De Bart De Wever à Mathieu Michel, les références aux stoïciens se multiplient à droite de l’échiquier politique. Marc Aurèle et Epictète deviennent les nouveaux maîtres à penser d’une génération de responsables politiques en quête de retenue et de repères moraux. Que révèle cet engouement pour une sagesse antique dans le monde d’aujourd’hui?
C’est devenu un tic de langage politique à droite de l’échiquier politique: citer les philosophes stoïciens, de Marc Aurèle à Epictète. Une manière d’afficher tempérance et contrôle de soi dans un paysage public où l’émotion domine. Le leader nationaliste flamand Bart De Wever se félicitait de commencer chaque journée par la lecture d’une sagesse stoïcienne glanée dans un manuel de développement personnel inspiré de Marc Aurèle. «Recevez avec humilité, renoncez sans attachement», cette maxime de l’empereur-philosophe figure parmi ses préférées. Ancien secrétaire d’Etat, aujourd’hui député fédéral, Mathieu Michel, lui, a célébré sur LinkedIn la figure de Marc Aurèle, «homme d’un immense pouvoir qui n’a pourtant jamais cherché à dominer, mais à servir Rome avec bienveillance et humilité».
Cette posture témoigne d’un besoin palpable, chez certains dirigeants du XXIᵉ siècle, de puiser dans cette philosophie née il y a plus de 2000 ans des repères moraux face au désordre contemporain. A les entendre, le stoïcisme offre un viatique moral dans les tempêtes de la vie publique. Pour situer le phénomène, Jean-Baptiste Gourinat, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du stoïcisme, rappelle l’ampleur historique de cette fascination: «C’est une tradition assez ancienne, qui, pour autant que je sache, dans son avatar actuel, vient de la droite conservatrice américaine. Le stoïcisme, en particulier, dans sa forme romaine, sous l’Empire (la seule directement accessible) fascine depuis longtemps les hommes politiques, en particulier la figure de Marc Aurèle, empereur et philosophe stoïcien.» Ce rappel met en perspective l’usage actuel: la boussole stoïcienne n’est pas qu’un effet de mode, elle s’inscrit dans un imaginaire politique déjà bien balisé. En creux se dessine l’image d’un leader idéal: sage, impassible, maître de lui et des événements. Mais derrière l’anecdote du politique feuilletant un vieux manuel de sagesse, se cache un phénomène de société plus large.
Aux sources du stoïcisme, de l’Antiquité à aujourd’hui
Fondé par Zénon de Citium au IVᵉ siècle av. J.-C., le stoïcisme est popularisé à Rome par des penseurs comme Sénèque, Epictète et l’empereur Marc Aurèle. Il enseigne que le bonheur réside dans la vertu, la vie en accord avec la raison, et la capacité à distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas.
Cette grammaire morale n’a rien d’un simple manuel d’efficacité personnelle, insiste Jean-Baptiste Gourinat: «Il s’agit d’une récupération partielle dans le sens d’une lecture sélective. Le stoïcisme est traversé de courants contradictoires et susceptibles d’interprétations diverses, et l’interprétation de droite, nationaliste et libérale récupère ce qui lui plaît en oubliant le reste. Il est clair que le stoïcisme a des aspects conservateurs, qui ont pu parfaitement s’acclimater avec la société impériale de Rome. Le stoïcisme prône l’acceptation du destin et une vie « en conformité avec la nature », qui veut que chacun accepte sa place dans l’univers et ce qui lui échoit. Mais cette acceptation n’est pas individualiste en ceci qu’elle consiste dans l’acceptation d’un rôle social au service de la communauté.»
Autrement dit, le stoïcisme vise d’abord un horizon éthique et civique, bien plus qu’une optimisation de soi. Il s’agit de dompter ses émotions par la raison pour atteindre l’ataraxie, une forme de paix de l’âme inébranlable. Les stoïciens prônent l’acceptation du cours naturel des choses (ce qu’ils appellent le destin ou l’ordre de l’univers), tout en restant fermes sur ce qui est en notre pouvoir, à savoir nos jugements, nos actions justes.
Marc Aurèle, dernier grand maître de cette école, a laissé dans ses Pensées pour moi-même l’image d’un dirigeant-philosophe, alliant le pouvoir suprême à l’introspection morale. Au fil des siècles, la figure de cet «empereur malgré lui» n’a cessé de fasciner: Napoléon gardait son portrait à Sainte-Hélène, et des générations de lecteurs ont puisé dans ses écrits une leçon de modestie et de devoir. Le stoïcisme a connu d’autres résurgences: au XVIᵉ siècle avec les néo-stoïciens, au siècle des Lumières où il inspire les révolutionnaires modérés, et jusqu’au XXᵉ où il aide à forger la résilience de certains résistants.
