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Portrait d’Adèle Renault: sa plus grosse claque, son plus gros risque, son mantra

Adèle Renault a découvert le nomadisme en accompagnant ses parents musiciens lors de leurs concerts à l’étranger. Aujourd’hui, la street-artiste arpente toujours le globe, mais pour réaliser des graffitis et des portraits à l’huile sur toile.

Nonante-neuf kilomètres séparent Exbomont, près de Stavelot, de Burdinne, en Hesbaye. En respectant les limites de vitesse, il faut une bonne heure de voiture pour les parcourir. Adèle Renault, elle, a mis dix-huit ans. Logique, pour quelqu’un qui a hérité la soif d’exploration du monde de ses parents. Ainsi, quelques mois à peine après sa naissance, celle qui est aujourd’hui devenue une street-artiste reconnue s’envolait déjà pour l’Amérique du Sud. La suite se déroule principalement dans l’est ou le sud de l’Europe, où son père et sa mère, musiciens, rendent visite à des amis, donnent des concerts ou cherchent l’inspiration pour composer.

La jeune fille se sent pousser des ailes et, à 14 ans, part vivre un semestre à Barquisimeto, une ville vénézuélienne de deux millions d’habitants, dont elle tombe sous le charme. « Je ne parlais pas un mot d’espagnol, je vivais dans une famille de quatre garçons, très conservatrice, où la femme devait assumer toutes les tâches ménagères, mais je me suis super bien amusée , se souvient l’intéressée, une tasse de thé à la main. Plus c’est différent, exotique, et mieux je me sens. Aujourd’hui encore, si je suis installée en pleine campagne hesbignonne, c’est précisément parce que je n’aurais jamais imaginé le faire quand je vivais au centre de Los Angeles. Je me sens à l’aise dans la difficulté, même si je ne la cherche pas, et je ne crains pas l’inconnu. » Heureusement, quand on sait qu’au cours de son voyage au Venezuela, en 2002, elle a assisté à la tentative de renversement de l’ancien président Hugo Chavez. « Tout était fermé, plus aucun avion ne décollait, les gens faisaient la file pendant des jours devant les pompes à essence vides pendant que d’autres défilaient en tapant sur des casseroles. »

Son plus gros risque:

Me lancer en tant qu’indépendante. C’est dangereux, mais mon art ne sera jamais aussi bon que si je passe mes journées à le pratiquer. »

Les hippies et le banal

A Exbomont, dans une famille où la mère, guitariste et professeure d’académie à mi-temps, et le père, pianiste, vivent principalement de leurs trop rares concerts, Adèle comprend vite ce que signifie « joindre les deux bouts ». « Mes parents n’ont jamais vraiment voulu se vendre, commercialement parlant. Par conséquent, avec deux gosses à la maison, c’est clair qu’on n’avait pas de nouveaux vêtements, toujours du seconde main, sans aucune marque… Aujourd’hui, je m’en fiche et je ne voudrais pour rien au monde échanger mon enfance, mais quand tu es petite, tu souhaites être comme tout le monde. Là, on était les « hippies ». » Des hippies dont les habitudes détonnent dans cet environnement rural, d’autant que de nombreux camarades de l’école primaire d’Adèle n’ont jamais mis les pieds à Liège alors qu’elle a déjà parcouru une bonne partie de la planète. Mais loin de toute opulence: la globe-trotteuse précoce ne franchira pas les portes d’un seul hôtel avant l’âge de 20 ans, séjournant chez des amis ou au camping. « C’est plutôt bien de ne pas connaître le luxe enfant, de s’éveiller rapidement au monde. Grâce à ça, je me sens à l’aise partout, je suis capable de dormir à même le sol ou de faire pipi dans un trou. »

