Fainéants ? Effrayés par la langue ? Pourquoi si peu de Wallons et Bruxellois vont travailler en Flandre (analyse)
Trop peu de chômeurs wallons se lancent sur le marché du travail flamand, martèle-t-on au nord du pays. Mais l’équation n’est pas si simple à résoudre. Quelques freins empêchent encore les candidats wallons (et bruxellois) de franchir la frontière linguistique.
Dégoté par le député flamand Tom Ongena (Open VLD), le chiffre publié le 11 mai par De Tijd a fait grand bruit. L’an dernier, le VDAB, l’office flamand de l’emploi, a transmis au Forem, son équivalent wallon, quelque 117 000 offres d’emploi. En bout de course, déplorait le libéral, seules 51 candidatures ont été introduites depuis le sud du pays. Présentées ainsi, ces données traduisent une très faible mobilité interrégionale sud-nord sur le marché du travail. Actiris, l’office bruxellois, s’en tire un peu mieux: 251 candidatures pour 14 000 offres transmises.
Le constat n’est pas neuf. Dans leur grande majorité, les travailleurs bossent dans leur région et ne traversent que peu la frontière linguistique. De prime abord, tout le monde gagnerait cependant à ce que la mobilité interrégionale s’accentue: le nord du pays, quasiment en plein-emploi et en recherche désespérée de main-d’œuvre, et le sud du pays, qui cherche à augmenter son taux d’emploi.
Les travailleurs belges se déplacent donc assez peu. Selon les estimations de Statbel, basées sur l’enquête consacrée aux forces de travail (EFT), un sondage à portée socioéconomique, c’est en Flandre-Occidentale que la plus grande proportion de travailleurs (88,9%) vivait et travaillait au sein de la même province en 2022. Les taux les plus bas se trouvaient en Brabant wallon (53,6%) et en Brabant flamand (57,8%), où l’on se déplace en nombre vers la Région de Bruxelles-Capitale pour travailler.
En 2022, environ 45 000 Wallons et 56 000 Bruxellois travaillaient en Flandre. Concernant les premiers, hormis le pic qui a suivi la crise sanitaire (54 000 en 2021), ce nombre avoisinait les 40 000 durant les années précédentes. Et s’il est vrai qu’il frisait plutôt les 50 000 de 2011 à 2014, il se situait à peine à 35 000 au début des années 2000. Du côté des Bruxellois, l’augmentation du nombre de travailleurs se rendant en Flandre est quasi constante depuis le début des années 2000, lorsqu’il gravitait aussi autour de 35 000.
«Des pommes et des poires»
Les francophones n’ont-ils qu’à se baisser pour ramasser? Rechignent-ils à le faire, comme le laissent supposer les chiffres récoltés par Tom Ongena? Gare aux conclusions hâtives, prévient Marie-Kristine Vanbockestal, l’administratrice générale du Forem. «On compare des pommes et des poires. Les 117 000 propositions d’emploi, c’est le nombre d’offres du VDAB apparues sur le site du Forem» de façon automatisée. «Par contre, le nombre de 51 correspond à celui de demandeurs d’emploi wallons ayant pris l’initiative de s’inscrire au VDAB. Ils sont libres de le faire», mais ce n’est pas un passage obligé pour postuler. Un lien a été établi entre deux chiffres qui n’ont pas de rapport entre eux.» Soit.
Cela n’empêche pas politiques et offices de l’emploi de vouloir accentuer la mobilité interrégionale. Mais l’équation selon laquelle Wallons et Bruxellois n’ont qu’à se servir dans le vivier de postes vacants en Flandre paraît un peu trop simple. Elle se heurte en réalité à quelques obstacles.
Construire des ponts pour le travail
Vue de Bruxelles, la situation est profitable à tout le monde, soutient Romain Adam, porte-parole d’Actiris. D’un côté, une économie de services dans la capitale, mais de nombreux demandeurs d’emploi peu qualifiés. De l’autre, une pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée en périphérie.
