Le parc Initialis, le long de l’E42, à l’ouest de Mons, fait partie des nombreux sites déjà équipés en fibre optique par la Sofico et par Proximus. © IDEA

Fibre optique: le coûteux doublon wallon

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

La Wallonie dépense-t-elle inutilement des millions en voulant équiper 100% de ses zonings en fibre optique via la Sofico? Les doublons avec Proximus interpellent. Mais la technologie déployée n’est pas la même.

«D’ici à 2024, 100% des 292 parcs d’activité économique wallons seront équipés en fibre optique.» C’est ce qu’avait annoncé, en 2021, le ministre de l’Economie et du Numérique, Willy Borsus (MR). Un chantier aussi long que coûteux puisqu’à l’époque, seuls 103 zonings (soit 35% du total) étaient partiellement ou totalement couverts par cette connectivité à très haut débit. Pour équiper les 65% restants, la Société de financement complémentaire des infrastructures (Sofico), le bras armé de la Wallonie dans le secteur des télécoms, a reçu un double mandat. D’abord en 2020, à l’occasion d’un plan stratégique visant à câbler 154 zonings additionnels, pour un montant de 36 millions d’euros. Puis en 2021, dans le cadre du Plan de relance wallon, prévoyant une enveloppe de quinze millions, partiellement financée par l’Europe, pour faire de même dans les 35 derniers sites, financièrement moins rentables.

Depuis lors, les chantiers avancent bien. «Aujourd’hui, plus de 160 parcs sont totalement fibrés, annonce Frank Chenot, directeur du pôle télécom de la Sofico. Au départ, nous prévoyions de couvrir 100% des parcs pour fin 2025. Finalement, il en restera quelques-uns à équiper en 2026. On a nos marchés, mais la réactivité de nos prestataires est un peu moins bonne aujourd’hui, dans un contexte où le déploiement de la fibre s’accélère partout.» A l’échelle du pays, les besoins sont effectivement titanesques. D’après les statistiques arrêtées à décembre 2022, les connexions en fibre optique ne s’élèvent qu’à 5% du haut débit fixe en Belgique, ce qui place notre pays en avant-dernière position du classement en la matière des 37 pays de l’OCDE – la moyenne étant de 37,7%. Toutefois, c’est aussi en Belgique que les souscriptions à la fibre progressent le plus rapidement: + 79,4% entre 2021 et 2022, contre + 12,4% à l’échelle de l’OCDE.

Mutualiser les efforts

De son côté, Proximus a récemment annoncé avoir couvert 25% du pays avec la fibre optique, dont 1,5 million de ménages, principalement dans les villes. L’opérateur vise les 95% pour 2032, pour un montant total chiffré à neuf milliards d’euros. De leur côté, Orange et Voo espèrent une couverture de 66% d’ici à 2040, tandis que Telenet table sur 78% en 2038, principalement en Flandre. Tous ces acteurs ne pourraient-ils pas mutualiser leurs efforts, dans l’optique de créer ensemble un seul réseau de fibre, plutôt que de bâtir chacun leur propre infrastructure? Le 10 octobre dernier, l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) a ouvert la voie à une possible coopération des opérateurs sur ce plan, reconnaissant que «la duplication des infrastructures FTTH (NDLR: l’acronyme de «fiber to the home») peut avoir des répercussions économiques significatives.»

La rentabilité des investissements étant plus faible hors des zones les plus urbanisées, des accords de coopération pourraient permettre de réduire significativement le coût du déploiement de la fibre. Dans tous les cas, l’IBPT veillera à ce que n’importe quel opérateur puisse utiliser le réseau ainsi déployé, et pas seulement ceux associés dans le cadre de la coopération. Une telle mutualisation est déjà monnaie courante dans bon nombre de pays européens. «Un seul réseau passif permettrait d’effectuer d’importantes économies qu’on pourrait traduire dans les offres, indiquait Xavier Pichon, le CEO d’Orange Belgique, à L’Echo, en juin dernier. Mais cela a aussi un intérêt écologique. Nous pourrions assurer un déploiement de la fibre bien plus rapide et en réduisant les nuisances pour le grand public. Chaque opérateur ne devrait pas ouvrir le trottoir pour installer son propre réseau.»

Puisqu’il est désormais question de mutualiser, la couverture des zonings constitue, à première vue, un contre-exemple interpellant. Depuis plusieurs années, Proximus a déployé la fibre optique dans l’ensemble des parcs d’activité économique de moyenne et de grande taille. A l’heure actuelle, 70% des entreprises situées dans les zonings seraient déjà couvertes par sa fibre. «Pourquoi donc la Sofico vient-elle placer la fibre, à grand renfort de moyens publics, là où les câbles sont déjà présents grâce à Proximus?», s’agace un observateur avisé du secteur. L’ambition wallonne des 100% de parcs couverts en fibre n’aurait-elle pas pu porter sur les seuls sites où Proximus est absent, évitant ainsi à la Région de dépenser de précieux millions? Non seulement Proximus communique sur les zones couvertes, comme l’atteste sa cartographie disponible en ligne mais, en plus, son infrastructure de fibre optique est ouverte à quelque trente opérateurs alternatifs.

