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Pop, tops et flops (1/6): Pierre Rapsat

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Bombardé vedette en 1982 via Lâchez les fauves, hypnotisant Forest National en 1986, Pierre Rapsat n’a pas réussi son export au-delà de la francophonie belge. Mauvais karma, faux timing, belgitude ou décès précoce ?

 » Pierre est resté un optimiste jusqu’au bout. Et pendant les dix mois de sa maladie, il a fait preuve d’un courage… Il se devait d’être debout, de s’habiller, d’être présent alors qu’à partir d’un certain moment, il aurait du être en soins intensifs.  » Lundi 22 juin 2020 : Pierre Rapsat est mort depuis dix-huit ans et deux mois exactement, fauché par le crabe. Sa veuve, Marie-Ange, est au téléphone depuis sa résidence en province de Liège,  » à un kilomètre de la maison où on habitait avec notre fils Thomas. On l’a quittée, les souvenirs y étant trop présents.  »

Elle rencontre le chanteur au lendemain de son service militaire, bouclé en 1968 : elle a déjà suivi la carrière pop de Raepsaet – orthographe d’origine – né le 28 mai 1948 à Ixelles d’un père flamand et d’une mère issue d’une famille républicaine espagnole. Du sang rouge coule donc dans les veines rapsatiennes :  » Dès le début, Pierre a été très conscientisé à l’environnement, au racisme, à la non-démocratie.  » De cet ADN politique, il n’est pas vraiment question lorsqu’il s’agit, pour Pierre, d’essuyer les plâtres des décibels sixties-seventies à la belge, via une série de formations comme The Ducs, Laurelie, Tenderfoot Kids, Jenghiz Khan. Des pointes de grandeur mais de maigres fins de mois, assurées par l’étroitesse endémique du micromarché de la Communauté française. Galas-galères : vieux refrain connu. Alors, celui qui habite en communauté post-baba cool à Watermael en 1970 déménage à Verviers et environs, et épouse Marie-Ange en 1972. Fin du premier chapitre rock : la plupart des comparses d’époque de Pierre ne sont pas allés au-delà. En 1990, il nous disait :  » A force de former des groupes qui se séparaient après une année d’existence parce qu’un musicien faisait sa crise de mégalomanie ou partait ouvrir une baraque à frites (sic), je suis devenu chanteur solo.  »

Pas Jean-Claude Van Damme

Quand paraît son premier album, New York, en 1973, le label signataire parisien Atlantic en publie une version francophone et une autre anglophone. Ce grand écart est incarné par un disque étonnant, où Rapsat est à la fois le potentiel cousin d’Yves Simon et l’interprète d’une pop-funky euro-américaine. En 1990, il se souvenait :  » Il y a des instants formidables sur ce disque, mais je me suis vite rendu compte que je ne comprenais pas bien l’anglais que je chantais, que ma prononciation était incorrecte. Après le deuxième album, Musicolor, je suis passé à la langue française, exclusivement.  »

Son premier album, New York, en 1973, plante d’une certaine façon tous les enjeux futurs.

Ce New York, de fait, plante d’une certaine façon tous les enjeux futurs : Rapsat, chanson ou rock ? Urbain ou pastoral ? Bio ou steak ? Questions qui passent par une participation, en 1976, à l’Eurovision – de toute évidence antithèse de toute crédibilité rock où le joli Judy & Cie semble décalé par rapport à l’armada du vieux concours européen. Le titre finit, sans gloire, 8e sur 18. Et contribue à flouter encore l’image rapsatienne, toujours en recherche d’un souffle français. Que Charles Gardier, (co)patron des Francofolies de Spa, dont Rapsat contribuera à la programmation, résume comme ceci :  » Pierre n’était pas du genre Jean-Claude Van Damme, à faire des grands écarts sur le bureau des producteurs.  » Parmi les bruits qui courent, guère vérifiables, il y a donc celui d’un Pierre éméché faisant un esclandre à la convention d’Atlantic-France, et puis surtout l’histoire d’un mec qui ne veut pas se parisianiser. Marie-Ange Rapsat confirme :  » Il voulait d’autant moins filer s’installer à Paris pour quelques mois – sans doute la seule manière d’y réussir – que quand notre fils Thomas a eu 2 ans, il est tombé sérieusement malade et la présence de Pierre auprès de sa famille et du pédiatre de Verviers, qui s’occupait de Thomas, a été sa priorité.  »

Alors que Pierre fait face à un bouleversement intime, il sort le disque le plus significatif de sa carrière.

