© Sammy Slabbinck

Pourquoi la politique belge est devenue une guerre tribale

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

La semaine dernière, l’escalade entre Theo Francken et Jeune Ecolo a montré une nouvelle fois que la politique belge se trouve dans un état de guerre permanent. Les politiques aiguisent leurs couteaux : ce n’est plus la vieille pilarisation qui divise le pays, mais un nouveau tribalisme.

La photo présentant Theo Francken en soldat de l’Allemagne nazie, les nombreuses déclarations et les tweets de ce même Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration… On commence à en avoir l’habitude. Tout comme on n’est plus étonné par les discussions amères autour du Père Fouettard, le burkini, l’abattage rituel et bientôt la circoncision parmi les musulmans et les juifs. Depuis longtemps déjà, le véritable problème n’est plus le « durcissement » proverbial du débat politique. La crise est nettement plus approfondie que la communication. Elle touche tout le système politique.

Le fait est que l’activité politique ne fonctionne plus, ou plus comme avant. Les observateurs le constatent avec inquiétude. Des années quarante à la fin des années quatre-vingt, c’était la pilarisation classique d’après-guerre qui déterminait, tant la société civile que le processus décisionnel politique. La population était divisée en camps : la gauche contre la droite, les Wallons contre les Flamands. Sur le terrain, les coups pleuvaient sec. Tant les manifestations pour la guerre scolaire que les marches communautaires sur Bruxelles et les Furons étaient constellées de violences.

Les médias liés aux piliers aimaient jeter de l’huile sur le feu. Dans les années quatre-vingt, la Flandre connaissait déjà de vives oppositions et de petites méchancetés. Cependant, l’élite politique s’est finalement toujours retrouvée dans le giron de gouvernements de coalition. La politique belge vivait dans un état permanent de conflits et de concertation et d’accord permanents. Le sociologue Luc Huyse qualifiait très justement cet état de « paix armée ».

Dans les années nonante, la lutte purement politique ou philosophique semblait pratiquement révolue pour culminer au temps des gouvernements violets et presque post-idéologiques de Guy Verhofstadt avec Steve Stevaert, le président du sp.a, comme chef de file : la Flandre est pleine de socialistes, disait-il, mais ils ne le savent pas encore. Pour attirer tout le monde, il se servait de messages pas trop conflictuels.

« La ville n’est pas à tout le monde »

Est-ce en réaction à la coalition violette qu’un politique cherchant la confrontation dure s’est levé, le coryphée du CD&V Yves Leterme ? Son ascension a signé le retour du slogan blessant. Sa phrase principale « Qui croit encore ce que disent ces gens ? » dégoulinait de dédain pour ses concurrents : « ces gens » – des personnes qu’on préfère ne pas fréquenter. Leterme a même comparé la RTBF à Radio Mille Collines, la radio qui a incité au génocide au Rwanda qui a fait un demi-million de victimes.

Après Leterme, il y a un über-Leterme du nom de Bart De Wever. Au début, le président de la N-VA se limitait encore aux actions communautaires, même si elles étaient plus virulentes que ce qu’on avait l’habitude de voir. Pour De Wever, il ne s’agissait plus simplement de flamand ou wallon, de français ou néerlandais. Sa véritable lutte concerne l’essence du pays. Pour le Geist de la société, au sens où l’entend le philosophe allemand Hegel. Son message fondamental s’intitule : le Geist de la Wallonie est vraiment socialiste, celui de la Flandre conservatrice de droite. Les deux régions possèdent une identité différente. Il s’est rapidement avéré que ce raisonnement avait une conséquence importante pour les rapports internes flamands. Ici, la gauche avait intérêt à compter pour du beurre. Du coup, beaucoup de progressistes se sentent traités de « mauvais Flamands ».

À cette division s’est ajoutée une composante de civilisation. Après les attentats à Paris et à Bruxelles, la N-VA a reproché leur islamo-socialisme aux politiques de gauche. L’entrée de Bart De Wever à l’hôtel d’Anvers en 2013 a fait disparaître le slogan de son prédécesseur socialiste Patrick Janssens: « la ville est à tout le monde ». « La ville n’est pas à tout le monde », jurait De Wever. Il n’a jamais visé la communauté de migrants en tant que telle, mais c’est ainsi que cela a été pris – d’autant plus qu’il avait déclaré que les « berbères » causaient beaucoup de nuisances.

