Le secteur des soins aux personnes âgées a été marqué, en 2025, par de nombreuses difficultés liées au vieillissement de la population, à l’accessibilité financière et à la pénurie de personnel. A quel point le malaise est-il grave? Rencontre avec une résidente, Lieve Flour, et Johan Staes, l’administrateur délégué de Vlozo, un réseau indépendant qui représente plus de 500 maisons de repos et de soins en Flandre et à Bruxelles.
Elle vit depuis trois ans dans une maison de repos et de soins et est l’autrice d’un livre particulièrement incisif sur le sujet, Ik werd kamer 235 (Je suis devenue la chambre 235), non traduit en français. Lui est encore, pour très peu de temps, administrateur délégué de Vlozo, une organisation de défense des intérêts des maisons de repos et de soins privées. Lieve Flour et Johan Staes portent un regard différent sur les soins aux personnes âgées, mais un point les rassemble: le secteur doit d’urgence changer de cap.
«Quand je suis venue vivre ici, je partais du principe que je pourrais simplement continuer ma vie, raconte Lieve Flour, lorsqu’on lui rend visite dans la chambre 235 de la maison de repos et de soins De Wending, à Turnhout. En pratique, ça s’est avéré moins simple… Ce genre d’endroit, aujourd’hui, n’est pas un lieu de vie où l’on prodigue des soins, mais un lieu de soins où l’on vit.»
En 2025, le secteur n’a pas fait l’objet d’une couverture médiatique très positive. Récemment encore, on apprenait qu’une résidence devrait bientôt fermer en raison de problèmes liés à la qualité des soins.
Lieve Flour: Les institutions sont constamment dépeintes comme des lieux où les problèmes sont majeurs. Elles n’ont pas assez d’argent, il y a trop peu de personnel, elles font face à une épidémie de VRS (NDLR: virus respiratoire syncytial), des résidents tombent malades à cause de la nourriture… Et quand il arrive qu’on en parle positivement, on bascule aussitôt dans l’autre extrême, on n’y voit plus que des gens heureux. Comme si nous dansions tous les jours la farandole du bonheur. Tout cela, évidemment, a une incidence considérable sur la manière dont les gens perçoivent les soins aux personnes âgées.
«Beaucoup ressemblent davantage à une extension d’un hôpital qu’à un véritable chez-soi.»
Johan Staes: Les maisons de repos et de soins sont perçues comme une sorte d’usines à soins. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la plupart des personnes âgées préfèrent rester chez elles le plus longtemps possible. Je les comprends, car un grand nombre d’institutions ressemblent davantage à l’extension d’un hôpital qu’à un véritable chez-soi.
L.F.: Ce sentiment est encore renforcé par la manière dont le personnel soignant est formé. Les soins techniques priment et les soignants sont convaincus d’en avoir le monopole. Alors que nous, en tant que résidents, avons également un avis, mais il compte beaucoup moins. Cela se voit jusque dans la conception des bâtiments qui sont conçus en fonction des trajets du personnel. Et les règles que les autorités imposent aux maisons de repos et de soins ne font que renforcer cette domination.
J.S.: A l’étranger, notamment en Suède, aux Pays-Bas et au Japon, j’ai pu constater qu’il est pourtant possible d’organiser les résidences avant tout comme des lieux de vie, tout en bénéficiant aussi de soins. Et non l’inverse. Si nous parvenons à réaliser cela chez nous, les personnes âgées porteront naturellement un autre regard sur les maisons de repos et de soins. Nous avons également besoin d’un large éventail de solutions d’habitat. A l’heure actuelle, les gens pensent n’avoir que deux options: rester à domicile ou déménager en maison de repos. Or, il existe des solutions intermédiaires, comme le coliving ou l’habitat kangourou (une unité d’habitation dans le jardin de l’un des enfants ou un espace dans la maison elle-même), par exemple. Mais elles sont trop peu connues et pas suffisamment soutenues par les pouvoirs publics.
«Les pouvoirs publics devraient veiller à ce que les logements soient davantage adaptés aux besoins des personnes âgées.»
L.F.: Mon fils a proposé d’installer un tel conteneur habitable derrière chez lui, mais je n’en voulais absolument pas! Cette chose aurait occupé tout son jardin, il aurait fallu poser des conduites d’électricité et d’eau… Beaucoup de tracas pour ce qui n’est, à l’arrivée, qu’une solution temporaire. En revanche, je trouve que les pouvoirs publics devraient veiller à ce que les logements des seniors soient bien davantage adaptés à leurs besoins. Les maisons doivent répondre à toutes sortes de normes en matière d’isolation, mais l’Etat n’impose aucune règle pour faire en sorte que les personnes âgées puissent rester chez elles le plus longtemps possible.
J.S.: Il faudrait effectivement accorder bien plus d’attention à cela. D’autant que la population, en général, ne fait que vieillir.
Madame Flour, dans votre livre, vous écrivez qu’il n’est guère évident, pour un nouveau résident, de se sentir chez soi dans une maison de repos. Pourquoi?