«Pour pouvoir construire des ponts, il est peut-être nécessaire d’abattre quelques murs, formule-t-il. L’idée qu’il existe une barrière de la langue persiste. Cela provoque une certaine réticence, ou l’impression qu’on n’est pas en mesure de travailler de l’autre côté de la frontière linguistique.» Des formations existent, bien entendu, et la demande est telle que la difficulté peut souvent être contournée, ou quelques rudiments de néerlandais suffisent à exercer certains emplois. «L’autre obstacle, c’est l’impression de distance géographique. Or, objectivement, se rendre d’un point A à un point B à Bruxelles prend parfois plus de temps que de se rendre en périphérie.»
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Des barrières d’ordre psychologique existent sans doute, reconnaît aussi Marie-Kristine Vanbockestal. Mais c’est aussi à cet endroit que l’on touche à quelque chose de plus sensible, connoté politiquement. «Il faut arrêter de se mentir, certaines personnes ont plus intérêt à rester inactives, considère par exemple le président du MR, Georges-Louis Bouchez. En soi, c’est la même chose en Flandre. Quelle est la différence? La réprobation sociale. Dans des régions où le taux d’emploi est de 50%, cela devient normalisé. A un moment, il faut rappeler que ce n’est pas normal, avec plus de sanctions, mais aussi de la formation tout au long de la vie, de l’accompagnement, etc.»
Le député fédéral écologiste Gilles Vanden Burre, lui, regrette «un manque d’énergie politique pour profiter de cette opportunité de l’emploi en Flandre». Mais appelle aussi à «éviter le réflexe des sanctions» et les clichés. «Quand on entend les discours de la N-VA sur les demandeurs d’emploi wallons ou bruxellois, beaucoup pensent peut-être que le marché de l’emploi flamand n’est pas des plus accessibles.»
Pour Marie-Kristine Vanbockestal, en matière d’emploi, «il existe toujours un fondement linguistico-culturel. Vous savez, peu de Liégeois vont travailler à Maastricht, pourtant très proche. Par contre, de nombreux germanophones se rendent en Allemagne et des travailleurs du sud de la province de Luxembourg au Grand-Duché.»
En matière d’emploi, il existe toujours un fondement linguistico-culturel.
Marie-Kristine Vanbockestal
D’autres freins subsistent, selon elle, dont la nature des emplois les plus recherchés. «Souvent, s’ils ne sont pas satisfaits en Flandre, ils ne le sont pas non plus en Wallonie. Le secteur de la construction est complètement tendu.» Il figure dans le top des offres venant du VDAB, avec le commerce de gros et de détail, la santé et l’Horeca. «Un couvreur est difficile à trouver partout» et ce n’est pas parce que le secteur flamand de la construction en réclame qu’il en tombe du ciel. Lorsque le Forem fait la promotion de tels emplois localisés en Flandre, il arrive aussi qu’on le lui reproche en Wallonie, laisse-t-elle entendre.
La langue constitue tout de même une barrière. «On nous dit que si les travailleurs français sont nombreux en Flandre, il n’y a pas de raison que les Wallons ne le soient pas plus. J’appelle à nuancer cette assertion. De nombreux employeurs exigent tout de même un très bon niveau de néerlandais, alors que 73% des demandeurs d’emploi wallons ne connaissent pas du tout la langue.» On ne se rue pas forcément sur le néerlandais parmi les formations délivrées par le Forem. Et puis, la langue n’est pas tant un souci pour les cueilleurs dans le Limbourg ou les ouvriers polyvalents du textile et de l’agroalimentaire en Flandre-Occidentale que pour des emplois dans les services aux entreprises ou dans le commerce, qui requièrent au minimum quelques rudiments.
Les mêmes perles rares sur les marchés du travail
Enfin, les difficultés en matière de mobilité ne sont pas à négliger. «Beaucoup d’entreprises flamandes sont situées dans des parcs d’activités, pas forcément bien desservis par les transports en commun. Cela suppose qu’on dispose d’un véhicule.» Naturellement, l’intérêt n’est pas la même selon qu’on habite en province de Luxembourg ou au nord du Hainaut, en province de Liège ou en Brabant wallon.
Publiée l’an dernier, une étude du SPF Emploi dressait un état des lieux de la mobilité professionnelle en Belgique. Une mobilité très… statique, y compris sur le plan des déplacements géographiques et en dépit d’une situation économique favorable en Flandre. Parmi les explications figurent la langue, les embouteillages, une offre de transports en commun trop limitée ou encore les frictions sur le marché du logement. Les Belges déménagent peu entre Régions, précise l’étude, notamment parce que la Belgique présente une proportion de propriétaires supérieure à la moyenne. C’est une autre forme d’explication.
