chômage à vie
La fin du "chômage à vie" aura-t-elle un coût électoral pour la gauche, et spécialement pour le PS? © BELGA

Combien la fin du «chômage à vie» va coûter de voix à la gauche (et surtout au PS)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

La fin du «chômage à vie» n’est pas qu’une mesure économique et budgétaire. Elle a aussi des implications électorales, potentiellement ravageuses pour les partis de gauche, spécialement pour le PS, qui sont censés y perdre des voix.

Le 3 mai, dans La Libre, David Clarinval a mis les mots comme on planterait son drapeau dans la capitale d’un pays vaincu. Pour lui, la limitation dans le temps des allocations de chômage, qui devrait exclure, au 1er janvier prochain, quelque 100.000 chômeurs belges, dont trois quarts en Wallonie et à Bruxelles, n’est pas seulement un basculement socioéconomique et pas uniquement un triomphe idéologique. Cette mesure phare de l’Arizona doit aussi, selon le ministre de l’Economie et du travail, impliquer ce que les politistes qualifient de «réalignement électoral».

«Pour les socialistes francophones, la limitation dans le temps des allocations de chômage est un changement culturel, la fin de l’assistanat pour passer à un système d’activation. Pour le PS, c’est mortel: tout le système socialiste, wallon comme bruxellois, est basé sur le maintien de l’assistanat pour alimenter électoralement le parti. C’est ce système qu’on casse. Pour eux, c’est la fin du monde», détaillait-il à nos confrères. En d’autres termes, ces chômeurs de longue durée, électeurs captifs de la gauche en général et du PS en particulier, n’étant bientôt plus chômeurs de longue durée, allaient redevenir, sur le marché électoral, de possibles électeurs des autres partis en général et du MR en particulier. Ces derniers y gagneront, tandis que le grand rival socialiste, lui, y perdrait gravement. D’où «la fin du monde», ce monde dirigé depuis le boulevard de l’Empereur.

Au PS, on a beau faire semblant de rien, on n’en reste pas moins concerné stratégiquement.

«La gauche des allocs»

Posant cette hypothèse, le ministre libéral s’ancrait résolument dans une épistémologie marxienne, qui considère les intérêts matériels d’une catégorie sociale donnée comme prééminents dans ses décisions et son système de croyances, notamment politiques. Cette catégorie sociale donnée des chômeurs de longue durée étant appelée à disparaître, ses positions politiques seraient vouées à la péremption. Sortant de leur condition «d’assistés» pour qui le «chômage était un choix de vie», ils n’auraient plus de raisons matérielles de voter pour des formations qui défendaient leurs anciens intérêts. C’est une autre école, celle dite «du choix rationnel», que mobilise ainsi, mine de rien, David Clarinval, licencié en sciences politiques de l’UCLouvain. S’il devient salarié, indépendant, fonctionnaire, agriculteur, startuppeur ou trader à haute fréquence, l’ancien chômeur portera alors d’autres intérêts individuels. Et ceux-ci se traduiront immanquablement par d’autres choix électoraux.

Voilà donc pour l’hypothèse politologique de David Clarinval. Elle ne se fonde pas sur rien. Les inactifs, en général, et les chômeurs, en particulier, sont en effet tendanciellement susceptibles de voter plus à gauche qu’à droite, et, à gauche, ils sont proportionnellement plus enclins à choisir le PS plutôt que le PTB ou Ecolo. Les enquêtes «sortie des urnes» du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol, ULB) confirment ce fondement de raisonnement «clarinvalien». Celles-ci distinguent, parmi les répondants se déclarant inactifs, les demandeurs d’emploi, hommes/femmes au foyer, pensionnés, invalides et bénéficiaires d’un revenu d’intégration. C’est dans toutes ces catégories que le PS récoltait ses meilleurs résultats en Wallonie, aussi bien en 2019 qu’en 2024. Même si le PTB, en 2024, devenait le premier parti chez les demandeurs d’emploi, ceux-là même qui nous concernent, et les bénéficiaires du revenu d’insertion, qui sont un peu l’inconnue de l’équation de David Clarinval, puisque certaines projections estiment à un tiers le nombre de chômeurs de longue durée qui émargeront, à partir de l’an prochain, au revenu d’intégration sociale (RIS).

Avec les précautions nécessaires (ces chiffres fournis par le Cevipol ne sont pas pondérés, et les inactifs ont tendance à beaucoup moins répondre aux sondeurs, même et surtout lorsqu’ils sortent de l’isoloir), ce sont donc quelques dizaines de milliers d’électeurs, en gros près de deux tiers de chômeurs concernés, qui changeraient de statut professionnel, et donc, potentiellement, d’appartenance politique. Au PS, on a beau faire semblant de rien, se dire que l’enjeu de récupérer les classes moyennes salariées avait déjà été formulé plusieurs mois avant les élections, on n’en reste pas moins concerné stratégiquement. A l’époque, Paul Magnette avait présenté aux cadres de son parti, réunis à Quaregnon, une enquête commandée à l’institut français Cluster 17. Et le patron socialiste mettait les siens en garde, reprenant l’expression «gauche des allocs», de son homologue du Parti communiste français (PCF) Fabien Roussel: la base électorale de son parti, disait l’étude, se racrapotait sur un socle d’inactifs, plutôt âgés. La défaite du 9 juin a implacablement confirmé ces données. Et la «refondation sans tabou» lancée par Paul Magnette vise surtout et prioritairement à se reconnecter aux actifs salariés, du secteur privé et de la fonction publique. Cela lui sera d’autant plus utile que les demandeurs d’emploi au long cours seront bientôt effacés des cases des sondeurs aussi bien que des registres des électeurs.