L. F.: Par exemple, vous ne pouvez amener vos propres meubles que s’il reste suffisamment de place dans la chambre pour pouvoir en sortir le lit en le faisant rouler. Bref, on vous impose des meubles, et ils sont souvent si lourds qu’il est impossible de les déplacer soi-même. Par conséquent, on se retrouve dépendant des autres pour déplacer une simple chaise! Manifestement, ce serait pour notre sécurité; car nous risquerions de tomber si un meuble bouge. Une absurdité, bien sûr. Si, à 80 ans, vous êtes tombé une fois, cela arrivera sans doute encore. Une table de plomb n’y change rien! La grande différence avec la maison, c’est qu’ici on ne court pas le risque de rester allongé des jours entiers sur un sol froid en attendant que quelqu’un nous trouve.
J. S.: Il est parfois difficile de trouver un équilibre entre sécurité et liberté. Il ne faut pas oublier qu’une chute, chez les personnes âgées, peut entraîner de graves complications. Parfois, cela signifie même la fin de…
L.F.: Votre indépendance!
J. S.: Ou de votre vie. La prévention des chutes est vraiment importante. Notamment parce qu’une personne qui, par exemple, se casse la hanche et doit être opérée met encore plus de pression sur les soins.

Une autre plainte fréquemment entendue chez les résidents est qu’ils ont peu de vie privée.
J. S.: Je le comprends, mais la plupart des maisons de repos et de soins essaient de répondre à cette attente. Récemment encore, j’en ai visité une où chaque chambre dispose depuis peu de sa propre sonnette de porte et de sa propre boîte aux lettres.
L. F.: Nous avons cela aussi ici. Sauf qu’on ne peut pas fermer la boîte aux lettres à clé et que la sonnette n’est jamais utilisée. (elle rit) Et ce n’est pas parce que la porte est fermée qu’on a une vie privée. Ici, dans les couloirs, la législation RGPD (NDLR: le Règlement général sur la protection des données) ne pèse pas lourd! On entend sans cesse des conversations sur l’état de tel ou tel résident… Ils trouvent aussi tout à fait normal d’afficher, sans notre consentement, la liste des anniversaires. Je m’y suis opposée immédiatement. Si je ne voulais pas que mes anciens voisins connaissent la date de mon anniversaire, pourquoi trouverais-je que c’est une bonne idée ici? C’est comme ça tout le temps: pour une raison ou une autre, il existe des règles différentes pour les résidents d’une maison de repos et de soins que pour les gens qui vivent ailleurs. En réalité, c’est une violation des droits humains entretenue et organisée institutionnellement. Même si, très lentement, ça commence à changer.
J. S.: Les résidents ne devraient pas être considérés uniquement comme des clients, mais aussi comme des copropriétaires de la maison de repos et de soins. Pour cela, il faut s’écarter du modèle actuel, et ce n’est pas simple à une époque où les soins aux personnes âgées sont sous forte pression. Ces dernières années, j’ai surtout vu un statu quo, et rien n’indique qu’un changement se prépare réellement. La politique actuelle élabore un plan d’avenir et une conférence de prospective de trois jours a déjà eu lieu, mais nous n’en avons absolument pas besoin. Grâce à des expérimentations, des études et des exemples étrangers, nous savons déjà ce qui fonctionne: se concentrer sur d’autres aspects que les seuls soins physiques.
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Ces dernières années, plus d’attention a été portée au fait que les résidents doivent avoir davantage leur mot à dire sur le fonctionnement quotidien de leur maison de repos et de soins, non?
L. F.: Au «conseil des résidents», on discute surtout de la nourriture et du linge, pas du fonctionnement de l’institut. Par exemple, pourquoi devons-nous tous –réveillés ou non– être lavés et habillés à 8 heures du matin? «Pour que tout le monde puisse prendre son petit déjeuner à 8h15», répond le personnel. Alors que beaucoup de gens voudraient être lavés après le petit déjeuner, voire à la fin de la journée. Savez-vous d’où vient réellement cette habitude? Des hôpitaux! Là-bas, tous les patients doivent être lavés au moment où les médecins font leur tournée.
J. S.: Beaucoup de gens préfèrent même ne pas être lavés de la tête aux pieds tous les jours. Le problème, c’est que le personnel doit constamment cocher de longues listes pour être certain que toutes les règles sont respectées. C’est précisément à cause de la paperasse administrative qu’on a souvent trop peu d’attention pour l’être humain. Au fait, depuis que vous vivez ici, avez-vous déjà vu passer une visite de l’Inspection des soins?
L. F.: Oh oui! Par la suite, l’établissement reçoit un rapport avec le jugement «conforme» ou «pas conforme». Dans ce dernier cas, cela peut signifier qu’un membre du personnel travaillait avec des ongles vernis comme cela peut vouloir dire que tous les résidents d’une unité ont dû garder durant des heures la même couche mouillée. Pour l’inspection, tout semble peser de la même manière…
«Les résidents ne devraient pas être abordés uniquement comme des clients, mais aussi comme des copropriétaires de la maison de repos et de soins.»
