La Cour des comptes a passé en revue tout l’historique du Métro 3 à Bruxelles. L’organe de contrôle émet un avis particulièrement sévère sur la gestion du dossier, de sa genèse en 2008, à aujourd’hui.
La fin justifie les moyens, paraît-il. En Belgique, une institution particulièrement habile avec les moyens s’est penchée sur un objectif poursuivi depuis quinze ans en région bruxelloise: le Métro 3. De septembre 2022 à décembre 2024, la Cour des comptes a en effet examiné un projet censé révolutionner la mobilité bruxelloise mais qui n’a, jusqu’à aujourd’hui, qu’assombri les perspectives financières d’une région déjà exsangue.
Alors que six partis politiques se réunissent toujours pour élaborer un budget –à défaut de former une majorité gouvernementale, ce document long de 82 pages et lourd d’accusations sur les responsabilités du fiasco du Métro 3 pourrait se révéler très éclairant pour les négociateurs. Le Vif s’en est procuré une version presque finalisée. En voici le contenu.
Plusieurs locomotives pour un seul train
Rétroactes. Dès son origine, le projet du Métro 3 s’annonce pharaonique. En 20 minutes, il doit permettre de traverser Evere, Schaerbeek, Bruxelles, Saint-Gilles et Forest. Une performance impensable aujourd’hui, même la nuit en voiture. Plusieurs acteurs à différents niveaux de pouvoir sont impliqués: Beliris (fonds fédéral créé pour contribuer au rayonnement externe de la capitale); le gouvernement régional bruxellois; son administration Bruxelles Mobilité et la Stib. Nombre d’autres organismes (comme Bruxelles Environnement) sont également partie prenant dans le projet, mais avec des responsabilités moindres.
Fin des années 2000, le projet du Métro 3 est scindé en deux phases, de part et d’autre de la gare du Nord, située à mi parcours du tracé. La Stib sera le maître d’ouvrage de la phase 1, reliant Albert à la gare du Nord, qui bénéficie déjà d’un prémétro. Beliris sera le maître d’ouvrage sur le secteur entre la gare du Nord et Bordet, impliquant la création d’un tunnel de 4,5 kilomètres et la construction de sept stations. Cette scission découle d’un accord politique. Les mauvaises langues diront qu’il faudra distribuer les trophées une fois le métro livré, et notamment pour la présidente de Beliris, Laurette Onckelinx (PS), qui aspire à l’époque au maïorat de Schaerbeek.
Cette division, relève l’audit de la Cour des comptes à plusieurs reprises dans son rapport, entravera la bonne gestion du chantier, faute d’une coordination efficace entre les services.
Le 23 décembre 2010, la chute s’amorce, sans que personne ne s’en aperçoive encore. La Stib offre alors un fameux cadeau à la société momentanée Bureau Métro Nord (SM BMN), un consortium d’entreprises dirigé par le bureau d’ingénieurs Sweco et composé des entreprises TPF (missions relatives à la stabilité et au génie civile), Amberg (forage de tunnels), Arep (filiale de la SNCF spécialisée dans les études de station de métro), et du bureau d’étude M.C. Van Campenhout. Elle lui confie en effet le marché d’étude de l’extension Nord. Ce marché est découpé en huit tranches, allant de l’étude de l’opportunité socioéconomique –mais surtout de l’étude de faisabilité– au suivi de l’exécution et la surveillance des travaux du Métro 3. La première tranche (l’étude de l’opportunité socioéconomique et stratégique) est ferme, et conditionne les sept suivantes.
Or, dénonce la Cour des comptes, «le marché, tel qu’il a été organisé, a placé la SM BMN en situation d’intérêts conflictuels pour l’exécution de la tranche ferme. En l’espèce, si l’étude d’opportunité socioéconomique et stratégique arrivait à la conclusion que le projet Métro 3 n’était pas opportun, la SM BMN ne percevait que le montant de la première tranche, les tranches conditionnelles étant abandonnées.»
