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Recherche bateliers, jeunes et motivés

Le Vif

D’ici à 2030, l’Europe aura besoin de trente mille nouveaux bateliers sur ses voies fluviales. Mais ils se font rares. Les enjeux économique et écologique changeront-ils la donne?

Le long de la cale, le plat-bord est étroit. Pas question de presser le pas sous peine de valser à l’eau. Entre deux bollards d’amarrage, Quentin jette un œil au chargement en cours. «On en a encore pour une heure», lâche-t-il, une fois arrivé à la proue de Tercophin I, bateau de 110 mètres de long et 11,4 mètres de large.

Ce jeudi midi, quai Gransart à Antoing, le jeune capitaine embarque deux mille tonnes de composants pour ciment à destination de Rotterdam. «On pourrait monter à trois mille mais il n’y a qu’une soixantaine de centimètres de profondeur sous le fond, on risquerait de toucher le sol», précise-t-il. Avec une vitesse moyenne de 9 km/heure sur l’Escaut et 15 km/heure sur les grandes eaux néerlandaises, il pourrait rallier «le Manhattan de la Meuse» en deux grosses journées.

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Engranger de l’expérience

A 20 ans à peine, Quentin parcourt déjà les voies fluviales de Belgique, des Pays-Bas et du nord de la France. Indépendant, il reçoit des missions de deux compagnies dont il conduit les bâtiments deux à trois semaines par mois. «C’est la solution idéale quand on débute, ajoute-t-il. Cela me permet d’engranger de l’expérience et de me faire un peu d’argent sans prendre trop de risques, même si j’ai quand même une embarcation à 2,8 millions d’euros – à vide – entre les mains.»

Le chargement terminé, Quentin referme la cale en plaçant des écoutilles à l’aide d’un joystick, puis remonte au poste de pilotage, à la poupe. Il enlève ses chaussures, à la fois pour être plus à l’aise et éviter de salir l’intérieur parfaitement propre de ses quartiers. «Beaucoup de gens ont en tête une image vieillotte de la péniche, déplore le jeune homme. Déjà, le terme est un peu dépassé et plutôt réservé aux embarcations en bois du siècle dernier. Et puis, on ne vit pas dans un abri poussiéreux avec une petite kitchenette, c’est un bel appartement, voire une maison.»

Les confortables bateaux d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les péniches en bois d’antan.
Les confortables bateaux d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les péniches en bois d’antan. © Anthony Dehez

Une maison sur l’eau

Sous le poste de pilotage, 100 m2 de chambres, salle de bains avec bain à remous, cuisine et salon équipés s’exposent effectivement à la lumière du jour. «Comme on se succède constamment avec deux autres capitaines, j’emporte toujours tout avec moi. S’il me manque quelque chose, je dépose ma voiture à terre et je vais faire les courses dans la ville où je débarque.»

Une cinquantaine de kilomètres après le départ, aux alentours de l’écluse de Kerkhove, les deux matelots polonais et philippin qui accompagnent Quentin nettoient le pont à grande eau pour retirer l’excès de composant de ciment collant. A la manette, le capitaine salue les collègues bateliers qu’il croise. «Sur les plus petites voies, c’est assez convivial, souffle-t-il. Mes grands-parents étaient “du bateau” donc les gens se souviennent de mon nom de famille quand on discute par mariphone ou aux écluses. Parfois, on s’organise pour amarrer ensemble et se faire une bouffe.»

Touche-à-tout

Le reste du temps, il est assez seul «sur son île», parfois pendant plusieurs journées consécutives. Lui, ça l’arrange: il se dit solitaire et de toute façon moins stressé sur l’eau qu’à terre. «A bord, chaque jour est différent et je touche à plein de corps de métier: la conduite, l’électricité, la mécanique, l’administratif, la gestion du personnel, les langues…»

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Le bateau-école

Tournai, un mois plus tôt. Le Province de Liège I est amarré quai Taille-Pierres, son équipage se charge de réparer la nacelle qui le relie à la terre ferme. Plusieurs professeurs et élèves de l’école de batellerie de Huy viennent de naviguer à travers Meuse, Sambre, canaux du Centre puis de Nimy-Blaton et enfin Escaut pour assister à l’inauguration du pont des Trous dans la Cité aux cinq clochers. «Pour nous, c’est une occasion unique de faire savoir qu’il existe un bateau-école basé à Huy et de mettre en évidence notre formation», sourit Pascal Roland.

Le directeur de l’établissement scolaire flottant reçoit dans cette salle de classe particulière. Au tableau, les traces d’une leçon sur la TVA. Il n’y a pourtant pas eu cours ces derniers jours, les six étudiants ayant profité du voyage pour mettre en application les principes de la batellerie. «On ne navigue plus comme dans les années 1960, reprend Pascal Roland.