Bien entendu, la N-VA est et était déterminante pour le débat, et De Wever était le politique qui tenait le crachoir. À la Chambre, la N-VA comptait même un siège de plus en 2014 (33) que le CD&V (18) et l’Open VLD (14) réunis. Ce poids électoral se traduisait en une grande réceptivité sociale pour ses messages. Non seulement pour le fond, mais aussi pour le ton et le langage, ce qui a mené à son tour à la ségrégation croissante de la société flamande.

Contrairement à Steve Stevaert, Bart De Wever ne se veut pas l’ami de tout le monde. La N-VA réunit les Flamands du même bord dûment conscients de leur particularité, leur identité, et qui participent au débat politique et social depuis cette identité. En réaction, d’autres Flamands vont également former ce genre de groupes. Ces nouvelles alliances ne sont plus de nature religieuse et idéologique. Elles ne se targuent plus non plus d’un réseau fort d’organisations développées, telles que les piliers classiques. Elles sont identitaires de nature : celui qui se sent impliqué dans un groupe, le fait presque totalement, car il s’agit d’identité.

Les membres de nouveaux groupes politiques ne partagent pas seulement les positions politiques et sociales, mais souvent aussi des goûts et de larges préférences culturelles. Et surtout : ils partagent aussi ce qu’ils n’aiment pas, ce qui ne leur revient pas. C’est pourquoi les opposants politiques sont à nouveau de véritables ennemis. Leurs idées et leurs réalisations sont violemment combattues. Les N-VA sont contre les syndicats, contre les indemnités sociales trop gratuites, contre trop d’indulgence envers les musulmans. Ils ne laissent pas passer une occasion de remettre leurs opposants politiques à leur place.

Au fond, les hostilités ont été ouvertes par une affiche N-VA présentant dix ex-ministres socialistes des pensions comme de demi-gangsters: « Qu’est-ce que ces socialistes ont fait pour votre pension ? #noutgatbollen » (rien). Parmi les « usual suspects » Alain Van der Biest et Michel Daerden (PS), trônait aussi Frank Vandenbroucke (ex sp.a). Il y a quelque chose de trumpien à présenter Vandenbroucke, ancien ministre des Pensions et président de la commission des pensions, comme l’homme du laissez-faire. En même temps, il est très peu flamand de désigner des opposants politiques par leur nom et leur photo.

Et un jour plus tard, Ecolo Jeune a eu l’idée fâcheuse de photoshopper Theo Francken en soldat de la Wehrmacht.

Depuis longtemps, il n’est plus question de la paix armée de Luc Huyse. On agite à nouveau le gourdin. Sur les réseaux sociaux, on s’insulte aussi durement qu’à l’âge d’or de la pilarisation. Et comme sur Twitter chacun a sa propre voix, les gouvernements participent autant que les membres de la Chambre, les soldats du parti ou n’importe quel anonyme qui veut se faire entendre. On dirait de vieilles querelles tribales, des groupes entiers qui souhaitent le moins possible de rapports avec ce que Leterme qualifie de « ces gens », « cet espèce de peuple ». Ce n’est plus l’ancienne pilarisation qui détermine ces rapports flamands internes, mais une nouvelle forme de tribalisme. La « tribalisation » de la politique, et probablement du pays, est en train de s’accomplir. C’est un tout nouveau phénomène.

Peut-on encore nier l’existence de nouveaux groupes tribaux? Celui qui entoure la N-VA est le plus fort. Il est confiant. Il se compose en grande partie du vénérable Mouvement flamand, même si la nouvelle tribu N-VA n’a que faire du romantisme de la tour de l’Yser. Le slogan AVV-VVK (‘Alles Voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus’ (Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ) est bon pour la ferraille. Le nouveau groupe N-VA est irréligieux, si pas anti-religieux, une attitude dictée par l’hostilité contre l’islam (militant) et l’irritation croissante contre le catholicisme (trop conciliant), ou ce qui en reste en Flandre – l’enseignement catholique en tête.

