Le président américain Donald Trump et ses partisans vouent une admiration singulière à l’Empire romain. Davantage encore que ses faits de gloire, c’est sa chute qui les captive. Et ils propagent des théories d’une extrême dangerosité.
Donald Trump exècre le béton et le verre. Parmi les premiers décrets signés dès son entrée en fonction figurait une ordonnance pour le moins inhabituelle. Intitulée «Promotion d’une belle architecture urbaine fédérale», elle stipule que les bâtiments publics doivent désormais être construits dans un style régional, traditionnel et classique, «afin d’embellir les Etats-Unis». Autrement dit: rejet du modernisme, retour au néoclassicisme.
L’attirance de Trump pour l’or et les colonnes est notoire, mais l’ordonnance présidentielle ne relève pas seulement d’une question de goût. Le président et ses soutiens s’appuient sur cette «belle architecture» pour affirmer un rejet du monde moderne et proclamer leur attachement à l’Antiquité. Un attachement qui dépasse la seule question architecturale. Le mouvement Maga établit un parallèle entre les Etats-Unis actuels et le déclin de la République romaine: le pays serait plongé dans une crise supposée, nécessitant un virage autoritaire. A défaut, le naufrage serait inévitable.
Dès l’origine, les pères fondateurs des Etats-Unis ont puisé leur inspiration dans la Grèce antique et surtout dans la Rome républicaine, berceau de la démocratie et de la république –modèles de l’Etat éclairé qu’ils souhaitaient établir. L’héritage romain s’affiche encore dans de nombreux édifices publics du pays.
A Washington D.C., la Maison-Blanche, le Capitole, la Cour suprême et d’autres institutions majeures ont été édifiés dans un style néoclassique; les capitales fédérées se sont peu à peu couvertes de colonnes et de coupoles. Le mot même de «Capitole» provient du temple romain du même nom. On recense au moins cinq villes américaines nommées Rome, et plusieurs localités plus modestes portent également cette appellation. D’autres, comme Cincinnati, doivent leur nom à des figures romaines –en l’occurrence le général Lucius Quinctius Cincinnatus, actif au Ve siècle av. J.-C.
«L’image de la Rome antique a toujours été très présente dans le débat public américain.»
«L’image de la Rome antique a toujours été très présente dans le débat public américain», explique Caroline Winterer, historienne et directrice de l’Institut d’histoire de l’université Stanford. Lors de la fondation de la République américaine en 1776, Rome représentait un idéal, une source d’inspiration, précise-t-elle.
Mais au XXe siècle, alors que les Etats-Unis devenaient une puissance mondiale, la population a commencé à se percevoir comme appartenant à un empire –à l’image de celui de Rome. Et si les fondateurs regardaient du côté de la république romaine, c’est la fascination pour l’époque impériale qui, avec le temps, s’est imposée.
Le modèle: la dictature
Selon Caroline Winterer, chaque mandat présidentiel débute et s’achève par la question de savoir à quel empereur romain le président des Etats-Unis pourrait être comparé. Elle doute toutefois de la pertinence et de la validité historique de ces parallèles, Rome n’ayant jamais été une démocratie au sens moderne du terme, ni une puissance nucléaire. Mais ces comparaisons semblent amuser une grande partie des Américains. Car, comme le souligne l’historienne, elles permettent «de dire beaucoup en peu de mots».
L’historienne de l’Antiquité Mary Beard, professeure à Cambridge, rapporte que la question la plus fréquemment posée par les journalistes ces dernières années fut la suivante: «A quel empereur romain Donald Trump ressemble-t-il le plus?» Les interprétations divergent: parfois assimilé à Néron, célèbre pour sa cruauté et l’incendie de Rome, parfois à Hadrien, bâtisseur du mur éponyme au nord de l’Angleterre, ou encore à Caligula, incarnation du souverain dément.
Il a aussi été comparé à Jules César, qui se fit nommer dictateur à vie, ou à Auguste, fils adoptif de César et premier empereur de Rome. Ces deux figures –César et Auguste– sont sans doute les plus à même de séduire Trump et ses partisans, car elles marquent la fin de la République romaine et l’avènement du pouvoir impérial.
Dans le New York Times, l’autrice et historienne Honor Cargill-Martin observe que l’aile droite émergente «adore la Rome antique». Selon elle, le mouvement Maga et la New Right vénèrent la grandeur impériale, l’idéal antique de virilité, et surtout l’idée d’une Rome ayant fait surgir sa propre puissance de l’intérieur.
Mais cette fascination ne se porte généralement pas sur les hauts faits de la Rome antique, elle se concentre sur les dernières années de la République. A cette époque, Jules César avait suspendu temporairement la constitution pour mettre fin à une guerre civile déchaînée, tout en orientant toujours plus son pouvoir vers une forme monarchique. En 44 av. J.-C., il se fit proclamer dictateur à vie.
«La phase actuelle est celle d’une république en fin de course», affirmait en 2021 le vice-président américain JD Vance. Pour redresser la situation, estimait-il, «il faudra suivre des voies qui, aujourd’hui, mettent nombre de conservateurs mal à l’aise». Il visait des orientations nettement plus radicales, plus autoritaires –à l’image de César.