« C’est la machine qui fait l’effort »

Avant, il fallait une sacrée force pour tourner la barre mécanique du gouvernail. Aujourd’hui, avec un moteur de 700 chevaux et une petite manette pour commander, c’est la machine qui fait l’effort. Cette technologie-là permet notamment de naviguer seul et d’emprunter des passages plus étroits. Cela attire assez bien les jeunes

A 9 km/heure sur l’Escaut et 15 km/heure sur les grandes eaux néerlandaises, deux grosses journées sont nécessaires pour rallier Rotterdam.
A 9 km/heure sur l’Escaut et 15 km/heure sur les grandes eaux néerlandaises, deux grosses journées sont nécessaires pour rallier Rotterdam. © Anthony Dehez

1 200 bateliers

Pourtant, de six mille dans les années 1980, le nombre de capitaines belges est passé à 1 200 aujourd’hui, dont environ 250 wallons. La faute, entre autres, à la fermeture de nombreux sites sidérurgiques liégeois et à l’image vieillotte du secteur. Il y a donc moins de bateaux, mais ceux qui restent à l’eau sont plus longs, donc plus chargés. En 2021, les 1 500 kilomètres de voies navigables du pays ont vu transiter 166 millions de tonnes de minéraux, matériaux de construction, pièces de mobylette, chaussures, lait, hydrocarbures, vêtements ou encore électroménagers.

Moins polluant, moins énergivore

D’ici à 2030, l’Europe aura besoin d’environ trente mille nouveaux navigateurs sur ses voies fluviales. L’inévitable conséquence de l’avancée de la pyramide des âges et de la désertion du secteur. Pascal Roland prend son air grave, puis s’interrompt. «Vous n’entendez pas? Un convoi de quatre-vingts camions nous dépasse.»

Façon pour le directeur du bateau-école d’ironiser sur l’irruption presque silencieuse d’un bateau de deux mille tonnes à quelques mètres de nous. «A la tonne, le transport par voie fluviale est cinq à sept fois moins polluant et énergivore que le routier. Et il fait moins de bruit, ajoute-t-il. Si les 33,6 millions de tonnes de marchandises acheminées en Wallonie en 2020 avaient été placées dans des camions, ils se seraient succédé sur à peu près trente mille kilomètres.»

Une partie de la solution

Sans faire preuve d’animosité envers le transport routier pour autant, il est persuadé que le commerce fluvial constitue une partie de la solution de la mobilité de demain. «Imaginons que l’on ne puisse plus rentrer dans une ville avec des véhicules de livraison. Il suffirait d’installer une petite plateforme multimodale pour pouvoir débarquer un meuble Ikea ou d’autres marchandises qui partiraient ensuite par vélos cargos. On ira plus loin en faisant collaborer les différents moyens de transport

Ambre, 17 ans, a eu le coup de foudre. Sa vie, elle la passera sur un bateau.
Ambre, 17 ans, a eu le coup de foudre. Sa vie, elle la passera sur un bateau. © Anthony Dehez

Deux avancées

Deux projets de grande ampleur devraient, en tout cas, booster le secteur du transport fluvial. D’un côté, le canal Seine Nord-Europe, qui reliera l’Escaut à la Seine parisienne et permettra le passage de convois de 4 500 tonnes.

De l’autre, le pilotage à distance, puisqu’il sera de plus en plus facile de commander trois à quatre barges en même temps à partir d’un ordinateur, depuis un bureau. Il faudra pour cela continuer à recruter des capitaines.

Quentin, 20 ans, aime être seul sur «son île», moins stressé sur l’eau qu’à terre.
Quentin, 20 ans, aime être seul sur «son île», moins stressé sur l’eau qu’à terre. © Anthony Dehez

Coup de foudre

Ambre prévient d’emblée: c’est une fausse rousse. Mais une vraie personnalité. Piercing dans le nez et lunettes noires par-dessus, l’unique fille à bord de Province de Liège I est aussi l’une des trois seuls élèves de l’école, tout niveaux confondus, à ne pas être issus d’une famille de bateliers, contrairement à son ex.

«La première fois que j’ai rencontré ses parents, ils m’ont directement mise à la barre», rembobine-t-elle du haut de ses 17 ans. J’avais les jetons, mais dès que j’ai posé mes mains sur le macaron, j’ai senti une connexion. C’était comme un coup de foudre, mais avec le bateau.»

3 500 à 4 000 euros net

Dégoûtée par l’enseignement général – «J’y ai été victime de harcèlement» –, Ambre a d’abord cru que son avenir se tracerait dans la puériculture, «mais je ne m’y suis pas plu». Elle a alors laissé parler son cœur en s’inscrivant à l’école de batellerie de Huy, où trois ans de formation l’attendent encore.

«Ce n’est pas un milieu évident pour une fille», concède-t-elle. «Il arrive que mes capacités soient remises en question par mes camarades. Il y a encore ce cliché de la femme moins intéressée par le métier que par ses cheveux et ses ongles. C’est con: je fais toujours une queue de cheval et je ne mets jamais de vernis!»

Peu importe si elle doit bousculer le milieu, Ambre est motivée. Par le cadre de travail, la technologie, «la liberté de se sentir soi-même» et le salaire aussi, qui peut voguer entre 3 500 et 4 000 euros nets dès la première année.

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Elle sera d’abord salariée, mais rêve d’avoir son propre bateau, de bourlinguer sur la Seine, la Moselle, le Rhin et plus loin encore en Europe. «J’aimerais bien avoir deux enfants, ajoute-t-elle. Ils passeront leurs premières années avec moi à bord, puis s’ils ne veulent plus de cette vie-là, je ne les forcerai pas. Comme le métier s’est modernisé, je pourrai revenir plus souvent à terre.» Mais toujours sans vernis à ongles.

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