Surprenante et cruelle synchro : alors que Pierre fait face à un bouleversement intime, il sort le disque le plus significatif de sa carrière, Lâchez les fauves, en 1982. A ce moment-là, le mec de 34 ans, huit albums solo au compteur plus toute cette bourlingue avec des groupes rock, fait mouche. Le single Passagers de la nuit l’amène au zénith de l’espace public belge francophone : rythme appuyé et refrains ludiques au synthé supportant ce qui, au fond, n’est qu’une autre histoire d’amour magnifiée par une mélodie accrocheuse. Du coup, la tournée qui suit double, triple et même davantage, les dates de concerts : Pierre, étourdi, remplit six fois le centre culturel de Seraing. Mais le mauvais oeil rode encore : un accord avec la société Milan, portant sur la distribution dans l’Hexagone de Lâchez les fauves, se termine en procès… Dans un contexte où des camarades historiques comme Pierre Louis et Alain Hauglustaine, organisant les tournées au mieux, n’ont pas pour mission de conquérir l’outre-Quiévrain. Ou le Québec, bien que Pierre y connût quelques succès radio épars avant un catastrophique concert au Spectrum de Montréal, en décembre 1993 : la salle, d’une capacité de 1 200 places, ne rameute que quelques dizaines de Belges locaux et une poignée de Canadiens curieux. Pierre est dégoûté, la presse québécoise ne lui fait aucun cadeau. Bye bye, le Canada.

Pierre Rapsat, en avril 1984 : cette année-là, il sort Ligne claire, qui se vendra à trente mille exemplaires.
Pierre Rapsat, en avril 1984 : cette année-là, il sort Ligne claire, qui se vendra à trente mille exemplaires.© reporters

Forest National

Nicky De Neef travaille chez CBS Belgique (futur Sony Music) lorsque la firme produit Ligne claire, en 1984 : on est dans la foulée de Lâchez les fauves et l’album se vend à trente mille exemplaires. Chiffre rare, alors, du côté belge francophone.  » Le patron, français, de CBS à Bruxelles, Denis Boyer de la Giroday, a tout fait pour que Pierre soit signé en France par la maison mère, mais c’est resté lettre morte, se rappelle Nicky De Neef. Les Parisiens ne se sont même jamais donné la peine de venir voir Rapsat en concert.  » Se dessine aussi le portrait d’un trentenaire ancré dans sa région  » qui aime faire la fête avec ses copains mais n’est absolument pas un rat de cocktails. Les relations publiques, ce n’était pas son truc et Pierre pouvait être extrêmement têtu. Et puis, à l’époque, ce n’était pas très tendance d’être belge en France…  »