Toutes ces règles dont vous parlez ne rendent-elles pas aussi la tâche difficile pour les aides-soignants et les infirmiers? D’autant plus pour créer un environnement chaleureux, comme à la maison…
J. S.: Je le pense, oui. Dans certains pays, il est d’usage, par exemple, que le personnel, pendant les pauses et le déjeuner, s’assoie simplement parmi les résidents. Ce genre de choses contribue évidemment au sentiment d’être chez soi.
L. F.: Nous n’aimerions rien tant que cela, car c’est très convivial. Malheureusement, selon les règles, ce n’est pas possible. Tout comme le personnel n’a pas le droit de manger les plats qu’on nous sert.
J. S.: Est-il difficile, en tant que résidente, de tisser un lien avec le personnel?
L. F.: Au début, oui. Cela tient surtout au fait qu’il n’y a pas d’égalité. Tant le personnel que les résidents ont une expertise, mais la nôtre pèse beaucoup moins. Dans mon cas, ce rapport de force déséquilibré s’est un peu déplacé au fil du temps, à mesure que je vivais ici et que je me faisais davantage entendre. Aujourd’hui, je suis presque un membre de l’équipe.

Comment avez-vous réussi cela ?
L. F.: Je l’ai imposé en continuant à marteler les mêmes problèmes avec constance. Je ne vais jamais directement voir la responsable d’équipe, je m’adresse d’abord au membre du personnel concerné. Par ailleurs, j’essaie aussi de m’intéresser à leur vie. Si un soignant entre dans ma chambre le matin avec de petits yeux, je demande: «Nuit difficile?» Ça aide à briser la glace. Je tiens aussi à connaître les prénoms de tous les collaborateurs, d’où qu’ils viennent, et à les prononcer correctement.
Dans votre livre, vous exprimez l’espoir que les résidents des maisons de repos et de soins unissent plus souvent leurs forces pour signaler les problèmes.
L. F.: J’y travaille vraiment. Quand, à midi, nous sommes assis ensemble à table et que j’entends l’une de mes voisines se plaindre qu’elle a encore reçu trop de sauce, j’insiste pour qu’elle le signale. Au besoin, chaque jour à nouveau. Si tout le monde le fait, à la longue, les choses changent. Déjà maintenant, certains soignants demandent spontanément s’ils n’ont pas servi trop de sauce, et certains résidents reçoivent même un petit pot de sauce afin de pouvoir décider eux-mêmes de la quantité qu’ils souhaitent. L’art consiste à persévérer et à rester poli. Malheureusement, beaucoup de résidents n’osent pas se faire entendre et se défendre.
J. S.: Les enfants des résidents ont aussi souvent des scrupules à entreprendre des démarches lorsqu’il se passe quelque chose d’inacceptable. Ils se taisent parce qu’ils craignent que leur père ou leur mère n’en paie le prix.
L. F.: C’est aussi ce dont certains résidents ont peur. Nous dépendons du personnel pour nos besoins les plus élémentaires. Pourtant, la plupart des employés réagissent très positivement lorsqu’on leur signale quelque chose qui, à nos yeux, n’est pas correct. «Désolé, je ne le savais pas», entend-on alors. Mais, très rarement, quelqu’un le prend mal et cherche ensuite à vous rendre la vie difficile. Même s’il y a partout des harceleurs.
J. S.: Qu’aimeriez-vous encore accomplir ici? Que dois-je vous souhaiter pour 2026 et toutes les années à venir?
L. F.: D’enfin obtenir la même réponse à deux questions que je pose systématiquement au personnel soignant. La première: trouvez-vous que les soins, ici, sont bons? La réponse est toujours «oui». Ensuite, je demande s’ils voudraient eux-mêmes vivre ici plus tard. Or là, presque tout le monde répond «non»… Ce n’est que lorsque tous répondront «oui» à ces deux questions que nous serons arrivés là où nous devons être. Il y a encore beaucoup de travail, mais je n’ai pas l’intention d’abandonner de sitôt!
Lieve Flour
Née en 1944.
Fut employée administrative dans le secteur de la construction.
Est artiste plasticienne.
Vit en maison de repos depuis 2022.
A publié son premier livre, Ik werd kamer 235, en 2025.
Johan Staes
Né en 1981.
Diplômé en management public.
2008-2014
Conseiller stratégique auprès de l’administration générale de la perception et du recouvrement au SPF Finances.
2014-2020
Conseiller de la ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, Maggie De Block (Open VLD).
2020-2021
Chef de département adjoint à Iriscare, le service de santé de la Région bruxelloise.
2021-2026
Administrateur délégué de Vlozo (Vlaams Onafhankelijk Zorgnetwerk).
A partir du 1er janvier 2026
CEO de TLV (Transport en Logistiek Vlaanderen).