Des marchés publics mal aiguillés
De cette «situation d’intérêts conflictuels» découleront «des études immatures» ou «un travail inabouti» de la SM BMN qui n’a, par exemple, pas consulté les archives communales du sous-sol de la gare du Nord. Un oubli qui mènera, une fois les travaux entamés, à la découverte inattendue d’une plateforme de retournement de locomotive. «La SM BMN, à l’origine des lacunes constatées, a continué à être rémunérée pour des études complémentaires censées corriger ses erreurs initiales», cingle la Cour des comptes. Beliris (également pointée dans le rapport) répondra que la SM BMN continue d’être rémunérée comme le prévoit l’avenant en cas de situation imprévue. Un argument que la Cour des comptes n’entend pas: «La Cour considère que la situation eût été prévisible si les essais requis avaient été réalisés.»
Le document relève également que l’attribution du marché à la SM BMN n’a pas respecté le principe de proportionnalité. «La formule utilisée pour évaluer les offres financières a eu comme effet que le score financier accordé à chaque offre n’a pas reflété fidèlement l’écart de prix entre elles, créant ainsi une distorsion dans la comparaison des offres et neutralisant les autres critères d’attribution.»
Pareil pour le dossier du Palais du Midi, cette fois-ci situé sur le tronçon de la Stib (et le bureau d’étude GSS), où les archives de la ville de Bruxelles n’ont pas été consultées avant l’élaboration du cahier des charges. La presse a largement couvert l’instabilité géologique qui mènera à la destruction prochaine de l’édifice iconique du centre-ville.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de signaux d’alerte? Parce que le projet du Métro 3 a présenté «un manque de transparence récurrent dans la gestion du projet», y compris dans la transmission de données budgétaires au gouvernement bruxellois. La Stib a notamment fait jeu trouble envers ses ministres de tutelle, mais aussi envers ses sous-traitants puisqu’elle «a été dans l’incapacité de transmettre des dossiers de marchés publics complets». Un passage, particulièrement lunaire, dans le chapitre portant sur l’archivage des dossiers de marchés publics, l’illustre. «Dans certains cas, les pièces justificatives n’existent que comme pièce jointe à un courriel d’un agent pensionné et ne sont dès lors plus accessibles.»
La Cour des comptes enfonce le clou en constatant plusieurs «manquements et irrégularités» dans les marchés publics, allant de l’absence de mise en concurrence à la dépendance excessive vis-à-vis de certains fournisseurs. Par exemple, pour un marché public de câbles électriques, la Stib n’a fait appel qu’à des soumissionnaires belges alors que d’un point de vue règlementaire, le marché devait s’ouvrir à l’échelle européenne. Pour la fourniture d’appareils de voies du métro, la société de transport public «n’a pas fait d’analyse démontrant qu’il était économiquement plus avantageux de conserver le même fournisseur plutôt que de remplacer l’ensemble d’un aiguillage.» Ce qui fait d’elle un client captif, incapable de négocier des prix compétitifs. Pour le marché public de service d’assistance à la maîtrise d’ouvrage et d’assistance à la maîtrise d’œuvre du Programme modernisation métro (PMM), la Stib n’a pas maîtrisé l’estimation de la valeur du marché. Conclusion, le marché est attribué à hauteur de 19,34 millions, soit le double de la valeur maximale estimée.
Des politiques qui font (volontairement?) dérailler le Métro 3
En 2010, le gouvernement bruxellois de l’époque (qui rassemble sous le socialiste Charles Picqué des écologistes, des centristes et des libéraux néerlandophones) se donne huit ans pour révolutionner la mobilité dans la ville-région, au travers du plan Iris 2. Celui-ci s’articule autour de trois axes: réduire de 20% la pression automobile, neutraliser la concurrence entre les modes de transports en commun et, surtout, optimiser et harmoniser le réseau prémétro-métro-RER-SNCB. A cette époque, on se surprend même à rêver d’un métro qui se prolonge jusque Uccle.
Une condition pour parvenir à ces objectifs: l’instauration d’un péage urbain. Celui-ci ne verra jamais le jour. Dans le gouvernement bruxellois sortant, l’option d’une taxation automobile intelligente (nommée Smart Move) est étudiée. Celle-ci devait ramener 250 millions par an pour aider à financer le Métro 3. Aujourd’hui, le PS (comme le MR qui est entre-temps devenu le premier parti à Bruxelles), s’y opposent.
