Carte blanche

Responsabilités et pratiques journalistiques: quelques pistes pour une autre critique des médias d’information

Y a-t-il une méthode pour critiquer les médias en dehors du procès à charge ou du  » tout est permis  » ? Exercice souvent sans recul, la critique des médias pourrait se faire au départ de quelques bases qui la rendraient plus constructive pour les principaux concernés et le public.

Plumitifs de troisième rang selon Balzac, puis pourvoyeurs de faits divers subversifs et immoraux, de nos jours petites mains précaires d’un marché infiltré par le 5e pouvoir ou profession des classes supérieures repliée sur ses propres représentations : l’émergence d’une critique (dure) des médias coïncide avec leur essor industriel au 19e siècle et leur potentiel de contre-pouvoir face aux élites. Le journalisme produit des normes, des codes et des pratiques formalisées, tout en autorisant une remarquable liberté dans leur expression. Au point de laisser (entre)ouverte la question de savoir qui est journaliste. En découle une question capitale : sur quoi/qui devrait porter la critique ? Impossible d’y répondre catégoriquement. Mais elle pourrait peut-être s’appuyer sur quelques bases :

1. « Les médias », ça ne veut pas dire grand-chose : Les médias forment davantage une galaxie (Neveu 2004) qu’un bloc monolithique ou tout le monde dit et fait la même chose au même tarif. Une galaxie centripète, certes, où les titres les plus « prestigieux » et/ou à large audience accaparent l’essentiel de l’attention. Mais une galaxie bien plus vaste qu’on ne le pense, avec une diversité éditoriale qui justifierait que l’on cible un peu plus précisément de qui on parle. Et de « quand » on parle : cette galaxie génère chaque mois des milliers d’items analysables. Préciser sur qui et quand porte le grief aiderait à discuter de manière plus concrète et nuancée. Les analyses du traitement médiatique d’un sujet, sur un temps suffisamment long et de manière systématique, aboutissent à des résultats bien différents que lorsqu’on travaille sur des extraits choisis en fonction d’une thèse sous-jacente.

2. Eviter les postures surplombantes : En 1996, Pierre Bourdieu publie un court essai intitulé « Sur la Télévision », suivi de « L’emprise du journalisme ». Rédigé par une des figures marquantes de la sociologie française, le texte formalise les axes majeurs d’une critique externe et généralisante des médias, pointant notamment leur soumission – au mieux, inconsciente- aux pressions économiques et aux logiques marchandes (Jeanneney 2006). Cette critique bourdieusienne des médias a fait bien plus d’émules que les partisans d’une approche compréhensive, qui replace le point de vue et la marge de manoeuvre des acteurs dans leurs contextes (Lemieux 2000). Les conditions de travail des journalistes -variables selon le média, le statut, le pays- sont par exemple un des éléments expliquant pourquoi tel reportage prend telle forme, pourquoi tel angle échappe à la couverture médiatique. Une explication située des contraintes technico-temporelles, des manières de penser et des lignes éditoriales des journalistes n’a pas pour objectif de leur trouver des excuses, mais de comprendre comment ils agissent entre contraintes et choix délibérés.

3. Réunir l’économique et l’éditorial. Le journalisme est un discours sur le monde, une profession, une institution (le fameux « 4e pouvoir ») ; mais c’est aussi une industrie en mutation, en plein renouvellement de ses modèles d’affaires. En dehors du bénévolat (qui existe), de certaines formes de journalisme citoyen (souvent éphémères) ou d’un mécénat peu regardant sur les pertes et profits (rarissime), il n’existe pas de journalisme sans modèle économique pérenne. L’information est autant un bien public (Cagé & Huet 2021) qu’un bien économique. Les tensions entre ces deux pôles sont inévitables et structurantes. Les innovations dans lesquelles s’engagent les médias depuis l’ère numérique sont avant tout des choix stratégiques impliquant des sommes importantes d’argent, dans un contexte où Google et Facebook dictent (encore) bien davantage les règles du jeu que les médias dits traditionnels.

4. Le journalisme, un fait culturel, pas universel : Le journalisme à l’anglo-saxonne, historiquement plus ancré dans le rapport aux faits et au terrain, n’a pas les mêmes racines que son alter ego français, plus versé vers l’opinion et les débats d’idées (Chalaby 1996) ; pas plus que les modèles scandinaves de service public ou de presse locale sont identiques aux nôtres. Le journalisme se développe différemment d’un lieu à l’autre, générant des cultures journalistiques (Hanitzsch 2007) et des systèmes médiatiques différents (Hallin et Mancini 2004). Négliger le terreau politique, historique et culturel des médias les déconnecte d’une part essentielle de leur matérialité. Le journaliste doit-il être « jugé » comme un informateur strictement factuel, comme le laissent penser certaines conceptions ? Ou (aussi) comme un acteur engagé dans la chose publique, un agent du changement, comme revendiqué explicitement dans certaines cultures journalistiques ? Ces questions n’ont aucune réponse lisible sans une approche culturelle du fait journalistique.

Les enjeux liés à l’information méritent d’être compris dans la durée, à chaque niveau d’analyse : l’individu, les pratiques collectives, les entreprises et le marché, les systèmes médiatiques, les niveaux politiques et idéologiques. La critique dure et clivante a toujours été la plus bruyante. On peut suggérer que sa caisse de résonance joue un rôle dans la hausse des attaques, menaces et dénigrements dont sont victimes les travailleuses et travailleurs des médias (Conseil de l’Europe 2020, RSF 2018).

Olivier Standaert, Chargé de cours à l’Ecole de journalisme de Louvain (EjL) et co-directeur de l’Observatoire de Recherche sur les Médias et le journalisme (ORM – UCLouvain).

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