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Aujourd’hui, cette sagesse antique opère un retour inattendu sous une forme modernisée. Les manuels de développement personnel en ont fait une philosophie pratique pour cadres stressés et entrepreneurs en quête de sens. Best-sellers, podcasts, blogs: la pensée stoïcienne est populaire bien au-delà des cercles académiques. The Daily Stoic (2016), recueil anglo-saxon de citations stoïciennes, s’est imposé sur les tables de chevet des managers de la Silicon Valley. La mode gagne aussi les cercles conservateurs: aux Etats-Unis, certaines figures de la droite traditionnelle exaltent les vertus stoïciennes de responsabilité individuelle et de courage moral. Marc-Antoine Gavray, professeur de philosophie antique à l’ULiège, replace cette vogue dans un contexte transatlantique où la droite s’est très vite emparée du récit: «La reprise actuelle du stoïcisme par les leaders, aussi bien les politiques que les managers, est un phénomène récent né aux Etats-Unis il y a une quinzaine d’années, note-t-il. Alors que le retour à la mode de ce courant concernait au départ toutes sortes de catégories de la population, il a rapidement pris davantage d’ampleur dans les milieux de droite, et en particulier la droite la plus réactionnaire, au sein d’un groupe qui se désigne lui-même comme red pillers, les pilules rouges, en référence à cette scène d’ouverture de Matrix, où Neo, le héros incarné par Keanu Reeves, est invité à choisir entre prendre la pilule bleue et continuer son existence tranquille, ou prendre la pilule rouge et découvrir la vraie réalité. Ces gens prétendent savoir, c’est-à-dire ne pas être victime de l’illusion qu’un mouvement de subversion de la race blanche est en marche.»
En clair, aux Etats-Unis, le stoïcisme connaît un engouement transversal, de la tech jusqu’aux conservateurs. Des auteurs à succès comme Ryan Holiday vulgarisent Marc Aurèle et Epictète pour en tirer des «leçons de vie» applicables au management ou au sport. Dans la droite religieuse, on souligne la compatibilité du stoïcisme avec l’éthique chrétienne du devoir et du sacrifice. Surtout, des penseurs néoconservateurs tels que Jordan Peterson reprennent à leur compte certaines maximes stoïciennes. Sans se dire lui-même stoïcien, Peterson martèle l’importance de «prendre en charge sa propre vie», de maîtriser ses émotions et d’assumer son destin, un discours très proche de celui des Anciens. Sur YouTube, ses interventions côtoient des vidéos aux titres évocateurs (The Stoic Mindset – Jordan Peterson). Il n’est donc pas anodin que la renaissance stoïcienne prenne aussi une tournure idéologique, en exaltant un idéal d’homme droit, fort et calme face aux aléas.
De la vertu antique au discours politique
Demeure la question de savoir ce que le stoïcisme apporte concrètement aux leaders, à droite de l’échiquier, dans l’arène politique. D’abord, une grille de lecture valorisant le contrôle de soi et la stabilité émotionnelle. Dans un univers médiatique prompt à s’enflammer, afficher une impassibilité toute stoïcienne peut devenir un atout. Bart De Wever, connu pour son flegme, y voit une manière de rester maître de ses nerfs face aux crises ou aux négociations complexes. Lors des tractations fédérales, le leader flamand s’efforce de se montrer «stoïque» dans l’adversité, une impassibilité érigée en posture de leadership. Sans s’en revendiquer explicitement, Charles Michel, de son côté, a affronté durant son mandat de Premier ministre les attentats terroristes de 2016 et des turbulences gouvernementales avec une forme de stoïcisme. Publiquement, il s’est efforcé de conserver un calme exemplaire, se posant en père de famille serein du royaume. Le vocabulaire stoïcien lui a permis de mettre des mots sur cette attitude: tenir bon, faire son devoir.
La référence à Marc Aurèle véhicule une image de sagesse et de responsabilité. Reste que l’adhésion peut être sincère, note Marc-Antoine Gavray, tout en rappelant un décalage avec la réalité historique: «Je ne doute pas un instant que cette récupération soit sincère, au sens où ces politiques entendent s’inspirer d’un homme du passé en qui ils voient un véritable modèle. Par l’autorité qu’ils incarnent, ces auteurs donnent une forme de légitimité à ceux qui en reprennent les idées aujourd’hui: une sagesse qui a traversé les siècles et qui reste capable de proposer aujourd’hui encore une vision du monde et de la réussite n’a-t-elle pas tout pour plaire? C’est là qu’il faut prendre le temps de s’arrêter: la sincérité ne s’identifie pas toujours à la vérité historique. L’image qui circule de ces philosophes grecs ne correspond pas vraiment à la réalité.» En clair, le «modèle Marc Aurèle» inspire, mais au prix d’un sérieux lissage doctrinal.