Par contre, suggère l’étude, l’extension du télétravail pourrait renforcer la mobilité. Dans notre Etat fédéral, le fait que la mobilité interrégionale n’affecte pas l’accès à la sécurité sociale peut aussi être un facilitateur. L’augmentation du niveau de formation et l’amélioration de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, avec davantage de crèches par exemple, sont d’autres pistes.
La volonté de faire mieux
Dans les rangs politiques, l’intention d’améliorer la mobilité s’affiche. En juin 2022, ministres flamand et bruxellois de l’Emploi annonçaient leur ambition d’augmenter de deux mille par an le nombre de Bruxellois embauchés en Flandre. Au fédéral, le contrôle budgétaire de mars accouchait de cette mesure: une frontière linguistique ou régionale ne peut plus être invoquée valablement pour refuser un emploi vacant.
Au cabinet du ministre fédéral du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), on rappelle aussi plusieurs décisions, dont la mise sur pied d’une plateforme interfédérale rassemblant tous les ministres de l’Emploi et les administrations concernées. Un incitant a vu le jour en septembre 2022: un demandeur d’emploi depuis plus d’un an qui trouve un emploi dans une autre Région peut cumuler pendant trois mois son revenu et 25% des allocations de chômage. Le premier bilan s’avère par contre décevant et appelle à davantage de communication autour de la mesure: d’octobre 2022 à janvier 2023, le nombre de bénéficiaires est passé de six à 29: six en Flandre, 17 en Wallonie et six à Bruxelles.
Ce n’est pas assez pour le député Gilles Vanden Burre, qui a imaginé un plan d’action. Il entend retaper sur le clou. Il propose de renforcer la collaboration entre les transports en commun régionaux et d’octroyer un abonnement d’un an aux demandeurs d’emploi décrochant un job dans une autre Région. L’écologiste insiste sur le renforcement des formations en néerlandais, souhaite une campagne de promotion sur la mobilité interrégionale, voire l’extension du jobbonus flamand (une aide de six cents euros annuels aux bas salaires) aux travailleurs venant d’autres Régions. Enfin, le député apprécierait une collaboration renforcée entre le Forem, Actiris et le VDAB, avec «un accompagnement des demandeurs d’emploi wallons par le VDAB dans certaines zones spécifiques et dans certains secteurs en pénurie». La collaboration entre offices régionaux de l’emploi fait sans doute partie du problème. A vrai dire, elle est loin d’être feinte.
Un accord de coopération existe entre Actiris et le VDAB, rappelle Romain Adam. Les deux organismes travaillent régulièrement ensemble et multiplient les opérations. Les Pôles formation emploi (PFE) ont aussi vu le jour, associant également Bruxelles Formation et les partenaires sociaux, pour l’accompagnement spécifique des demandeurs dans certains secteurs (les métiers de la tech, du numérique, de la logistique et du transport, de la construction).
Un tel accord de coopération a disparu entre le Forem et le VDAB. Mais cela n’empêche pas les deux offices de travailler de concert, insiste Marie-Kristine Vanbockestal. Un accord multilatéral, datant de 2005, implique un échange des offres d’emploi entre les trois organismes. Des accords de coopération ont été signés par le passé et ont donné lieu à un travail fourni du Forem, ajoute-t-elle. Diverses initiatives, comme des «job days» et, en avril et en octobre de cette année, des «werkweek» destinées à «booster la mobilité interrégionale et l’emploi», voient aussi le jour.
Le ministre flamand de l’Emploi a dernièrement appelé de ses vœux la signature d’un nouvel accord de coopération entre le Forem et le VDAB, avant l’été. Jo Brouns aimerait que l’office flamand puisse former des demandeurs d’emploi wallons. Mais c’est probablement sur un autre sujet, à portée politique, que le contenu de l’accord sera clivant entre gauche (wallonne) et droite (flamande): contrairement à la situation actuelle, faut-il prévoir des sanctions ou des contraintes à l’égard des demandeurs d’emploi wallons qui refuseraient une opportunité en Flandre?
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