Tony Demonté

Prépensions : quelques pistes de réflexion de la CNE

Tony Demonté Secrétaire Général adjoint de la CNE

Dans une carte blanche, Tony Demonté, secrétaire général adjoint de la CNE, le Centre national des employés, nous livre ses réflexions sur les prépensions.

Lorsqu’ils parlent de fins de carrière et plus précisément de prépensions (appelées officiellement RCC aujourd’hui), ses détracteurs nous opposent régulièrement trois arguments principaux :

  • La prépension coûte très (trop) cher à la collectivité.
  • La suppression de la prépension n’a pas d’incidence négative sur le chômage des jeunes.
  • La prépension a démontré son inefficacité pour réguler les crises parce que le taux de chômage des jeunes reste extrêmement haut.

Le coût financier de la prépension dépend de l’incidence que l’on accorde – ou pas – à la prolongation de la carrière sur l’augmentation du taux de chômage des jeunes.

Il nous semble évident qu’il y a un lien direct entre prolongation des carrières et augmentation du chômage des jeunes. En effet, pour que nous renoncions à ce constat, il faudrait nous prouver que le maintien au travail des plus âgés va avoir comme effet d’augmenter la demande de main-d’oeuvre globale pour ne pas diminuer le travail disponible (déjà insuffisant) pour les jeunes.

C’est une théorie à priori absurde, tant sur un plan économique que de gouvernance capitaliste d’entreprise.

Un exemple d’actualité : Delhaize va supprimer 1800 emplois sur ses différents sites belges. Delhaize compte en son sein 1300 travailleurs âgés de plus de 55 ans. La direction est claire : si ces travailleurs peuvent être prépensionnés, pas de problème, l’entreprise payera le complément. Si la prépension est supprimée, l’entreprise est tout aussi claire, elle ne renoncera pas pour autant à sa volonté de supprimer 1800 postes de travail.

Dans ce cas, les travailleurs âgés licenciés (les moins performants dont l’entreprise voudra nécessairement se débarrasser) deviendront chômeurs plutôt que prépensionnés.

Pour compenser les non-prépensionnés qui resteront au travail, d’autres, plus jeunes par définition et généralement les derniers arrivés, seront les licenciés de substitution.

Cela vaut tout autant pour un licenciement individuel. Jusqu’à preuve du contraire, la préoccupation de l’employeur n’est pas de garder telle ou telle catégorie de personnel, mais d’ajuster continuellement le nombre et le profil des personnes nécessaires pour dégager les meilleures marges bénéficiaires possible. C’est ainsi que fonctionnent les entreprises privées, qu’on le veuille ou non.

Conséquence en terme de coûts pour la collectivité en cas de licenciement sans prépension

  • Les âgés licenciés, qui seront sans doute les moins productifs deviendront chômeurs et le resteront jusqu’à l’âge de la pension légale vu l’état du marché du travail.
  • L’indemnité de chômage épargnée pour les âgés restés au travail sera dépensée pour indemniser les travailleurs licenciés « à leur place »
  • Le fait que le travailleur licencié devienne chômeur plutôt que prépensionné dispensera l’employeur de lui payer un complément d’entreprise. Outre l’appauvrissement du travailleur âgé licencié, cela occasionnera des pertes pour l’état en terme de cotisations de sécu, de rentrées fiscales et de taxes sur la consommation qui ne sera plus possible avec des revenus amputés du complément d’entreprise.
  • Il y aura aussi le coût pour la collectivité de jeunes au chômage avec des coûts directs (indemnités, formations, accompagnement…), mais aussi des coûts indirects (précarisation des familles, no futur pour les jeunes, effets sur l’augmentation de la délinquance…)

Bref, de façon évidente, renoncer aux prépensions coûte très cher à la collectivité.

Autre argument utilisé souvent par les opposants à la prépension : alors qu’elle existe depuis plus de trente ans, la prépension n’a pas permis de diminuer le taux de chômage des jeunes.

Cet argument nous paraît pour le moins simpliste, voire carrément absurde.

Alors qu’on essaie de le soigner depuis 100 ans, des gens meurent toujours du cancer du poumon. Nous viendrait-il à l’esprit pour autant de remettre en cause la pertinence de la recherche et des traitements pour essayer de le guérir ?

Qui oserait affirmer qu’avoir diminué de plus de moitié la durée du travail depuis 100 ans n’a pas eu d’effet positif sur le taux de chômage des jeunes quand bien même il reste important ? Quel serait donc notre taux de chômage si le temps plein était toujours de 60 heures/semaine, 52 semaines par an et de 14 à 65 ans ? Il serait évidemment dramatiquement plus important encore que celui d’aujourd’hui.

Si la prépension n’avait pas existé, le taux de chômage des jeunes qui est déjà bien trop élevé le serait bien plus encore aujourd’hui.

Nous sommes dès lors certains que si la prépension n’avait pas existé, le taux de chômage des jeunes qui est déjà bien trop élevé en Wallonie et à Bruxelles le serait bien plus encore aujourd’hui.

Les opposants à la prépension utilisent aussi régulièrement des statistiques, émanant généralement de pays nordiques, qui visent à démontrer qu’on peut avoir un taux de chômage bas, à la fois pour les âgés et pour les jeunes. Donc, selon ces statistiques, maintenir les âgés au travail ne voudrait pas dire augmentation du chômage des jeunes.