Capable aussi d’ouvrir son horizon et de puiser son inspiration dans ce que les autres considèrent normal, voire anodin. « Les personnes âgées, les clochards, les pigeons… les gens n’y font pas vraiment attention. Je cherche à leur donner une visibilité par le biais d’une approche différente. » Depuis plusieurs années, la Stoumontoise tisse son fil rouge artistique autour de l’ordinaire, mais aussi du détail et de la lumière. Que ce soit à travers le portrait d’un vieux Burkinabé ou un plan rapproché sur des plumes d’oiseau. « Le banal, c’est quelque chose dont on ne parle pas ou qu’on oublie à force de l’avoir sous les yeux: les aînés sont placés dans les homes, la saleté – et donc les pigeons – est balayée, etc. Moi, j’ai toujours vu de la beauté partout. Je peux très bien peindre une tasse de thé habillée par un beau rayon de soleil. »

Son mantra;

My comfort zone, c’est d’être hors de ma zone de confort. »

Ou des pigeons, on y revient. Ils lui sont « tombés dessus » à San Francisco, où elle réalisait une série sur les sans-abri, bien souvent contraints de s’installer dans des rues et et des allées crasseuses, avec pour seuls compagnons ces volatiles mal aimés. Adèle Renault a eu un coup de foudre. « Je trouve les oiseaux hyperexpressifs et, surtout, ils sont anonymes. Quand tu peins quelqu’un, on t’interroge toujours sur son identité alors qu’avec un pigeon, pas besoin d’une histoire en arrière-plan. » Quoique… Boostée par les investissements et le business, la colombophilie connaît actuellement un regain d’intérêt qui amène certains passionnés à demander à la plasticienne de représenter leur champion, voire de passer plusieurs commandes. Et pas toujours avec bonheur. En 2017, les organisateurs chinois de la foire aux pigeons de Nanjing la prient d’envoyer quelques oeuvres pour décorer les murs de l’événement. « Sans qu’il y ait vraiment d’accord, ils ont imprimé des photos de mes peintures sur des flyers, des sacs, etc. et ont exposé d’autres réalisations. Seulement voilà, à la suite de cas de grippe aviaire, certains pigeons ont été bloqués à la frontière et les organisateurs ont fait faillite. Ils ont refusé de me renvoyer les oeuvres et j’ai dû me battre pour récupérer la moitié de leur valeur. » Ce fâcheux épisode n’a heureusement représenté qu’un accident de parcours puisque Adèle a par la suite croqué les oiseaux qui l’inspirent tant à Liège, où une fresque recouvre un mur de près de 120 m2, qu’à Amsterdam, Taïwan et même Hollywood.

Portrait d'Adèle Renault: sa plus grosse claque, son plus gros risque, son mantra
© ANTONIN WEBER

Le besoin urbain

Des destinations qui l’éloignent toujours plus de son enfance en Ardenne, durant laquelle elle explore inévitablement le domaine de la musique – « avec ma guitare, je devais faire beaucoup d’efforts pour peu de résultats » – mais c’est surtout un crayon à la main que la jeune fille donne à voir son talent. « J’ai commencé à dessiner avant de savoir marcher. Plus tard, j’ai pris l’habitude, après mes promenades, de reproduire ce que j’avais vu et apprécié. » A Exbomont, elle s’installe durant les week-ends dans l’atelier d’une artiste liégeoise, qu’elle observe peindre à l’huile. Quand elle se balade avec sa grand-mère dans le centre de la Cité ardente, elle se délecte des murs décorés à la bombe. En Italie et en République tchèque, lors des voyages familiaux, elle trouve sa vocation en observant les graffitis. Mais c’est à Brighton qu’elle s’y met réellement. Elle a alors 16 ans et vit seule dans le sud de l’Angleterre, pour en apprendre la langue. « Dans mon village, je m’ennuyais ; j’ai eu besoin de m’installer en ville pour y ressentir l’art. » Là, elle côtoie au quotidien des oeuvres de Banksy sur le chemin de son école d’art, où le matériel est mis gratuitement à disposition. Quand elle a de l’argent, elle s’achète des bombes. Quand elle n’en a pas, elle en pique l’une ou l’autre dans le stock. Puis elle se promène, rejoint des passionnés dans ces lieux où l’expression de leur art est tolérée, les fameux « hall of fame », et attend « que quelqu’un veuille bien me parler ». La greffe prend rapidement, Adèle s’attache à sa passion, à la ville et à ses potes. « Je n’ai jamais cru que j’allais gagner ma vie en faisant du graffiti. Je cherchais juste à faire des trucs illégaux », précise-t-elle.

