Carte blanche

Relancer les liens après le covid (carte blanche)

 » L’instant véritablement présent et plein, écrivait le philosophe Martin Buber, n’existe que s’il y a présence, rencontre, relation. [i] » À l’inverse, le temps de pandémie et de confinement que nous venons de traverser a été, pour beaucoup d’entre nous, un temps d’absence et d’isolement. Aussi, comme les mois passés peuvent éclairer les forces et faiblesses de notre État ou de nos entreprises, ce grand moment de glacis relationnel peut nous aider à mettre en perspective ce qui nous lien.

Douleur du délié

D’abord, le rationnement de la quantité de relations a confirmé en creux toute l’importance qu’elles ont. Si l’isolement a pu être l’occasion de respirations personnelles, il fut souvent douloureux. La croissance des détresses psychologiques et problèmes de santé mentale qu’indiquent aujourd’hui les acteurs de terrain est un ressac de cette vague.

Ensuite, la période traversée a révélé un problème de qualité relationnelle. La moitié des décès durant la première vague concernait des personnes âgées en institutions. Cette catégorie de personnes a été surreprésentée parmi les victimes. Même si les maisons de retraite peuvent être des endroits agréables, où un personnel attentionné prend soin des habitants, ce sont des lieux d’existence contrainte : on vit avec des gens qu’on n’a pas choisis, puisque la vie seule ou avec ceux que l’on aime n’est plus possible. Quel que soit le dévouement personnel de ces professionnels de métiers essentiels, force est de constater que l’absentéisme des travailleurs a été important. C’est compréhensible, tant la pression physique et psychologique était grande. Toutefois, il n’est pas irrespectueux de se demander : ceux qui ont abandonné leur poste auraient-ils abandonné leurs parents ? La même question se pose à l’égard d’asbl ou de services publics, notamment des CPAS, qui ont de fait réduit leurs services. En situation de crise, les liens fonctionnels n’ont pas toujours été à la hauteur des besoins relationnels.

Sur ce sujet comme sur d’autres, la pandémie a surligné une situation préexistante plus qu’elle n’a créé du neuf. Depuis des années, nous vivons de plus en plus isolés : à Bruxelles, près de 60% des ménages sont constitués de personnes seules ou de familles monoparentales[ii]. Et, depuis des années, la détresse des femmes et des plus pauvres ne cesse d’augmenter, touchant 20 et 25% de ces groupes. [iii]

Valeur du lien

Les liens ne sont pas toujours positifs ; l’exploitation ou l’oppression, la violence ou les rapports interpersonnels toxiques sont aussi des formes de relation. Mais ils sont nécessaires : aucun enfant ne peut se développer seul. Dès lors, nous n’avons pas d’autre choix que d’essayer de faire au mieux avec eux, de leur donner le plus de valeur possible. Pour faire simple, on peut considérer que des liens seront féconds s’ils permettent l’autonomie et le développement des personnes, la reconnaissance et la réciprocité, la confiance.

Ces liens-là sont positifs pour le bien-être individuel et la cohésion sociale. Il y a vingt ans, Robert Putnam a montré aux États-Unis la boucle vertueuse entre sociabilité et santé physique, mentale, bien-être et paix sociale[iv]. Chez nous aujourd’hui, Lieven Annemans constate un lien net entre bien-être et relations[v]. L’étude conjointe de l’UCL et des mutualités chrétiennes portant sur l’engagement volontaire arrive aux mêmes conclusions [vi].

Ces liens sont aussi positifs pour l’économie. Au niveau micro, les réseaux d’un entrepreneur facilitent par exemple la création de nouvelles entreprises. Et on sait que la performance économique et financière des entreprises familiales, aux liens denses, est supérieure aux autres[vii]. Au niveau macro, il existe une corrélation nette entre niveau de confiance entre individus et taux d’emploi[viii].

Enfin, ces liens sont positifs pour la vitalité démocratique. Il y a un siècle, les totalitarismes ont pris racine sur l’atomisation des individus[ix]. Aujourd’hui, les populismes de gauche ou de droite prospèrent sur les terres où les uns se méfient des autres[x].

à l’aune des relations

Au Royaume-Uni, le think tank Demos a réalisé un travail d’ampleur avec la population et des experts afin prendre la mesure de l’expérience de la Covid et d’en tirer des enseignements. 50 000 personnes ont été impliquées dans la collecte d’expériences, puis dans l’identification d’attentes de changement et d’un agenda d’action publique.