Contacté par Le Vif, Proximus reconnaît qu’il existe une vraie complémentarité avec la Sofico pour les petits parcs. «Il est très positif que la Sofico permette aux entreprises situées dans ces zones d’avoir accès à la fibre, commente Haroun Fenaux, le porte-parole de l’opérateur. Mais dans les moyens et grands parcs, il est vrai que la Sofico est en train d’installer la fibre à des endroits où nous l’avons déjà placée.» Selon cette analyse, les doublons seraient (et seront) fréquents, ce qui grève partiellement la rentabilité des investissements respectifs.

Deux types de fibre

De son côté, la Sofico avance une tout autre grille de lecture, tout en précisant que dans certains parcs, c’est Proximus qui est arrivée après elle ces dernières années. Le principal argument est d’ordre technique. «La grande différence avec nos collègues de Proximus est que la Sofico a décidé de commercialiser de la fibre noire, précise Frank Chenot. Economiquement, elle est plus rentable à partir d’un certain débit et d’une certaine distance. De plus, elle permet aux opérateurs de déployer les services et la technologie qu’ils souhaitent, contrairement au PON (NDLR: passive optical network) que propose Proximus, beaucoup plus restrictif en la matière.»

© Source: Conseil FTTH Europe, www.ftthcouncil.eu

Il existe en effet deux grandes architectures de réseau de fibre optique : point à point (P2P) et point à multipoint (P2MP ou PON). La première étant celle choisie par la Sofico et la seconde par Proximus. «Dans une architecture P2P, chaque utilisateur final dispose de sa propre fibre dédiée, précise l’IBPT. C’est ce qui la distingue principalement d’une architecture P2MP/PON, par laquelle plusieurs utilisateurs finaux partagent une même fibre, la capacité de cette fibre étant ensuite divisée entre ces utilisateurs. Les réseaux P2P permettent aussi une plus grande flexibilité technologique pour la concurrence: chaque opérateur peut choisir sa technologie, tandis qu’avec un réseau P2MP/PON, les concurrents sont liés par la technologie choisie par l’opérateur qui a déployé le réseau.»

Les sociétés dont les besoins en connectivité sont particulièrement importants ou plus spécifiques (comme le fait de disposer de débits descendant et montant symétriques) optent généralement pour l’architecture P2P. De son côté, Proximus l’équipe au cas par cas, à la demande de tels clients. En revanche, la fibre optique P2MP suffit amplement aux PME aux effectifs plus réduits, et qui ne peuvent se permettre de débourser cinq cents à mille euros par mois pour une connexion. Le systématisme de la fibre noire, choisie par la Sofico, n’est-il pas démesuré au regard des besoins de la plupart des PME? «Nous avons fait le choix de la neutralité technologique, argumente Frank Chenot. C’est principalement la problématique de la technologie utilisée par Proximus qui a initié la décision de la Sofico de poser de la fibre noire partout. A cela s’ajoute le positionnement commercial. Dire que cette technologie est présente dans certains parcs et pas dans d’autres, cela devient compliqué pour les clients.»

En avril 2022, la Sofico a conclu un premier partenariat avec la société Eurofiber, afin de commercialiser des abonnements professionnels utilisant la fibre noire placée par l’organisme public. «Ce partenaire est le même que celui choisi par Proximus pour déployer la FTTH, ajoute Frank Chenot. Si l’infrastructure de Proximus était si belle dans les parcs d’activité économique, pourquoi cet opérateur s’est-il tourné vers la Sofico? Manifestement, il y avait le souhait de pouvoir utiliser la fibre noire. Faire machine arrière ne serait de toute façon plus possible.» Par ailleurs, la Sofico précise qu’avant de lancer son offre, elle avait proposé à Proximus une collaboration, en l’adaptant à ses remarques. Malgré cette ouverture, cette dernière a décidé de ne pas y souscrire. Et de déployer sa propre infrastructure, y compris dans les zonings.

De son côté, Proximus a terminé le gros de son déploiement dans les zonings. Dans les mois à venir, c’est donc bien la Sofico qui rouvrira des kilomètres de voirie pour placer ses propres câbles, dans certains cas aux mêmes endroits. En Wallonie, le décret relatif à la gestion des impétrants impose à tout opérateur de se concerter avec d’autres pour réduire au maximum les réouvertures ultérieures de la voirie publique. «Il y a une réduction des coûts par le fait de poser ensemble, mais aussi parce que les tranchées sont mises à disposition par les intercommunales en charge des zonings, dans le cadre de subsides de la Région wallonne, conclut le directeur télécom de la Sofico. Dans de telles conditions, nous posons à un coût extrêmement faible.»

Interrogé par Le Vif sur le doublon potentiel Proximus-Sofico, le cabinet du ministre Borsus se réfère aux mêmes arguments que cette dernière. Entre la palette technologique que permet la fibre noire et l’économie de plusieurs millions d’euros partiellement superflus, selon les endroits et les besoins, la Wallonie a donc opté pour la première option. Ce qui ne manquera pas de faire grincer des dents dans une Région où la dette, récemment jugée «intenable» par l’économiste Etienne de Callataÿ, dépasse désormais trente milliards d’euros.

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