© Zeno Graton

Théâtre: Thomas Gunzig, le sale air de la peur

Seul en scène, dans un rôle de père mal grandi, Alexandre Trocki transcende magistralement les souvenirs d’école de Thomas Gunzig, coincé entre viol(ence) et terreur: « Et avec sa queue, il frappe! »

Des élèves collants et sales, dont les doigts poisseux sentent la mandarine ou l’urine, on en a tous en mémoire : leur haleine fétide et leur mine de chien battu, « leurs lunettes épaisses comme des aquariums avec, au fond, deux poissons morts », ont empoisonné nos récrés. Pourtant, à y regarder de plus près, cette espèce-là d’écolier, bien qu’assez agaçante, n’est finalement que de la gnognote à côté d’un autre genre, beaucoup plus toxique : le petit caïd. Thomas Gunzig, gamin, en a visiblement connu deux très beaux spécimens, les dénommés Laurent et Geoffrey, dont le souvenir torturant hante le texte de sa nouvelle création théâtrale, joyeusement intitulée « Et avec sa queue, il frappe! », mise en scène par David Strosberg aux Tanneurs (1).

L’un puait, donc, et l’autre, surtout, menaçait… Sur scène, un homme ordinaire évoque avec fébrilité ces épisodes hautement anxiogènes de son enfance, au moment précis où son propre fils semble pâtir des mêmes tourments. On est à la grille de l’école, cinq minutes avant que la cloche sonne, sous un crachin qui mouille les planches (et le premier rang de spectateurs) pour de vrai : à n’en pas douter, le moment idéal pour imposer au fiston le récit du plan mis jadis en place par le père pour contrer le mal. Sa méthode? Un visionnement frénétique, addictif de films de séries B, par l’entremise de cassettes louées chez le libraire du quartier. Un déferlement de navets cracra, où les méchants finissent par payer le prix fort, où les morts-vivants violent, certes, mais trépassent et pourrissent comme de juste. Catharsis de la peur. La douleur qu’on s’inflige pour mieux supporter celle qu’on subit, ailleurs. Voilà la recette transmise lâchement à un fils sur le point d’être rossé par des condisciples (harcelé, dit-on pudiquement de nos jours), par un père resté pusillanime, malgré ses rodomontades.

Durant presqu’une heure et demie, sensible et intelligent, Alexandre Trocki campe avec une intensité prodigieuse cet homme involontairement drôle et trouillard, qui s’emballe comme un pur-sang aux souvenirs douloureux de ses peurs, puis se reprend, haletant, essuyant rageusement sa morve et la pluie d’un revers de main, avant de plonger à nouveau dans l’évocation mimée des classiques redempteurs du genre, les Karate Kid, Rambo, Anthropophagus et autres Cannibal Holocaust. C’est comique et triste, un peu comme la vie. Doué pour les grands écarts, Trocki (quel talent!) démontre à nouveau son immense facilité à passer d’un registre à l’autre, de Claudel à Feydeau, de Tchékov à Piemme, en s’octroyant ici, en pause-café (serré), l’humour noir d’un savoureux one-man show.

(1) Et avec sa queue, il frappe!, de Thomas Gunzig, au Théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles, jusqu’au 15 février. Info sur www.lestanneurs.be

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