En se posant en disciples de Marc Aurèle, ces élus suggèrent qu’ils exercent le pouvoir avec la même modestie vertueuse que l’empereur romain. On est loin du machiavélisme assumé: au contraire, le leadership stoïcien qu’ils promeuvent se veut exemplaire et désintéressé. Dans son post LinkedIn, Mathieu Michel insistait sur la bienveillance et l’humilité de l’empereur philosophe: une manière de présenter le pouvoir non comme une domination, mais comme un service. Pour une droite en quête de légitimité morale, le message est habile.
Le stoïcisme apporte aussi une caution intellectuelle et historique. Il permet aux responsables qui s’en revendiquent de s’inscrire dans une tradition de pensée noble et d’afficher une profondeur peu commune en politique. Bart De Wever, titulaire d’un diplôme d’histoire, n’hésite pas à convoquer l’Antiquité pour hausser le niveau du débat. Il cite Thucydide, aime à comparer Bruxelles à Rome… et brandit Marc Aurèle comme un mentor intemporel. En somme, la référence philosophique différencie celui qui l’emploie de l’homme politique ordinaire, elle le hausse au rang de penseur guidé par des principes. Dans l’imaginaire de droite, volontiers élitiste, cette hauteur de vue est un marqueur identitaire: on gouverne avec des idées, pas avec des émotions.
Enfin, il ne faut pas négliger ce que cette mode dit du rapport au masculin. Le stoïcisme, tel qu’il est souvent perçu, exalte une certaine virilité faite de force tranquille et de contrôle de soi. Les figures de proue de cette tendance sont des hommes qui revendiquent une «virilité tranquille», à rebours de la caricature du mâle agressif. La dimension genrée de cette récupération n’est pas fortuite, souligne Marc-Antoine Gavray: «On peut évidemment s’interroger sur le lien qu’entretiennent ces idées nationalistes, racistes et masculinistes avec la philosophie de Marc Aurèle. Simplement, ce dernier est un homme blanc, puissant, figure du savoir et de la réussite. A la fois philosophe stoïcien et dirigeant d’un empire à son apogée, il passe pour être à la fois maître de lui-même et du monde connu. Difficile de faire plus séduisant. Et que prône sa philosophie, en apparence du moins: le contrôle de soi, la sérénité, le sens du devoir, à l’encontre du laisser-aller, de la débauche ou, simplement, d’un rapport plus léger à l’existence.»
Le «modèle Marc Aurèle» inspire, mais au prix d’un sérieux lissage doctrinal.
Cette esthétique de maîtrise nourrit un récit masculin, sobre et rassurant, qui parle à un électorat conservateur en quête d’ancrages. Elle offre un contrepoint aux discours plus émotionnels attribués (souvent à tort) à la gauche dite «woke» ou aux écologistes. En se montrant stoïques, ces responsables de droite signalent qu’ils ne se laisseront ni submerger par la compassion larmoyante, ni dévier par les colères populistes: ils resteront sur le chemin rectiligne du devoir accompli.
Reste à savoir si cette appropriation politique du stoïcisme est fidèle à son esprit. Plusieurs philosophes s’accordent à dire que la vision simplifiée qu’ont nos hommes politiques du stoïcisme laisse de côté des pans entiers de cette doctrine. Reste un point d’achoppement: se dire stoïcien ne dispense ni d’une lecture fidèle des textes ni d’une cohérence entre posture publique et exigence morale. En d’autres termes, se dire stoïcien ne signifie pas rester de marbre face aux injustices ou aux souffrances d’autrui. Or, certains conservateurs pourraient être tentés de réduire le stoïcisme à «chacun pour soi, et Dieu pour tous», une déformation individualiste en contradiction avec le cosmopolitisme stoïcien originel. Rappelons que pour Marc Aurèle, chaque être humain est «citoyen du monde» avant d’être membre d’une nation ou d’une classe sociale. Cette dimension humaniste et égalitaire du stoïcisme semble moins mise en avant par nos disciples modernes, prompts à vanter la hiérarchie «naturelle» des talents ou le mérite individuel.
Malgré ces limites, l’engouement stoïcien de la droite belge traduit bien quelque chose de l’époque. Il exprime la volonté de renouer avec des repères solides dans un univers politique volatil. Il témoigne aussi d’une fascination renouvelée pour les grandes figures historiques et leurs enseignements dans la conduite des affaires publiques. A l’heure où les idéologies contemporaines semblent en crise, ce retour aux classiques offre un vernis rassurant de pérennité. Que cette référence soit sincère ou opportuniste, elle a le mérite de remettre en lumière la modernité surprenante d’une sagesse deux fois millénaire.