Selon le ministre de l’Economie David Clarinval, les 100.000 chômeurs de longue durée bientôt exclus du chômage signent «la fin du monde» pour le PS. Il espère que son rival perdra autant de voix à cause de cette fin du « chômage à vie »… © BELGA

Chômage à vie: les trois petites moitiés

Quitteront-ils pour autant l’électorat des partis de gauche? C’est la deuxième partie de l’hypothèse de réalignement de David Clarinval, et c’est incontestablement la plus hasardeuse. Même si l’opération se concrétisera probablement par une déperdition électorale pour les formations qui se sont tenues aux côtés des demandeurs d’emploi en future fin de droits, spécialement le PS, leur allié historique, et le PTB, son plus récent concurrent. Certains de ces exclus en effet, ceux qui, dit-on pudiquement, «disparaîtraient des radars», ainsi que ceux qui frapperont à la porte du CPAS municipal, pourraient bien quitter l’électorat tout court. Il est en effet établi depuis des décennies que les plus précaires sont les plus éloignés de la participation électorale. A cet égard, l’exemple de la Flandre a été révélateur. On y a supprimé le vote obligatoire pour les élections communales et provinciales, et la baisse de la participation électorale, constatée le 14 octobre dernier, a surtout été due aux catégories les moins favorisées.

Ceux des autres exclus qui se trouveront un travail intégreront d’autres catégories socioéconomiques, qui votent tendanciellement moins pour le PS et le PTB. Mais il est peu probable qu’ils intègrent un statut où le vote à droite en général, et pour le MR de David Clarinval en particulier, est plus représenté. Quelques milliers d’électeurs ainsi perdus ne font pas, ou presque pas, une «fin du monde» pour le PS, et probablement pas non plus un réalignement de ces nouvelles cohortes d’anciens chômeurs devenus favorables au MR parce qu’ils auraient pu trouver un travail grâce à l’exclusion dont ils ne voulaient a priori pas. On dit «a priori» parce qu’on a en fait du mal à le savoir. En effet, dans un espace public donné, les inactifs les plus pauvres, soit les demandeurs d’emploi, les bénéficiaires du revenu d’intégration et les petits pensionnés sont à la fois moins vocaux et moins audibles que les revenus plus élevés.

«Les élus ont une représentation déformée de l’opinion sur les questions socioéconomiques.»

Une récente enquête comparative, menée dans quatre pays (Allemagne, Canada, Suisse et Belgique) par des universitaires belges, allemands et néerlandais, a observé combien, sur les sujets socioéconomiques, le décalage était important entre les revendications des plus pauvres et ce qu’en pensaient la plupart des parlementaires. «Les élus ont une représentation déformée de l’opinion sur les questions socioéconomiques, en faveur des mieux aisés», fait remarquer Awenig Marié (ULB), coauteur de «Are poor people poorly heard» (European Journal of Political Research, 2024).

Les allocataires, globalement, sont donc moins capables de mettre leurs préoccupations à l’agenda que les autres. En revanche, les autres, eux, peuvent mettre les allocations à l’agenda politique. Et c’est sur cela que repose cette thèse de «fin du monde» du ministre Clarinval.

Car si, directement, la limitation des allocations de chômage dans le temps n’est donc qu’un peu néfaste pour la gauche, elle lui est ravageuse dans le combat culturel. La cible électorale de David Clarinval et de ses collègues de l’Arizona n’est pas tant ces trois quarts de 100.000 chômeurs que les huit millions d’autres, indépendants et salariés actifs, et indépendants et salariés retraités, qui très majoritairement n’aiment pas ce que les libéraux nomment habilement «l’assistanat», et dont «le chômage à vie» fut l’incarnation de campagne. Un sondage réalisé quelques mois avant les élections par l’institut Kantar montrait que l’électorat des partis de gauche était très divisé sur ce que les partis de droite appellent «le chômage à vie». Près de la moitié des électeurs potentiels du PS, d’Ecolo et du PTB estimaient que les chômeurs devaient perdre leur allocation après deux ans, et une des raisons de la défaite de ces trois-là, le 9 juin, en Wallonie, est à chercher dans ces trois petites moitiés.

Les chômeurs, à cet égard, sont alors moins des sujets d’un combat politique, le leur, que des objets de débat électoral, celui des autres. Voire de guerre culturelle. Ceux-ci ne remercieront sans doute pas, dans les urnes, ceux qui les ont exclus des bureaux de pointage. Mais les autres, c’est le calcul, féliciteront dans l’isoloir les combattants qui les auront activés. Et qui pourront, ce succès engrangé, entamer d’autres batailles de leur guerre contre l’assistanat, comme les travaux d’intérêt général pour les minimexés, par exemple. Les munitions, directement importées de l’étranger, sont déjà prêtes pour les prochains combats avant «la fin du monde».

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