L’exemple de la future (si ce n’est hypothétique) station de métro Verboekhoven (Schaerbeek) démontre ce manque de cohésion et de volonté politique commune. Au centre de la cité des Ânes, la station devait conjuguer métro, tram et RER en un grand pôle multimodal. «Pourtant, il n’y avait aucune gare RER à la place Verboekhoven, et cette éventualité n’était pas non plus intégrée dans les plans d’Infrabel, souligne la Cour des comptes. Cette station a été maintenue dans le projet et présentée en tant que station intermodale par la Stib alors que la SNCB et Infrabel n’ont jamais validé cette option.» Le comité de coopération de Beliris, maître d’œuvre de ce tronçon du Métro 3, était pourtant composé de ministres fédéraux (Laurette Onkelinx (PS), Steven Vanackere (CD&V), Didier Reynders (MR), et Johan Vande Lanotte (Vooruit) et régionaux (Charles Picqué (PS), Evelyne Huytebroeck (Ecolo), Guy Vanhengel (Open VLD), et Brigitte Grouwels (CD&V).
Trop tard pour arrêter le fiasco en marche?
La publication de ce rapport enterre-t-il le projet du Métro 3? Pas totalement. Les avis de la Cour des Comptes ne sont pas contraignants. En revanche, l’instance sait calculer. «Comparé avec les premières estimations de 2012, une majoration des budgets prévisionnels de 3.935 millions d’euros (+477%) pour atteindre un coût total estimé à 4.759,7 millions d’euros, et un allongement de plus de quinze ans des délais prévisionnels, pour aboutir à une mise en service de la ligne Albert-Bordet au plus tôt en 2035.»
Le 31 décembre 2024, la Cour des comptes recensait 316,4 millions d’euros dépensés pour le tronçon Nord-Albert, et 104,9 millions pour le tronçon Bordet-Nord, pour un total de 421,3 millions déjà investis. Beliris, qui s’était engagée à verser 500 millions sur dix ans en 2015 ne sortira probablement plus le chéquier. La région s’était engagée à financer le reste du projet sur fonds propre, ou sur ceux de la Stib. Les 4,3 milliards restants sont donc à charge d’une région endettée à 14,5 milliards (un chiffre estimé à 22,2 milliards en 2029, à politique inchangée). Abyssal. Le prêt de 475 millions d’euros par la Banque européenne d’investissement (BEI) remboursable en 25 ans ne suffira pas. Les recettes de la Région bruxelloises tournent quant à elles autour de sept milliards par an.
En juillet dernier, la Stib a étudié sept scénarios pour tenter de réduire le dépassement des coûts du projet. D’une poursuite totale avec livraison en 2040, à un arrêt immédiat et définitif de l’ensemble du programme en passant par une variante en partenariat public-privé ou un phasage des chantiers menant à une livraison en 2048, rien ne sera optimal selon la Cour des comptes. Ce sera au prochain gouvernement bruxellois de trancher.
La Stib préfère, de son côté, continuer vaille que vaille vers le scénario A. D’ailleurs, les fonds versés par Beliris destinés au segment Nord-Bordet devront être retournés si le projet ne voit pas le jour.
La Cour des comptes, constatant que «la viabilité du projet Métro 3 n’est pas assurée», recommande donc avec une certaine retenue «d’opter pour un scénario qui tienne compte de la contrainte budgétaire et assure une solution de mobilité présentant un bon rapport performance-coût.» Et de conclure que le fiasco qui s’amorce puise (notamment) sa source dans «une gestion manquant de transparence et de prudence», et des organismes décideurs qui n’ont pas pris appui sur «les avis des organes participant à la gestion des infrastructures de mobilité sur le territoire bruxellois».
Autour de la table de négociations budgétaires (et gouvernementales), chaque parti verra midi à sa porte.
L’analyse de la Cour des comptes sur le Métro 3 donne, finalement, un goût de déjà vu et rappelle les désastres politico-budgétaires qui ont étrillé les dossiers pharaoniques de la gare de Mons, de l’Oosterweel anversois, ou du RER.
Si la Cour des comptes pouvait le dire, elle appellerait peut-être ça de l’idéologie.