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Yolande Moreau: « Si la politique était ce qu’elle doit être, on ferait des lois pour s’occuper des êtres humains »

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Elle dirige une communauté Emmaüs dans I Feel Good, le nouveau film du tandem Kervern-Delépine. La comédienne belge s’est mise au vert mais garde un regard lucide sur l’époque et ses dérives, la société injuste, l’avenir incertain mais aussi les raisons d’espérer.

Dans votre nouveau film, I Feel Good, vous jouez quelque chose de plus difficile qu’il n’y paraît : l’altruisme, la bienveillance…

C’est un film à la fois rageur et joyeux. Il fustige la société du profit, sans donner de leçon de morale. Je n’aime pas les discours des donneurs de leçon ! Mais au-delà de son aspect socialement très critique, le film ose être joyeux, ose parier sur des alternatives, sur des utopies en partie déjà réalisées. On en sort avec le sourire.

Dans Louise-Michel, des mêmes réalisateurs, vous vouliez trucider votre patron…

Oui, là, c’était plus rageur (rires) ! Mais j’aime bien les deux ! On peut vouloir changer les choses mais le faire dans la joie plutôt que dans la haine. La musique de Mouss et Hakim, les anciens du groupe Zelda, fait beaucoup pour ça aussi.

Dans l’univers de la communauté Emmaüs que vous dirigez dans le film, on utilise beaucoup le recyclage, on ne gaspille pas.

Ça aussi, j’aime beaucoup ! La récup, on travaillait déjà avec ça chez Deschamps, chez les Deschiens. On faisait des choses à partir de quasi rien.

On peut vouloir changer les choses mais le faire dans la joie plutôt que dans la haine

I Feel Good est un film politique ?

Il l’est, au plus beau sens du mot ! Si la politique était ce qu’elle doit être, on ferait des lois pour s’occuper des êtres humains, pour remettre l’humain au centre. Le film n’est ni de gauche ni de droite. Mais on s’est quand même pris une fameuse déconfiture, avec la gauche ! Et le discours de droite est très ambiant, très dominant. Il applaudit ceux qui gagnent, ceux qui sont beaux, ceux qui sont riches. Et les enfants de 7 ans veulent des vêtements de marque… Ça va, quoi ! Je trouve ça effrayant. Il y a tout de même d’autres possibilités. Faut faire confiance à l’humain.

Les initiatives allant dans ce sens trouvent difficilement des relais politiques, non ?

Oui. Mais il y a de plus en plus d’associations qui font un boulot fantastique. Des anciennes, comme Emmaüs que j’ai toujours connu, mais aussi des nouvelles. La communauté Emmaüs de Pau, où on a tourné le film, est très grande. Elle accueille des gens de partout. Des gens de toutes sortes, certains avec des parcours qui marquent encore leur visage, leur chair. Ils retrouvent une dignité dans cette forme de vie où on recycle, où on produit soi-même son miel, ses légumes, où on élève ses cochons, où on fait son propre boudin. La dimension écologique est grande. Ils sont presque autosuffisants. On a rêvé de ça. Et ils ne sont pas tristes !

La joie, la musique, le sens de la fête sont présents dans les nouveaux mouvements alternatifs alors qu’ils ne l’étaient pas chez les révolutionnaires trotskystes ou maoïstes de Mai 68…

C’est déjà ça qui m’embêtait chez eux à l’époque ! Ils étaient tout sérieux, l’art n’avait pas sa place dans leurs mouvements. Ils ne m’inspiraient pas trop, en fait (rire). Plus tard, j’ai eu des copains très engagés. Mais à l’époque, les purs et durs, c’étaient pas des marrants !

« Avec les Deschiens, on travaillait déjà avec la récup. On faisait des choses à partir de quasi rien. »© hatim kaghat

Vous avez cru à la gauche au gouvernement ?

J’avais beaucoup d’espoir en 1981, quand Mitterrand est devenu président. J’ai dû déchanter, comme plein d’autres.

Le sentiment antipolitique qui monte vous fait-il peur ? Ce sont des déçus, se sentant laissés-pour-compte, qui ont porté Donald Trump à la Maison-Blanche…

Oui, ça me fait peur. En France, ajoutez au tableau les déçus de Macron. Je n’y ai jamais beaucoup cru, mais j’espérais qu’il réussisse. Parce que, là, ce qui monte, c’est l’extrême droite, le populisme. Ceux qu’on laisse tout le temps de côté, il est inévitable qu’ils expriment leur frustration, leur rejet. C’est tout de même angoissant. Vous parlez de Trump. Il veut rendre l’Amérique  » great again  » mais comment ? En faisant cette guerre économique qui ne ressemble à rien mais qui est dangereuse. Et il n’est pas le seul type dangereux sur la planète, loin de là ! S’il n’y avait que lui (rire)

Avez-vous des antidotes personnels pour affronter ce climat anxiogène ?

Un antidote ? Je ne sais pas… Mon antidote à moi, c’est la campagne, ma passion pour le jardin, avec ce que je peux en faire car la terre est basse (rire). J’aime ça, de plus en plus, en vieillissant. La nature, mes petites guerres perso qui sont comme le colibri qui ramasse un peu d’eau pour éteindre un feu. Mes petites graines, que je plante dans mon coin, c’est trois fois rien mais c’est déjà quelque chose…

Les petits riens dans le genre que célébrait Demain, vous les voyez se fédérer en quelque chose d’important ?