Le 25 mai 1986, c’est la consécration : Pierre Rapsat est le deuxième artiste pop francophone, après Machiavel, à faire Forest National . Son guitariste de l’époque, Thierry Plas, évoque le Rapsat d’alors :  » Pierre était une bête de boulot, sans jamais donner l’impression d’être un patron ; il avait le sentiment du collectif tout en sachant que c’était son répertoire. C’était un être humble, qui aimait partager ses plaisirs, et peut-être a-t-il manqué de prétention, au sens péjoratif du terme.  » Malgré le triomphe forestois devant 8 000 personnes, la seconde partie des années 1980 n’est guère glorieuse : un album en 1986, sur le label français Trema, qui s’enlise dans des problèmes légaux, Pierre ne percevant pas ses dividendes ; Haut les mains deux ans plus tard, ne fonctionne guère mieux et J’ouvre les yeux paru en 1989, produit par une société bruxelloise, s’évapore dans une vaste escroquerie financière. C’est à ce moment-là que Rapsat est récupéré par Team 4 Action, compagnie bruxelloise où exerce entre autres Laurent Ingels, qui va aussi travailler à son management. La société accompagne le chanteur dans sa remontée de la pente, rétablissant en Wallonie, dans les années 1990, le nom de l’Ixellois de Verviers. Mais, en dépit du soutien de Français influents, comme Philippe Lerichomme, directeur artistique de Gainsbourg, ou l’ingé son Dominique Blanc-Francard, qui mixe l’album Brasero en 1992, Paris persiste dans son indifférence.

C’était une bête de boulot, sans jamais donner l’impression d’être un patron.

Epilogue

Scénario inattendu, la rencontre de Pierre avec le claviériste liégeois Didier Dessers, en 1998, amène un partenariat prolifique, celui qui scelle l’ultime album studio, Dazibao, paru au printemps 2001. Rencontré une nouvelle fois pour un entretien, en 2001, le Verviétois semble alors avoir fait son deuil d’un succès extra-belge :  » J’ai renoncé à courtiser les maisons de disques en France (…) Je ne veux plus attendre trois années avant d’avoir un feu vert et subir quatre changements de directeur artistique.  » Denis Gérardy, actuel directeur du Cirque Royal, qui a assumé le management de Rapsat dans la dernière ligne droite, raconte :  » Avec l’éditeur de Pierre, Claude Martin, on a eu rendez-vous à Paris avec le patron de Polydor (filiale d’Universal), Jean-Philippe Allard, tombé raide dingue du titre qui ouvre Dazibao, Les Rêves sont en nous. Il nous a dit qu’il suffisait de passer à l’étage en dessous pour signer le contrat…  » Après discussion entre avocats, l’affaire est bouclée : Polydor s’occupera de Dazibao en France. Fin de l’été 2001, Pierre participe même au grand carnaval de la convention Universal au Bois de Boulogne, où il est invité à  » venir saluer  » le grand boss, Jean-Marie Messier. Celui-ci démissionnera en juillet 2002, moins de trois mois après que Pierre Rapsat ne meure du cancer le 20 avril 2002. Polydor a arrêté de travailler Dazibao et un second Forest National, envisagé, n’aura jamais lieu.

Best Of

Pop, tops et flops (1/6): Pierre Rapsat

S’il ne fallait retenir que trois albums de Rapsat, New York, le premier solo, est une évidence. Décliné en versions française et anglaise, ce disque de 1973, hormis la plus belle pochette de la discographie du chanteur, comporte aussi un répertoire de riches arrangements : cuivres, cordes, flûtes.  » A l’ancienne  » , c’est-à-dire impeccablement soignés, et encore écoutables aujourd’hui. Incluant des titres aussi évidents que la plage titulaire ou Music Man, charmant en langue anglaise… Assez loin de ces couleurs seventies, en 1982 paraît Lâchez les fauves, l’album du triomphe commercial, noyauté de synthés et de batteries électroniques. Malgré ces tonalités instrumentales d’époque – un rien démodées – Rapsat y glisse quelques-unes de ses meilleures compos. Comme s’il pressentait le triomphe qu’il allait en tirer. Sans pour autant tout à fait atteindre la maturité impérissable de l’ultime album, Dazibao, sorti en 2001, année précédant sa mort. Avec Les Rêves sont en nous ou Ensemble, il exprime le meilleur de Rapsat, son épanouissement, y compris philosophique. Celui d’un artiste universel qui n’eut pas vraiment l’occasion de l’être, mélodiste doué passé à un grain d’une plus large reconnaissance.

Pop, tops et flops (1/6): Pierre Rapsat

Pop, tops et flops (1/6): Pierre Rapsat

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