Sa plus grosse claque:

Au début de la pandémie, j’ai été confinée dans un appartement londonien sans eau chaude, et sans pouvoir retrouver mon « chez moi » de Los Angeles, dont je payais le loyer. Ça reste une claque mineure, comme toutes les autres que j’ai reçues. »

Au terme de ses secondaires, ses notes lui permettent d’espérer intégrer Cambridge pour y étudier l’histoire de l’art, mais elle y est recalée. Le coeur brisé, elle quitte la Grande-Bretagne, s’offre trois mois de pause « ski » en tant que saisonnière, puis s’inscrit en graphisme à l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles… mais continue à avoir la bougeotte. Un programme Erasmus l’amène à Amsterdam, où elle devient salariée d’une graphiste et se marie avec un artiste de vingt ans son aîné et au nom plutôt ronflant dans le milieu du street-art. « Je l’ai régulièrement accompagné à des festivals, mais je refusais de m’y exposer parce que j’estimais que le graffiti devait se pratiquer durant la nuit, sans autorisation. » Au fur et à mesure de ses rencontres et de ses voyages, elle s’ouvre pourtant à d’autres réalités et, en 2016, rassurée par les possibilités financières grandissantes dans le secteur, la jeune fille contacte son réseau: elle sait peindre à la bombe et à l’huile, elle n’a pas peur de la hauteur. Bref, elle est prête à se lancer. « J’ai commencé par participer à des foires satellites. J’ai toujours bossé, bossé, bossé sans me poser trop de questions. Plus on crée, plus les gens voient ce que l’on fait. Et puis, le bouche-à-oreille fonctionne bien dans le milieu très solidaire du graffiti. » En six ans, la cote d’Adèle explose, elle s’installe à West Adams, un quartier du sud de Los Angeles, et expose dans des galeries prestigieuses telles que White Walls (San Francisco), Art is just a four letter word (Soest, Allemagne) ou l’Amsterdam Street Art Museum. « Cinquante pour cent de mon activité professionnelle consiste à peindre des murs à la suite d’une invitation ou d’un appel à projet. Le reste du temps, je travaille sur mes propres oeuvres et mes expos personnelles. » La prochaine, Bananas, est prévue en septembre 2022. Elle mettra en évidence les nervures, tiges et feuilles de plantes et de bananiers qu’elle aura notamment photographiés à l’occasion de sa résidence d’artistes début janvier à Santa Fe, aux Etats-Unis. Le besoin d’arpenter le monde, toujours.

Ses dates clés

  • 2004: « Je reçois une bourse qui me permet de voyager et de découvrir le continent africain, plus particulièrement le Sénégal. »
  • 2006: « Lors de ma dernière année à Brighton, je participe à la plus grosse « jam » de graffitis d’Europe. Je ne sais pas encore que s’y rassemblent alors certains des plus grands artistes du milieu. »
  • 2014: « Je réalise ma première exposition solo, Les Clochards célestes, à la galerie White Walls, à San Francisco. »
  • 2018: « La sortie de mon livre, Feathers and Faces, qui présente, notamment, des portraits de Burkinabés… et de pigeons. »
  • 2019: « Je rencontre Alex, aujourd’hui mon mari, à Des Moines, dans l’Ohio, au milieu de nulle part. »

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