Une version déformée de l’histoire romaine
L’essayiste conservateur influent Michael Anton, aujourd’hui directeur de la planification stratégique au département d’Etat américain, a forgé l’idée d’un «Red Caesar» dans son essai controversé The Stakes: America at the Point of No Return (2020) –une figure désormais très populaire parmi les partisans de Trump. Ce «César rouge» – le rouge étant la couleur des républicains– incarne un pouvoir autoritaire qui s’exerce en dehors des normes constitutionnelles, dans une forme de gouvernement unipersonnel située «entre monarchie et tyrannie».
Michael Anton perçoit l’ordre politique actuel comme corrompu, décadent et paralysé. A ses yeux, la légitimité de César naît de l’urgence: «Une nation qui n’est plus en mesure de se gouverner doit être gouvernée», écrit-il.
L’informaticien et blogueur ultraconservateur Curtis Yarvin, théoricien de la «Dark Enlightenment» et proche de JD Vance comme de milliardaires technologiques tels que Peter Thiel, promeut lui aussi le concept de «César rouge». Il considère la démocratie américaine comme foncièrement inefficace et appelle à sa transformation en monarchie.
Curtis Yarvin s’appuie également sur une relecture simplifiée et biaisée de l’histoire romaine pour étayer ses thèses antidémocratiques. Selon lui, l’instauration de l’Empire aurait mis fin à l’éternel conflit de classes qui minait la République romaine. «Dès la naissance de l’Empire romain, le citoyen cesse d’aspirer à la démocratie», écrit-il sur son blog. A peine dissimulé, le sous-entendu est clair: l’Américain contemporain ne la regretterait pas davantage.
L’idée d’un homme providentiel s’emparant du pouvoir absolu en période de crise pour préserver un ordre vacillant n’a rien de neuf. Le juriste allemand Carl Schmitt –que l’on qualifie de «juriste officiel du Troisième Reich»– s’était déjà penché sur la figure de Jules César et son rôle historique dans ses écrits des années 1930.
Chez Carl Schmitt, le «césarisme» ne dépendait ni d’un cadre institutionnel ni d’un principe démocratique: le souverain pouvait agir en dehors du droit. Il voyait dans la dictature un instrument permettant de surmonter un état d’exception et de rétablir l’ordre. Ces thèses connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt dans les cercles proches du président américain.
«Le projet d’un virage autoritaire séduit bien au-delà des Etats-Unis : il inspire également divers mouvements populistes et extrémistes de droite en Europe.»
Ils oublient que César a été assassiné
Le projet d’un virage autoritaire séduit bien au-delà des Etats-Unis : il inspire également divers mouvements populistes et extrémistes de droite en Europe. Les politologues Robert Sata et Ireneusz Pawel Karolewski mobilisent à cet égard le concept de «césarisme» pour éclairer l’évolution vers des formes de démocratie illibérale en Pologne et en Hongrie.
Dans la revue East European Politics, ils décrivent le césarisme comme un système articulé autour de trois piliers: une figure de chef autoritaire, centre exclusif du pouvoir; la déconstruction progressive de l’Etat de droit; un discours structuré autour de la désignation d’ennemis et de leur mise à l’index. D’après eux, ces dynamiques sont déjà à l’œuvre en Hongrie et en Pologne, sous couvert de «politique habituelle».
Les stratégies déployées aux Etats-Unis et dans d’autres pays dirigés par des populistes de droite présentent des similitudes frappantes. Toutefois, la Pologne et la Hongrie évitent toute comparaison directe avec l’Empire romain –un petit Etat aurait du mal à se mesurer au plus vaste empire de l’Antiquité.
Même en Italie, où certains groupes néofascistes s’inspirent encore du modèle romain comme emblème de puissance et d’ordre –à l’image de ce qu’avait fait Mussolini–, la droite actuelle, y compris la Première ministre Giorgia Meloni, puise aussi dans d’autres imaginaires, notamment l’univers de J. R. R. Tolkien. Une représentation de Meloni en impératrice romaine passerait simplement pour une caricature.
Rien de tel aux Etats-Unis. En février, un groupe de républicains baptisé The Third Term Project a lancé une campagne pour amender la Constitution et permettre à Donald Trump de briguer un troisième mandat. Sur leurs affiches, le président en exercice apparaissait sous les traits de Jules César. Que ce dernier ait été assassiné peu après s’être fait nommer dictateur à vie semble souvent passer inaperçu.
«L’image d’un César suspendant la Constitution pour sauver l’Amérique d’une guerre civile ou d’une sécession n’a rien d’anodin. Elle est à la fois grotesque et potentiellement explosive.»
La mise en scène du président sous forme de statue romaine peut paraître cocasse. Mais y voir un simple folklore serait une erreur d’appréciation: l’image d’un César suspendant la Constitution pour sauver l’Amérique d’une guerre civile ou d’une sécession n’a rien d’anodin. Elle est à la fois grotesque et potentiellement explosive –l’attaque du Capitole en reste un précédent tangible.
Le choix de Jules César comme figure de référence tient à l’attrait profondément enraciné de la culture américaine pour l’histoire romaine. L’Antiquité, en outre, se laisse aisément instrumentaliser tout en paraissant inoffensive. Comme l’écrit le chroniqueur du Washington Post, Dana Milbank: «Les partisans de Maga ne rejettent pas le totalitarisme sur le fond. Leur goût en matière d’autorité les porte simplement vers les classiques.»
Après tout, «Heil César» n’évoque pas les mêmes horreurs que d’autres noms de dictateurs du siècle dernier.