Cela nous paraît un raccourci pour le moins hasardeux.

Certes, ces statistiques sont correctes, mais ce qu’on oublie de nous dire, c’est que les marchés du travail pris en exemple sont globalement en meilleure santé que le nôtre.

En fait, pour constater la faiblesse de l’argument, il faut observer que chaque fois, le ratio entre le nombre d’emplois disponibles et le nombre de personnes en âge de travailler y est bien supérieur au nôtre. Pas étonnant dès lors que le taux de chômage de l’ensemble de la population soit plus bas que dans notre pays, y compris pour ceux qui ne sont ni jeunes ni vieux…

Alors pourquoi ces attaques contre les mesures de fin de carrière ?

La réponse est idéologique et communautaire par certains aspects.

Du côté des employeurs :

La FEB est pour la suppression des prépensions.

Mais aujourd’hui encore, de façon un peu paradoxale, les secteurs et les entreprises sont plutôt favorables à garder la possibilité de conclure des CCT de prépensions. Cet attrait est justifié principalement par trois éléments :

D’une part, la prépension reste un outil utile pour gérer une restructuration dans un climat social le moins explosif possible.

Le second avantage est que l’évolution des rythmes dans les entreprises (qu’ils soient physiques, technologiques, en terme d’adaptabilité continuée…) fait que les travailleurs âgés ont de moins en moins leur place dans l’entreprise « moderne ». Et les employeurs sont satisfaits d’avoir une possibilité « humaine » de s’en débarrasser.

Enfin, le coût de la prépension pour les entreprises en difficulté ou en restructuration est compensé en bonne partie par la possibilité de réduire les préavis à six mois.

Du côté de la droite politique, on est radicalement contre :

Pour la droite politique (comme dit plus haut, ralliée en cela par l’interprofessionnelle patronale, la FEB) l’objectif est bien de mettre en oeuvre un principe économique bien libéral. Il s’agit d’améliorer la qualité du NAIRU belge (ou nawru = taux de chômage qui n’augmente pas l’inflation).

Fruit d’une théorie libérale disant qu’il y a un lien entre le taux de chômage et l’inflation, le nairu est un indice utilisé dans tous les pays de l’OCDE (suivant une méthode mise au point par la commission européenne) pour déterminer quel est le taux de chômage suffisant pour juguler l’augmentation des salaires et par conséquent juguler l’inflation.

C’est ainsi que par exemple, le Bureau fédéral du Plan, dans son rapport 2006-2011 (N° 3-1509), établissait qu’en Belgique, un « nairu » souhaitable se situait à un taux d’au moins 13 % de chômage !

Pas vraiment de problème pour notre pays… Globalement. Si ce n’est que selon la commission européenne, un bon nairu, celui qui jugule salaires et inflation, exige de compter des chômeurs qui mettent concrètement la pression sur les travailleurs et sur leurs conditions de travail… Ce qui n’est pas le cas de prépensionnés qui, grâce au complément d’entreprise, ont suffisamment de moyens pour vivre, ne recherchent plus d’emploi et ne mettent donc plus aucune pression sur ceux qui ont un emploi.

Selon la commission européenne, si on retire les prépensionnés, le taux de chômage en Belgique devient problématiquement bas pour juguler notre inflation, particulièrement au nord du pays…

Conclusion, le souci principal de la droite libérale n’est donc pas de maintenir les âgés au travail, mais seulement d’en faire de « bons » chômeurs, qui se pressent aux portes des entreprises et rendent ainsi les travailleurs avec emploi plus raisonnables dans leurs revendications salariales.

Des aspects communautaires :

Les mesures contre les prépensions veulent répondre surtout aux réalités socio-économiques et politiques de la Flandre :

Notre pays connaît une situation socio-économique bien différente, selon qu’on soit en Wallonie/Bruxelles ou en Flandre.

En matière de prépension, en Flandre, le nombre de prépensionnés a augmenté de 3 % entre 2000 et 2014.

En Wallonie, le nombre de prépensionnés a diminué de 12 % sur la même période. En région bruxelloise, le nombre de prépensionnés a diminué de 38 %…

À l’inverse le taux de chômage des jeunes en Flandre sensiblement moins important par rapport aux autres régions (c’est d’ailleurs ainsi que 85 % des jeunes touchés par les mesures prises sur les allocations d’insertion seront wallons ou bruxellois).

D’autre part, sur un plan politique, la division du pays s’accroît de scrutin en scrutin. 55 % des Flamands ont voté pour une droite (très) dure. 70 % des francophones ont voté pour des partis allant de la gauche radicale au centre.

Conclusion, les francophones sont doublement sanctionnés :

  • En matière de fins de carrière (comme pour le reste d’ailleurs) le gouvernement fédéral prend des mesures très libérales qui correspondent à la volonté d’une majorité de l’électorat flamand (de droite), mais qui ne correspondent pas à la volonté d’une grande majorité de l’électorat francophone (de centre gauche)
  • D’autre part, les mesures contre la prépension trouvent une certaine logique en Flandre puisqu’on y compte beaucoup de prépensionnés et peu de jeunes au chômage. À l’inverse, supprimer la prépension en Wallonie et Bruxelles est un non-sens social et économique…

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