il existait un vent de créativité, une prise de risque, peut-être liés à une certaine insouciance, mais qui étaient appréciés. Je me souviens de pièces audacieuses du mouvement du Jeune Théâtre emmené par Philippe Sireuil, Patrick Roegiers, Marc Liebens… A l’heure actuelle, c’est difficile de faire jouer quelque chose quand on est «personne». Il faut une pièce qui fonctionne donc les programmeurs favorisent les classiques ou les œuvres d’Eric-Emmanuel Schmitt et d’autres auteurs qui attirent du monde.

Le concept de belgitude s’est détendu, ce n’est plus une lutte à mener pour exister.

Les artistes ont-ils toujours des choses à dire?

T.B.: Bien sûr, mais comme je le disais, il y a moins de prise de risque… sauf peut-être dans la musique, puisque les interprètes passent directement par les réseaux sociaux, comme Angèle ou Damso. Ils sautent alors l’étape des maquettes, ce qui est impossible en BD ou en littérature. Dans ce dernier secteur, la diffusion est particulièrement compliquée et ne s’est pas améliorée par rapport aux années 1980. Si je prends l’exemple de mon dernier roman, publié en Belgique chez Academia, un travail d’édition formidable a eu lieu, mais la diffusion n’est pas bonne: peu de librairies proposent le livre, il faut surtout le commander, mais les gens ne le font pas s’ils ne sont pas au courant que l’œuvre existe. C’est pourquoi de nombreux auteurs se tournent vers la France pour être distribués à la fois ici et là-bas.

Angèle et Damso, deux artistes belges, deux univers, un même succès à l’international. Leur duo Démons a été certifié single de diamant en France.
Angèle et Damso, deux artistes belges, deux univers, un même succès à l’international. Leur duo Démons a été certifié single de diamant en France. © getty images

En quarante ans, la Belgique a fait du chemin en professionnalisant ses structures et en structurant son financement pour soutenir ses talents…

J.A.: Au cinéma, l’introduction du tax shelter fut extraordinairement fructueuse, au même titre que la mise en place de maisons de production, qui n’étaient dès lors plus attachées, comme par le passé, aux cinéastes. Désormais, les producteurs sortent du pays, ce ne sont plus des bricoleurs qui aident un copain à réaliser un film. Le problème, maintenant, ce sont les goulots d’étranglement. Il y a celui de la production, puisqu’il faut jouer des coudes pour obtenir l’argent qui permet de créer. Puis celui de la diffusion, puisqu’il faut qu’une œuvre soit vue pour qu’elle existe et que l’encombrement des écrans éjecte certains films de l’affiche au bout d’une semaine. Pour la première fois, le cinéma belge devra se réinventer. Mais j’ai confiance.

Nafissatou Thiam et Remco Evenepoel inarrêtables ; Red Lions et Red Panthers sur le toit du monde ; les Diables Rouges proches d’atteindre une finale de Mondial en 2018… Les dernières années ont été marquées par d’extraordinaires performances sportives. Certains attribuent ces succès à l’autonomie des Régions en matière de politique sportive. Quelles sont les autres raisons?

F.W.: La professionnalisation de la formation a certainement joué un rôle, mais il faut avant tout un peu de hasard pour qu’autant d’excellents sportifs se retrouvent en même temps dans le même petit pays. Ce statut de «petit» a aussi des avantages: au foot, quand on a si peu de moyens, il est pratiquement impossible de garder ses meilleurs joueurs, qui s’en vont poursuivre leur formation en France ou en Angleterre. Ils vont chercher le niveau mondial ailleurs et cela rejaillit sur le pays. Maintenant, l’histoire a démontré que la Belgique sportive a souvent été capable de coups d’éclat. On a toujours eu des sportifs parmi les plus grands: Eddy Merckx, Jacky Ickx, Justine Henin… Au niveau collectif, on pense souvent à l’exploit du Mondial 1986, réalisé dans le plus pur esprit belge, libre et frondeur. Mais il nous manque encore ce petit truc pour faire la différence. Contrairement, par exemple, à certains sportifs sud-américains qui ont connu l’extrême pauvreté et la nécessité de se battre pour s’en sortir, on n’a pas cette culture du «mort de faim», on reste, dans l’ensemble, un petit pays de cocagne. Sur le terrain, c’est ce qui explique que les Diables Rouges soient restés une équipe de démonstration et pas de compétition, contrairement à la France qui a remporté le Mondial 2018 sans enchanter personne. L’exception collective, c’est le hockey. Peut-être que toutes les étoiles se sont alignées aux bons moments, mais il y a aussi eu une philosophie du jeu au-dessus du lot et un entraîneur de très très haut niveau.

Le casting

Thilde Barboni

Autrice de romans, de bandes dessinées, de pièces de théâtre et d’œuvres radiophoniques.

Frédéric Waseige

Ancien footballeur professionnel devenu journaliste sportif et batteur dans un groupe rock.

Jacqueline Aubenas

Historienne et analyste du cinéma, membre du Centre de l’audiovisuel à Bruxelles (CBA).

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