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Remboursement des médicaments : comment Pharma.be a torpillé une étude gênante

David Leloup
David Leloup Journaliste

S’appuyant sur une nouvelle loi votée en urgence juste avant l’été, le lobby de l’industrie pharmaceutique vient de torpiller une étude du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE). Sollicitée par Test-Achats et la ligue flamande contre le cancer, cette étude, désormais suspendue, visait à évaluer l’efficacité d’un système parallèle et opaque de remboursement de certains médicaments.

C’est un recommandé au picrate qui a atterri, lundi 19 septembre, sur le bureau de Raf Mertens, le directeur du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE). Signée par Catherine Rutten, la directrice de la coupole de l’industrie pharmaceutique Pharma.be, la lettre de deux pages enjoint Raf Mertens « de détruire toutes les données confidentielles en la possession du KCE, quel qu’en soit le format, y compris les données traitées et/ou agrégées ». Jo De Cock, l’administrateur général de l’Inami, a reçu une copie de la lettre.

De quelles données parle-t-on ? De données issues des annexes confidentielles de quelque 80 contrats signés depuis 2010 entre l’Inami et différentes firmes pharmaceutiques. Ces contrats fixent les modalités de remboursement de certains médicaments dont le remboursement justement avait été refusé par la Commission ad hoc de l’Inami (CRM), la voie normale utilisée par les firmes pharmaceutiques. Mais comme ces médicaments peuvent néanmoins apporter une réponse à un besoin médical non rencontré, une voie secondaire pour atteindre le Saint-Graal du remboursement – gage de ventes et donc de profits plus importants – a été mise en place en 2010. Elle est connue sous le doux nom d' »article 81″. Le remboursement est cependant temporaire (3 ans au début, 5 ans depuis peu) et est accordé sous certaines conditions, précisées dans les annexes de ces contrats.

Grand marchandage et enjeux colossaux

Ces contrats sont publics. Mais pas leurs annexes. Or ce sont précisément celles-ci qui contiennent les détails permettant de comprendre ce que l’Inami a exactement négocié avec les firmes. Tout un arsenal de mesures peut en effet être déployé afin de partager les risques financiers – c’est là tout l’enjeu – liés au remboursement de ces nouveaux médicaments dont l’efficacité clinique et l’impact budgétaire sont encore inconnus. Parmi ces mesures on trouve des accords prix/volume (le montant du remboursement varie selon le nombre de doses vendues), la collecte obligatoire de données cliniques (afin d’évaluer l’efficacité réelle du médicament après 3 ou 5 ans d’usage), des réductions de prix accordées par une firme sur d’autres médicaments qu’elle commercialise, la limitation du nombre de doses remboursées par patient, etc. « Bref, c’est une espèce de grand marchandage au cours duquel les firmes pharmaceutiques font certaines concessions à l’Inami. Des concessions qu’elles souhaitent garder secrètes pour ne pas que d’autres pays les leur réclament eux aussi », explique un médecin familier de la procédure. « Les enjeux financiers pour l’industrie sont colossaux. »

Depuis plus d’un an, deux chercheurs du KCE préparent justement une étude destinée à évaluer l’efficacité de ce système parallèle et opaque de remboursement de médicaments. L’étude avait été réclamée à l’automne 2014 par Test-Achats et la ligue flamande contre le cancer Kom op tegen kanker, lors d’un « appel à sujets » du KCE. Quel est l’impact de ces contrats sur le remboursement de ces médicaments ? L’Inami est-il assez « dur en affaires » lors des négociations avec les firmes ? Les objectifs initiaux des contrats ont-ils été atteints ? Quels obstacles devraient être surmontés ? Autant de questions auxquelles le KCE voudrait fournir des réponses claires. Car en instaurant cette procédure en 2010, on a ouvert la boîte de Pandore… « Les remboursements via la procédure « article 81″ permettent de dépasser légalement le plafond de remboursement autorisé », constate la députée Ecolo Muriel Gerkens. « Cela signifie que d’année en année, via ce processus, le secteur pharma parvient à faire rembourser des médicaments de manière supplémentaire et structurelle. Résultat, le budget alloué au remboursement des médicaments est en constante progression. »

« Pertinence de la recherche »

Toujours est-il que l’Inami a autorisé les chercheurs du KCE à consulter les documents nécessaires à leur étude, y compris les annexes des contrats. « Cela s’est fait au siège de l’Inami, sous strictes conditions de confidentialité », explique-t-on au KCE. « Aucun document n’a pu sortir, être photocopié ou copié sur clé USB. Différentes précautions informatiques ont même été prises au sein du KCE pour sécuriser les documents de travail des chercheurs. » Pour l’Inami, la demande des chercheurs était légitime et correctement « motivée » sur le plan de la « pertinence de la recherche » et de la « pertinence des données [demandées] par rapport au contenu et à la qualité de la recherche », peut-on lire dans un mémo interne destiné au big boss Jo De Cock et à Pedro Facon, le Monsieur « soins de santé » au cabinet de la ministre Maggie De Block.