Il y a un deuxième groupe naissant qui n’a pas encore de relais politique. Peut-être le PTB, peut-être un peu les écologistes. Ou qui sait : les partis (musulmans) identitaires encore à fonder. Ce groupe se compose de nouveaux compatriotes et de partisans de plus en plus militants. Dyab Abou Jahjah semble le précurseur d’un contingent de faiseur d’opinions de couleur qui font leurs propres choix et dont le discours conflictuel ne rejoint pas celui des partis classiques. Ce n’est pas un hasard si le président du sp.a John Crombez a soupiré dans le quotidien De Standaard : « Beaucoup de gens de gauche en ont ras le bol du ton qu’adoptent les jeunes musulmans pour décréter ce qui doit être la norme ici. » La droite reproche son « islamo-socialisme » à Crombez, mais le sp.a n’a pas, ne souhaite pas et ne trouve pas d’adhésion au sein du nouveau groupe. Et malgré la plainte de Crombez, ils continueront à proclamer leur opinion.

Et les présidents de parti ?

Il y a aussi les Flamands sensibles à l’écologie, dont Groen cueille les fruits, même s’ils ont changé. Tout au début, Agalev se souciait surtout de nature et d’environnement. À partir des années quatre-vingt, la génération de Mieke Vogels et Jos Geysels misait sur le bien-être. Et aussi sur le secteur du bien-être et les syndicats. Cette époque-là aussi est révolue. Les nouveaux verts ne soutiennent pas les grèves de la SNCB. Ils sont devenus des health watchers urbains. Plus que jamais, ils se soucient de la santé dans le sens large : alimentation saine, transport sain, circulation sûre, air propre, énergie propre, beaucoup de vert pour pouvoir bien vivre avec les enfants.

C’est typique des nouveaux groupes identitaires. Contrairement aux anciens piliers, on ne se retire pas dans son groupe de personnes partageant les mêmes idées. On conquiert l’espace public et on impose de préférence ses propres vues aux autres. Groen le fait pour des sujets chers à son groupe, tout comme certains nouveaux Belges identitaires attaquent systématiquement les statues de Léopold II ou les dessins de « petits nègres », il y a peu encore innocents. Soudain, « ce n’est plus permis ». Le PVDA a même réussi à rendre « le fait de gagner beaucoup d’argent » suspect – alors qu’on vit dans le pays au quota d’épargne le plus élevé du monde. Il y a beaucoup d’arguments en faveur du fait que le PVDA ou du moins le PTB francophone soit l’émanation politique du groupe identitaire radical de gauche, de la négation radicale de tout ce que représente la N-VA, de frontières fermées à la réduction de l’état-providence.

Il est frappant que le PTB avance une véritable vedette sous les traits de Raoul Hedebouw. Dans un pays tribalisé, le personnage de chef de tribu (genre Bart De Wever) s’impose à nouveau, à côté de celui de champion qui ouvre la lutte. C’est le rôle de Kristof Calvo chez Groen, de Raoul Hedebouw au PTB ou de Theo Francken à la N-VA. Leur base est en pâmoison devant eux, leurs opposants les détestent. Les non N-VA ricanent à propos du « Grand Leader » Bart De Wever et trouvent même que Theo Francken est un fasciste, alors que beaucoup de N-VA haïssent Calvo. C’est pour ou contre, et on s’en prend personnellement aux gens.

Est-ce d’ailleurs un hasard si les trois partis classiques restants sont dirigés par des présidents classiques comme Wouter Beke, Gwendolyn Rutten et John Crombez? À l’exception de leur base, il est difficile de coller un groupe identitaire sur le CD&V, l’Open VLD et le sp.a (ce qui en reste). Ces partis classiques pourraient figurer parmi les perdants de la nouvelle lutte identitaire. Toute cette excitation ne leur plaît guère. Ils préfèrent mener la politique comme autrefois. Avec de la concertation, en coulisses et sur scène. Avec le sens du compromis, de la nuance et de la raison. Mais ils perdent du terrain, peut-être parce que de moins en moins de personnes souhaitent encore s’identifier à eux. Cela paralyse leur combativité et celle de leur pilier.

Les groupes identitaires n’affichent pas une telle prudence. Le PTB a lancé la notion de « culture de grappillage » qui a mis le feu aux poudres de la classe politique et de l’opinion publique. De vénérables politiques ont été cloués au pilori. À sa façon, le parti a entraîné, eh oui, une petite révolution.

Ne vivons-nous pas une époque révolutionnaire? L’histoire nous apprend comment les choses se passent : les statues s’effondrent et le sang coule. C’est aussi une donnée de cette société de plus en plus tribale. Le temps de la paix armée semble révolu. C’est une guerre ouverte qui se prépare.

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