Gramme ou un projet ambitieux destiné à niveler dans le temps la production d'électricité. © GETTY IMAGES

Stocker l’électricité pour changer de monde

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Dans les limbes depuis trois ans, Gramme, un projet novateur de stockage de l’électricité verte, refait surface en Wallonie. But : optimiser les sources d’énergie renouvelables tout en les sortant d’une logique spéculative. Ecolo répondra-t-il à l’appel ?

C’était en 2017. Un ingénieur en électromécanique, Georges Grosjean, révélait au Vif/L’Express un projet en apparence un peu fou : construire une bonne dizaine de centrales de pompage-turbinage sur des sites à réaménager, pour optimiser la consommation d’électricité produite à partir de sources renouvelables intermittentes. Le pompage-quoi ? Il s’agit d’une technique éprouvée pour stocker un excédent d’électricité produite, puis la restituer sur le réseau quand la demande dépasse l’offre. Avec une puissance installée de 1 080 mégawatts (MW), qui sera augmentée de 80 MW d’ici à 2024, la centrale de Coo – Trois-Ponts, exploitée par Engie, constitue la plus grande unité de pompage-turbinage du pays. Le principe, qui requiert deux bassins d’eau et un dénivelé entre les deux, est plutôt simple : quand l’électricité produite est abondante et bon marché, l’installation pompe l’eau du bassin inférieur vers le bassin supérieur. Inversement, quand l’électricité vient à manquer (coupure provisoire d’un réacteur nucléaire, faible production éolienne ou photovoltaïque, pic de consommation), la centrale peut produire de l’électricité durant plusieurs heures, en renvoyant par turbinage l’eau stockée en amont vers le bassin inférieur. C’est donc une manière de niveler la production d’électricité dans le temps. Et d’éviter, selon l’usage qui en est fait, d’en acheter à un prix exorbitant quand la demande est excédentaire partout.

Idéal antagoniste

Hormis la technique, le projet de Georges Grosjean, fondateur de la société Gramme en référence à l’électricien du même nom, n’a toutefois rien en commun avec les unités exploitées par les grands fournisseurs d’énergie. Il est né d’un idéal antagoniste, qui s’est trop souvent mué en désillusion.  » Le projet Gramme, c’est l’utopie d’un monde autre, résume-t-il aujourd’hui. Les systèmes qui consistent à utiliser le renouvelable pour faire du fric, en spéculant sur les prix du marché, n’ont en fait rien de renouvelable. Ils ne conscientisent d’ailleurs en rien sur ce qu’impliquent nos modes de vie. La vraie priorité, c’est bien de réfréner nos consommations, puis de mettre du renouvelable pour couvrir la demande restante et, enfin, de faire en sorte que ce renouvelable soit en phase avec notre consommation réelle. Or, on est très loin de cette logique pour le moment. Les décisions qui sont prises en matière d’énergie reviennent à donner les clés de la boutique au privé.  »

Les systèmes qui consistent à utiliser le renouvelable pour faire du fric, en spéculant sur les prix du marché, n’ont rien de renouvelable.

C’est là qu’interviennent les bassins de pompage-turbinage imaginés par cet ancien de la Sonaca (voir l’illustration ci-dessus) : et si la Wallonie obligeait les énergies renouvelables produites sur son territoire à transiter par ces unités interconnectées, qui constitueraient en quelque sorte un tampon énergétique ?  » L’élément novateur n’est pas technique, mais législatif, précise-t-il. Comme on agit au niveau de la régulation des basses et moyennes tensions, le niveau de compétences est totalement entre les mains des gestionnaires de réseau de distribution, et donc du pouvoir politique. Le gouvernement wallon pourrait, dès lors, via les textes de loi, réformer leur obligation de régulation en ce sens.  » Pour l’ingénieur, ce serait une occasion de fédérer le Sud du pays autour d’un projet à la fois inédit et novateur, tout en sortant les énergies renouvelables des dérives spéculatives.

Stocker l'électricité pour changer de monde

A quel coût ? Tout dépend de la quantité de surplus d’électricité que la Wallonie voudrait stocker et de l’ampleur du maillage souhaité.  » Avec 500 millions d’euros, je peux régler les problèmes de l’éolien et du photovoltaïque présents et à venir en Wallonie, sans augmentation du coût de l’électricité « , affirmait Georges Grosjean en octobre 2017. Si cette somme peut paraître prohibitive, elle reste inférieure aux montants que la Wallonie a, par exemple, dégagés pour rénover son réseau routier structurant. D’après les estimations, les unités modélisées, dont il est possible d’adapter tant la capacité que la hauteur, pourraient être amorties après quinze ou vingt ans.

Mais pourquoi ce nouvel appel aux politiques, trois ans après des premières démarches en ce sens qui n’ont jamais abouti ? Sur le fond, le projet reste en tout point identique. Le contexte, en revanche, pourrait lui donner plus de chance de prouver toute sa pertinence, si ce n’est la crise économique liée au coronavirus. D’abord parce qu’Ecolo figure depuis l’année dernière dans l’attelage du gouvernement wallon, dont les objectifs climatiques rencontrent en tout point les spécificités du projet Gramme. Ensuite parce que le fondateur de Gramme peut désormais compter sur l’appui de partisans de renom tels qu’Olivier Legrain, l’administrateur délégué de l’entreprise Ion Beam Applications (IBA), leader mondial entre autres de la protonthérapie.  » Le côté philanthrope pur, que j’ai essayé il y a trois ans, ça ne fonctionne pas, indique Georges Grosjean. Par contre, il y a peut-être plus de chances d’aboutir quand on exprime au monde politique que l’on a déjà des appuis, dont des personnes habituées à lever des fonds.  » A ce stade, il n’a pas encore eu l’occasion de présenter son projet au ministre wallon de l’Energie, Philippe Henry (Ecolo), même si les contacts ont été pris.

Convaincu de la plus-value de son projet, Georges Grosjean rappelle que la balle est désormais dans le camp du monde politique. Qui devra, de ce fait, faire l’autre moitié du chemin.  » Mon temps n’étant pas moins précieux que celui de toute autre personne, il n’est pas question de batailler en circonvolutions infinies pour démontrer l’évidence, conclut-il. Le temps de juger la pertinence d’un projet de fond, d’intérêt général supérieur, en regard de ses concurrents engagés dans une logique de privatisation destructrice est, selon ma boussole, révolu.  » Outre les contraintes budgétaires, l’accueil réservé au projet dépendra aussi de la capacité des pouvoirs publics à surmonter cet oxymore de la temporalité politique qu’est un pari sur le long terme.

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