Maxime Lambrecht

Quand les apologues de la liberté d’expression veulent réprimer « l’apologie du terrorisme »

Maxime Lambrecht chercheur à l’UCL

Au moment même où nos voisins français commencent à se rendre compte des dangereuses dérives liberticides de leur délit d’apologie du terrorisme, certains estiment qu’il serait opportun d’importer l’idée chez nous.

Pour rappel, le nouvel article 421-2-5 du code pénal français érige en infraction de droit commun le fait de « faire publiquement l’apologie » d’actes de terrorisme. Ces derniers temps, la vague d’émotion suscitée par le terrible attentat à Charlie Hebdo a poussé les autorités à recourir abondamment à cette nouvelle infraction : en deux semaines, près de 150 procédures ont été entamées, qui ont déjà abouti à de nombreuses condamnations.

Citant l’exemple français, Denis Ducarme, au nom du groupe MR, a récemment proposé d’introduire une infraction similaire en droit belge. Commençons par noter que la valeur ajoutée d’une telle infraction en droit belge n’est pas évidente au regard de notre arsenal juridique anti-terroriste déjà abondamment (voire excessivement?) fourni en la matière, le code pénal prévoyant déjà un délit d’incitation à la commission d’infractions terroriste (art. 140bis), ainsi que des dispositions plus classiques réprimant les menaces d’attentat contre les personnes (art. 327) ou la rébellion contre les officiers de police (art. 269).

Sur le principe, il paraît en outre paradoxal voire même contre-productif d’espérer lutter contre le terrorisme en emprisonnant les personnes qui tiendraient des discours radicaux. En effet, le milieu carcéral est un lieu de radicalisation par excellence, où se forment les réseaux criminels, comme en témoigne le parcours des auteurs de l’attentat à Charlie Hebdo.

On pourrait poursuivre ainsi, et avertir les auteurs de la proposition de loi en évoquant ses risques prévisibles. Mais en l’occurrence, il suffit de consulter la presse française pour découvrir un nombre sans cesse grandissant de dérives bien réelles. Parmi les cas les plus aberrants, citons celui de cette femme condamnée à 6 mois de prison ferme pour s’être écriée lors d’une dispute avec des agents SNCF : « Je ferais tout sauter si j’avais une bombe »[1]. Ou celui de ce jeune homme condamné à 2 ans de prison ferme pour avoir lancé à un policier qui était en train de l’arrêter « Sur la vie du prophète, tu vas aller en enfer »2. Ou encore, très récemment, cet enfant de huit ans convoqué par la police pour des faits d’apologie du terrorisme, sur dénonciation de son école[2].

Malheureusement, la proposition de loi envisagée Denis Ducarme ne semble pas tirer les leçons de l’expérience française, puisque sa formulation, plus large encore, réprimerait tout propos « qui sciemment, véhicule (notamment sur internet et les réseaux sociaux), une opinion qui approuve, cherche à justifier, présente l’infraction terroriste sous un jour acceptable ou minimise grossièrement l’impact d’une infraction terroriste, légitimant ainsi l’idéologie ayant présidé à la commission de l’infraction terroriste ». Dans ces conditions, n’importe quelle discussion sur des actes terroristes risquerait d’exposer leurs auteurs à des poursuites judiciaires. Sans compter que la notion de « terrorisme » est fondamentalement fluctuante, imprécise et laissant une trop large part à l’arbitraire; faut-il rappeler que Nelson Mandela fut longtemps considéré comme un dangereux terroriste ?

Dans le contexte actuel, une telle proposition est en outre particulièrement dérangeante. Elle crée en effet un véritable délit d’opinion. Pour ne prendre qu’un seul exemple, un adolescent français est actuellement poursuivi pour apologie au terrorisme pour avoir publié sur Facebook une parodie d’une couverture de Charlie Hebdo (« Charlie Hebdo c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles »)[3], comble de l’ironie pour un hebdomadaire satirique devenu l’emblème de la liberté d’expression.

La liberté d’expression, c’est aussi exprimer des opinions u0022qui heurtent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la populationu0022, selon la Cour européenne des droits de l’homme

Comment ne pas éprouver un sentiment d’hypocrisie quand, deux semaines à peine après que tout le monde a manifesté, main sur le coeur, son attachement à la liberté d’expression, on propose de créer un nouveau délit d’expression aux contours mal définis et particulièrement larges ? Comment se défaire d’une impression d’un « deux poids, deux mesures » quand les ardents défenseurs de la liberté de caricaturer le prophète Mohammed proposent aujourd’hui de rendre punissables des propos certes provocateurs, choquants, de mauvais gout (comme Charlie Hebdo ?), mais ne présentant souvent aucune menace directe pour la sécurité ? La liberté d’expression, ce n’est pas seulement la liberté d’exprimer des propos jugés acceptables par une majorité de la population. C’est aussi la liberté d’exprimer des opinions « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population », selon les termes inlassablement répétés par la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans son discours de Nouvel an, le Premier Ministre Charles Michel a appelé à ne pas tomber dans le piège des terroristes, et à ne « pas céder à la panique » ni « aux peurs, aux cris de haine, aux désirs de vengeance », plaidant pour une société ouverte, plurielle et libre. Nous appelons tous ceux qui sont sincèrement attachés à la liberté d’expression et aux valeurs démocratiques à suivre le sage conseil du Premier Ministre, en refusant d’adopter sous le coup de l’émotion de telles lois liberticides.

Maxime Lambrecht (chercheur à l’UCL)

Karim Sheikh Hassan (avocat)

Mathias El Berhoumi (professeur invité à l’USLB)

Martin Bouhon (assistant à l’UCL)

Pierre-François Docquir (vice-pdt CSA.be, prof. IHECS)

Céline Romainville (chargée de cours à l’UCL)

Quentin Van Enis (maître de conférence à l’UNamur, avocat)

[1] Le Figaro, 21/01/2015

[2] L’Obs, 20/01/2015

[3] Ouest France, 17/01/2015

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