Le renforcement des communautés et du volontariat constitue l’un des axes de cette action. Il ressort de l’exercice collectif anglais que le lien aux groupes et familles a permis de limiter la casse sociale et psychologique pendant la crise. Dès lors, près des trois quarts des personnes interrogées pensent qu’une « stratégie de réparation et de renouveau doit construire sur cette ambition publique largement partagée pour plus de communauté, plus de collaboration et plus d’entraide ». Il faut « cesser de penser que la communauté est accessoire et la mettre au coeur de notre planification de rétablissement et de renouvellement. (…) L’activité gouvernementale devrait envisager comment mobiliser l’action communautaire et le volontariat, comme moyen d’améliorer les résultats et l’efficacité. » [xi]

Cette approche devrait nous inspirer. Chez nous aussi, le volontariat est un moyen d’action décisif. Pendant la crise, des asbl ont réussi à augmenter leur activité grâce aux volontaires alors que des structures publiques étaient étranglées. Et, parmi les actions les plus porteuses en matière de lutte contre la pauvreté, les associations qui travaillent avec des bénévoles sont souvent plus efficaces et efficientes que les autres.

Le renforcement du tissu associatif est donc souhaitable. Pour autant, il importe de revoir l’articulation entre les associations, l’État et le monde politique. Car celui-ci instrumentalise souvent les asbl à des fins étrangères à leur objet. Il nous faut travailler à un « new deal associatif » : du côté des asbl, davantage de rigueur dans la définition, la gestion et l’évaluation des projets, plus d’attention aux volontaires, à la mutualisation sectorielle ou locale ; du côté des pouvoirs publics, des financements plus structurels, une simplification des règles et moins d’interventions indues.

Outre les mesures en faveur du volontariat, une réflexion concernant l’impact des politiques à l’aune des relations devrait aussi être mise en place. Comme on s’interroge sur la légalité d’une mesure ou sur son impact environnemental, on pourra se demander systématiquement quel est, par exemple, l’impact relationnel de tel aménagement urbain ou de telle réforme pédagogique. Enfin, dans notre société largement organisée en silos, développer les liens entre acteurs des divers champs très séparés (social, entreprises, enseignement ou administration…) ne pourrait qu’être fructueux.

La relance économique et sociale, pour l’essentiel matérielle, est aujourd’hui une évidence. On peut penser qu’elle n’agira en profondeur qu’à la condition de pouvoir prendre appui sur une relance des liens, sur cet immatériel qui nous permet de coexister. Alors, à nouveau, nous pourrons revivre pleinement.

Joël Van Cauter – Philosophe et économiste à Itinera

Filosoof en econoom, verbonden aan de denktank Itinera

[i] M. Buber. (2012). Je et tu. Paris : Aubier, p. 45

[ii] Données Statbel : https://statbel.fgov.be/fr/nouvelles/les-personnes-seules-et-les-familles-monoparentales-representent-45-des-menages-belges

[iii] Données du Bureau du Plan : https://indicators.be/fr/i/G03_PSD/Détresse_psychologique

[iv] Putnam, R. (2002). Democracies in Flux: The Evolution of Social Capital in Contemporary Society. New York : Oxford University Press

[v] https://belgesheureux.be/enquete-nationale-du-bonheur/

[vi] Morton J., Rimé B. et al. (2020). « Le volontariat, c’est bon pour la santé ». Éducation santé , numéro 363, en ligne sur http://educationsante.be/article/le-volontariat-cest-bon-pour-la-sante/;

[vii] Cinera M. et Volckaert. (2019). L’intendance des entreprises familiales. Bruxelles : Itinera.

En ligne sur https://www.itinerainstitute.org/wp-content/uploads/2019/05/Intendance-des-entreprises-familiales.pdf

[viii] Algan Y. et Cahuc, P. (2007). La société de défiance. Paris : éditions de l’Ulm

[ix] Voir Arendt, H. (1972). Le système totalitaire. Paris : Seuil.

[x] Voir notamment Algan, Y., Beasley, E., Cohen, D. et Foucault, M. (2019). Les origines du populisme. Paris : Seuil.

[xi] « Build back stronger » : voir le rapport en ligne sur https://demos.co.uk/wp-content/uploads/2021/03/Build-Back-Stronger.pdf

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