Tram à Liège: pourquoi tant de retards ? « Le chantier est extrêmement mal géré »
Les Liégeois sont rares à encore oser parier sur une date de mise en service du tram. Si beaucoup sont convaincus qu’il améliorera la mobilité tout au long de son tracé, d’autres estiment qu’il faudra attendre d’autres investissements pour une évolution plus en profondeur.
Les travaux du tram en cours dans le centre vous permettront d’observer une ville en mutation comme on peut rarement le voir ailleurs!» En vantant récemment les atouts de Liège pour une escapade cet automne, l’asbl Wallonie Belgique Tourisme, à travers sa marque VisitWallonia, a peut-être froissé quelques habitants, y compris parmi les plus contemplatifs. Voilà en effet bien longtemps qu’en bord de Meuse, le chantier du futur tram n’est plus une attraction mais un embarras de tous les instants, une puissante entrave à la mobilité, voire un danger persistant. Sans parler du trou béant qu’il provoque dans le portefeuille des commerçants.
Malgré ce chaos intégral, personne n’ose imaginer que le tram ne verra pas le jour. «Je le prétends parfois, en rigolant, si je puis dire, lance Valérie Saretto, secrétaire générale de l’UCM Liège. Mais je ne crois pas une seconde à ce scénario. En revanche, comme chez beaucoup de Liégeois, l’excitation de départ a fait place, chez moi, à la tristesse.» Devant les reports successifs de l’ouverture de la ligne, beaucoup d’acteurs liégeois bottent désormais en touche lorsqu’il s’agit de «parier» sur la date de mise en service du futur outil. En effet, à voir l’état d’avancement de plusieurs tronçons, peu ou pas encore entamés, et l’abandon de la logique de phasage des travaux, le doute reste de mise sur un départ prévu, cette fois, au printemps 2024. «On m’a demandé de donner des autorisations pour ouvrir l’ensemble des voiries, indique le bourgmestre, Willy Demeyer (PS). J’ai bien senti qu’il s’agissait d’une demande impérative à laquelle je devais accéder si je ne voulais pas mettre en péril le chantier lui-même.»
Chasse aux coupables
Dans ce contexte, quand ils ne fulminent pas, les Liégeois cherchent des coupables. Les autorités communales ont souvent bon dos. Mais n’ont, en réalité, pas grand-chose à dire dans un chantier mené par des entreprises liées à un consortium (Tram’Ardent) et dont le donneur d’ordres est l’Opérateur de transport de Wallonie (OTW). Cette dimension régionale du dossier nourrit précisément l’amertume à l’égard du ministre wallon de la Mobilité, Philippe Henry (Ecolo), accusé régulièrement de manquer de fermeté dans le dossier, et parfois à l’endroit de la Région, critiquée pour avoir opté, en son temps, pour un partenariat public-privé (PPP). «Je joue au maximum mon rôle de facilitateur face aux difficultés, se défend Philippe Henry. J’interroge les uns et les autres, mais je ne peux pas effectuer les travaux à la place du prestataire, qui a visiblement mal préparé le chantier en prenant beaucoup de retard dans ce qu’on appelle les « plans d’exécution ». Dire que le consortium ne fait face à aucune contrainte est faux puisque les engagements conclus avec lui prévoient que le pouvoir public ne rembourse qu’à partir de la mise en service de l’outil et jusqu’en 2050, quoi qu’il arrive. Autrement dit, actuellement, il perd chaque mois de l’argent.»
Les difficultés actuelles auront-elles des conséquences durables? Se pourrait-il, par exemple, que l’image du tram pâtisse du chantier et de ses errements? Ou que les perturbations étant ce qu’elles sont, il soit inauguré dans un paysage commercial devenu moribond? «Le chantier est extrêmement mal géré, affirme François Schreuer, conseiller communal (Vega) et coordinateur de l’asbl Urbagora. Cependant, j’en suis convaincu, le tram suscitera rapidement l’enthousiasme. Dans toutes les villes françaises où il est apparu ces vingt dernières années, c’est ce qu’on a pu constater.»
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Guénaël Devillet, directeur du Service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée (Segefa) à l’ULiège, est du même avis: «La fonction commerciale se modifiera inévitablement. Des commerces, peut-être plus dynamiques, verront le jour et d’autres disparaîtront. A l’échelle d’une ville, ce n’est pas problématique. Cela le devient à une échelle plus individuelle, pour des commerçants que l’on connaît, par exemple.»
Une seule ligne suffira-t-elle?