Afin de respecter la confidentialité des annexes, les chercheurs du KCE avaient prévu que toutes les informations chiffrées seraient anonymisées et combinées (pour calculer des moyennes globales de réductions de prix ou de pourcentages à reverser à l’Inami, par exemple). Une façon d’évaluer le système globalement sans pointer du doigt des firmes en particulier. Et pourtant, dans sa mise en demeure, Catherine Rutten exige la confirmation écrite de Raf Mertens que ces informations ne seront pas utilisées, éditées, conservées ou traitées par le KCE. Ni directement. Ni indirectement. Ni de manière agrégée. Et ce dans le rapport en préparation « ou dans tout autre document ». Ce qui torpille donc de facto le rapport du KCE.

Infos détruites et étude suspendue

Son directeur nous a confirmé que les données tirées des annexes ont été détruites et que « l’étude 2015-13 est pour le moment suspendue ». Cela a été communiqué au conseil d’administration, lequel doit se réunir ce mardi matin. « Dans les semaines qui viennent », ajoute Raf Mertens, « le KCE va examiner la pertinence de poursuivre l’étude en se basant uniquement sur les données non confidentielles. Mais il n’est pas question de publier un rapport inodore et insipide, aux résultats flous sans vraie valeur ajoutée pour l’Inami et les décideurs. » Bref, l’étude, dont la publication était prévue pour mars 2017, pourrait très bien passer à la trappe…

Il faut dire que Catherine Rutten dispose d’une arme fatale : la loi du 22 juin 2016, promise à l’industrie par la ministre de la Santé Maggie De Block, dont l’article 12 renforce sévèrement la confidentialité des données en question. Avant cette loi, la confidentialité était déjà garantie par un « gentlemen’s agreement » signé entre l’Inami et Pharma.be. Celui-ci précisait que « si des questions liées à son application se posent (…), les parties concernées se concerteront afin de trouver une solution à l’amiable ». Ce n’est désormais plus possible : « Il peut uniquement être dérogé à ladite confidentialité en cas de procédure judiciaire et dans le cas où le demandeur entre de sa propre initiative dans une procédure de remboursement collective avec un ou plusieurs pays partenaires », précise l’exposé des motifs de cette nouvelle loi. Déroger à la confidentialité pour des raisons de recherche scientifique – le cas du KCE – n’est pas prévu dans le texte.

Une loi sur mesure contre l’étude 2015-13 ?

Le gouvernement Michel, par l’entremise de Maggie De Block, a déposé le projet de loi le 18 mai 2016 au parlement et demandé qu’il soit voté en urgence. Promulguée le 22 juin, publiée au Moniteur le 1er juillet, cette nouvelle loi « portant des dispositions diverses en matière de santé » est désormais entrée en vigueur. Elle met en oeuvre de nombreuses mesures du « Pacte d’avenir pour le patient avec l’industrie pharmaceutique » signé en juillet 2015 par Maggie De Block, Catherine Rutten (Pharma.be) et l’administrateur délégué de Febelgen (la coupole qui regroupe les entreprises de médicaments génériques et biosimilaires).

Il est troublant de constater que Pharma.be est représenté au conseil d’administration du KCE, où tous les projets d’études sont débattus et tranchés. Catherine Rutten en personne y siégeait quand l’étude sur la procédure « article 81 » a été validée début 2015. « Le pacte d’avenir, signé fin juillet 2015, a été précédé de plus ou moins 6 mois de discussions à huis clos entre le cabinet de Maggie De Block et le secteur pharma, et promet comme par hasard de couler dans la loi la confidentialité des annexes des contrats portant sur les médicaments soumis à la procédure « article 81″ », relève Muriel Gerkens.

Le porte-parole de Pharma.be, Stefaan Fiers, reconnaît que son organisation a grandement contribué à la rédaction du Pacte d’avenir, dont des mesures ont été traduites juridiquement dans la loi du 22 juin. « Mais ce n’est pas Pharma.be qui tenait directement le stylo lors de la rédaction du texte », précise-t-il. Le projet de loi a été rédigé par l’administration et le cabinet De Block.

L’intérêt du citoyen…

« La Ministre a pris cette mesure dans l’intérêt du citoyen », affirme pour sa part Els Cleemput, porte-parole de Maggie De Block. « La confidentialité des contrats permet de négocier des réductions importantes avec les entreprises en fonction de la gestion du budget des soins de santé. Nous parvenons ainsi à obtenir des prix plus bas que le prix facial pour les médicaments. La Ministre a décidé de couler cette mesure dans un texte de loi et a veillé à l’aligner sur la loi relative à la publicité de l’administration du 11 avril 1994 garantissant le caractère par nature confidentiel des informations d’entreprise ou de fabrication communiquées à l’autorité. »

« Ce critère est utilisé de manière abusive », estime Muriel Gerkens. « L’opacité signifie que des arrangements peuvent exister, que des pressions peuvent s’exercer, que la concurrence déloyale entre firmes peut être crainte, mais aussi et surtout que le patient et le citoyen qui contribue au financement des soins de santé n’a aucun contrôle ni capacité d’appréciation du coût des médicaments qui lui sont prescrits. »

Au travers du prisme politique, « l’intérêt du citoyen » est une notion décidément à géométrie très variable. En attendant, une chose semble sûre : le conseil d’administration du KCE risque d’être animé demain matin…

David Leloup

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