Nous ne sommes pas propriétaires de la Terre sur laquelle nous vivons. Il faut la respecter. Je crois que ces idées gagnent du terrain. Je crois surtout à la jeunesse ! Elle est de plus en plus conscientisée. J’ai des petites-filles très engagées. Dont une qui fait son mémoire au Guatemala, sur la place des femmes, à 23 ans. C’est bien !

Le combat féministe, devenu très actif dans la foulée de Mai 68, fut souvent festif et joyeux.

En effet ! Et beaucoup a été gagné, accompli. Et ça continue. Il a fallu encore manifester, à Bruxelles, tout récemment (NDLR : le 9 septembre), pour éviter toute marche arrière des gouvernements sur l’avortement. Souvent, je dis à mes filles et à mes petites-filles  » Battez-vous ! Ce n’est pas fini, hein ! Il y a encore du travail à faire, pour les femmes !  » Par rapport à nos mères, on a plus facile, oui. Mais ce qui a été obtenu n’est pas définitivement acquis. Regardez en matière sociale. On détricote… Il faudra toujours nous battre pour nos droits ! Aujourd’hui encore, les femmes sont moins bien payées que les hommes. Dans mon métier aussi. Et devenir réalisatrice est toujours chose difficile et rare. Voyez la sélection du dernier festival de Cannes (1).

Quel est, dans ce contexte, votre sentiment à l’égard du mouvement #MeToo ?

Je trouve chouette qu’on ose en parler ! Mais que ça tourne à la dénonciation publique et permanente, ça je n’ai pas aimé. Cette nouvelle liberté de parole sur un sujet resté tu est salutaire, mais déjà la formulation  » balance ton porc  » ne me plaît pas du tout ! Il faut la liberté d’expression, mais la délation généralisée, je n’aime pas.

Vous avez dû remarquer que c’est surtout le monde artistique et culturel qui se trouve visé, alors qu’il y a des abuseurs et des harceleurs dans plein d’autres milieux…

Oui, et c’est dommage ! Mais peut-être fallait-il un début qui frappe, qui fasse du bruit. J’ai compris que ça partait de là. Ça m’a aussi un peu amusée parce que je me suis dit :  » Oh, on ne m’a jamais harcelée, moi ! Putain, merde ! (rires)  » Je rigole, là, j’espère que la parole va se libérer ailleurs aussi !

Ne craignez-vous pas que se développe un nouveau puritanisme, sur les brisées de ce mouvement justifié au départ ?

C’était le sens du mot de Catherine Deneuve (2), et c’était intelligent de le dire, je trouve. Mais il nous faut désormais marcher sur des oeufs quand on parle de toutes ces choses… Le plus important reste qu’une parole s’est libérée ! Il était temps. Et avec ce qui apparaît, on tombe de haut, parfois… Le milieu politique est un peu éclaboussé aussi, maintenant.

Je crois en la jeunesse

Suivez-vous encore la politique en Belgique ?

C’est compliqué, je trouve (soupir). Que c’est compliqué ! Comme je vis en France, je suis mieux ce qui s’y passe. Mais je continue de voter en Belgique. Et comme il y a bientôt des élections, je me suis dit (nouveau soupir) que je sache un peu quoi, là. Le gouvernement, les gouvernements, l’organisation des institutions, rend tout vraiment compliqué…

Votre attachement à la Belgique est intact ?

C’est mon pays ! Mon coeur est toujours très belge. J’ai vécu quarante ans en Belgique, quand même aussi. J’y ai beaucoup d’amis que je n’ai plus assez le temps d’aller voir. Quand je reviens, je vois surtout mes enfants, ma mère. J’ai envie de leur consacrer du temps alors je ne me disperse pas. Mais je souffre de ne pas voir des amis très chers comme Pierre Lambert, Lydia Zaid, des gens auxquels je pense beaucoup.

La transmission est chose importante, pour vous qui avez commencé votre parcours dans le théâtre pour enfants ?

J’étais assez amie avec les gens du Théâtre de la Galafronie ( NDLR : basé à Saint-Josse), qui attachent beaucoup d’importance à la transmission. Je continue moi-même à travailler avec des plus jeunes. Comme le fils de François Morel, que je connais depuis qu’il est tout petit et à qui j’ai demandé de travailler avec moi. Il a 25 ans et c’est très intéressant.

Le sujet de la transmission nous amène à celui de l’avenir. Réussissez-vous à rester optimiste, sous le vent de catastrophisme qui règne ?

Ça fait pas mal d’années déjà, en matière de dérèglement du climat, que le temps presse et que la volonté politique fait défaut. Qu’il n’y ait pas de position plus ferme sur le glyphosate est par exemple consternant ! On se sent d’autant plus impuissant que les lobbys sont, eux, hyperpuissants… Mais je veux croire à la jeunesse, à la remise en question de chacun d’entre nous, à notre capacité de trouver une troisième voie.

(1) Seulement 3 des 21 films en compétition officielle étaient réalisés par une femme.

(2) Dans la tribune du Monde, le 8 janvier dernier, cosignée par 100 femmes et publiée sous le titre « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».

Bio express

1953 : naissance à Bruxelles, le 27 février.

1982 :Sale affaire, du sexe et du crime, son one-woman-show, triomphe au festival du rire de Rochefort.

1989 : rejoint la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff.

2005 : César du meilleur premier film et de la meilleure actrice pour Quand la mer monte.

2009 : Deuxième César de la meilleure actrice pour Séraphine.

2018 : I Feel Good, de Gustave Kervern et Benoît Delépine.

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