Dans quelle mesure le tram améliorera-t-il la mobilité liégeoise? A l’origine du projet, l’ambition n’était pas mince puisqu’il était question qu’il la modifie en profondeur. Sur le tracé qui est le sien, entre Sclessin, Coronmeuse et Bressoux, le projet semble à la hauteur des espoirs: une rame s’élancera toutes les 4 minutes 30 aux heures de pointe, transportera jusqu’à 320 personnes et circulera à une vitesse commerciale de 19 km/h. Soit, pour chacun de ces paramètres, des «standards» bien supérieurs à ceux des bus qui s’entassaient, avant le chantier, sur cet axe liégeois hypersaturé.
Si l’amélioration ne fait aucun doute, le tram ne risque-t-il pas, malgré tout, d’être à son tour rapidement saturé? Certains, comme François Schreuer, en sont convaincus: «Mes hypothèses sur l’augmentation du nombre de voyageurs me semblent tout à fait réalistes. D’ailleurs, le gouvernement wallon fait un peu les mêmes dans sa vision Fast lorsqu’il prévoit un triplement de l’usage du transport public dans les années à venir dans des villes comme Liège.» Selon le conseiller communal, la future organisation des transports en commun, à travers le Plan urbain de mobilité (PUM), concourra à cette saturation de la ligne de tram puisqu’elle fera de celle-ci l’axe central du réseau: une série de lignes de bus y seront «connectées» avec l’apport de flux de voyageurs par chacune d’elles.
«A l’heure actuelle, c’est surtout le réseau de bus qui sature sur cet axe, avec des véhicules qui avancent pare-chocs contre pare-chocs, rétorque Philippe Henry. Si l’on constate d’aventure que la ligne est saturée, on pourra ajouter des rames et augmenter les cadences, même si on est déjà sur des standards très élevés.»
Dans des quartiers plus éloignés de cet axe, dont ceux situés sur la rive droite de la Meuse, on aimerait savoir si la mobilité subira le même genre de saut qualitatif. Dès 2025, le TEC a prévu d’ajouter quatre lignes de bus à haut niveau de service (BHNS) à celle de tram. «Un moyen de transport juste en dessous du tram qui permet d’augmenter la vitesse commerciale et le nombre de voyageurs transportés tout en étant moins coûteux», précise Philippe Henry.
Une de ces lignes, entre Ans et Chênée, a déjà fait beaucoup parler d’elle. Et pour cause: plusieurs acteurs liégeois défendent la construction d’une deuxième ligne de tram pour la remplacer. «Une seule ligne de tram ne constitue pas un réseau structurant, argumente Guénaël Devillet. Deuxième ligne ou BHNS, ce qui compte, c’est que les voyageurs puissent se présenter à un arrêt en sachant qu’un véhicule arrivera dans les minutes qui suivent, quoi qu’il arrive. Pour le reste, on ne peut pas non plus être insensible à l’argument budgétaire: le BHNS est tout de même moins coûteux.»
Une deuxième ligne, les pour, les contre
Vu le traumatisme causé par le chantier actuel, certains habitants temporisent également à la perspective de nouveaux travaux: «Je pense qu’il vaut mieux, d’abord, tenter de faire fonctionner la première ligne», affirme Bernard Ghymers, président du comité de quartier Centre-Avroy Saint-Jacques. Pour leur part, les défenseurs d’une deuxième ligne estiment vain de vouloir améliorer significativement la mobilité, dans les quartiers de la rive droite, entre autres, sans construire une autre infrastructure. Notamment parce que le BHNS ne pourra pas circuler en site propre à différents endroits. Ce qui réduira sa vitesse commerciale. «Par ailleurs, avance François Schreuer, mettre là-bas du BHNS, c’est d’emblée taper en dessous des besoins sur toute une portion du tracé. Si l’on veut améliorer la qualité de l’offre et donner la possibilité à certains d’abandonner la voiture, avec des économies à la clé, cette deuxième ligne est nécessaire tout comme un travail de remaillage du réseau.»
D’autres partisans pointent aussi le fait qu’un tel projet est susceptible d’envoyer un excellent signal aux investisseurs. «Cela peut clairement les inciter à s’intéresser à des quartiers qui en ont aujourd’hui bien besoin, défend Sophie Tilman, architecte urbaniste et professeure à la haute école Charlemagne. Malheureusement, sur ce projet comme sur d’autres, on a l’impression qu’à Liège, on manque parfois de capacité décisionnelle.»
Willy Demeyer entend les critiques, défend la solution que représentera le BHNS et, pour le surplus, ne désespère pas d’obtenir mieux pour sa ville dans les années à venir: «Je crois qu’on ne peut quand même pas ignorer que la Wallonie est dans une situation financière délicate. Contentons-nous d’une ligne de tram pour l’instant, tentons de la faire fonctionner au mieux. Et demain, peut-être que d’autres opportunités se dessineront.»
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