La reconnaissance de la Palestine et les éventuelles sanctions à l’égard d’Israël continuent de crisper au sein du gouvernement fédéral. Ce n’est pas courant dans l’histoire récente, mais il est déjà arrivé que des exécutifs tombent sur des questions internationales.
La reconnaissance de la Palestine sera-t-elle le dossier sur lequel l’Arizona se cassera les dents? Aucun des membres du gouvernement fédéral n’affiche cette intention, bien entendu. Le comité ministériel restreint (kern) s’est entendu ce 27 août, sans toutefois aboutir à un accord. Les discussions reprendront lundi.
Cette question, assortie à celle des sanctions éventuelles à infliger à l’Etat d’Israël (Maxime Prévot a proposé une dizaine de mesures au kern), est cependant la plus épineuse qu’ait eu à rencontrer l’équipe de Bart De Wever, depuis son entrée en fonction début février. Les crises gouvernementales apparaissent parfois là où on ne les attend pas. Le sujet n’est ni communautaire, ni socioéconomique, pas plus qu’il n’est budgétaire: le gouvernement s’écharpe bien sur une thématique internationale, ce qui n’est pas si courant dans l’histoire récente du pays.
«Ce qui est frappant, c’est que la question ne divise pas uniquement le gouvernement fédéral, mais aussi le gouvernement flamand», observe le directeur du Crisp, Jean Faniel. CD&V et Vooruit ont déposé une résolution plaidant en faveur d’une reconnaissance de la Palestine, isolant de facto la N-VA, leur partenaire régional. «Du côté wallon, il ne semble pas que cela divise à l’intérieur du gouvernement, mais des échanges de vues ont bien eu lieu au parlement.»
Le scénario de la chèvre et du chou
On ne connaît pas encore l’issue des débats internes à la coalition fédérale. En attendant, plusieurs scénarios sont envisageables, certains étant plus vraisemblables que d’autres. L’idée consiste bien à accoucher d’une position commune pour le 5 septembre. Du moins, c’est à cette date qu’il est convenu de prendre position par rapport à la déclaration de New York, l’initiative franco-saoudienne qui entend œuvrer pour une solution à deux Etats.
L’option la plus probable est celle qu’on qualifiera de chèvre-choutiste. Il s’agira de trouver un subtil équilibre entre les partisans d’une reconnaissance de la Palestine dans les délais les plus courts, parmi lesquels on rangera Les Engagés du ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot, le CD&V et Vooruit. En face, MR et N-VA sont favorables par principe à la solution à deux Etats, mais souhaitent conditionner la reconnaissance à une série d’exigences, ou estiment que cette reconnaissance serait «contreproductive» en l’état.
Le scénario chèvre-choutiste sera de ceux qui ne contentent personne, les plus fervents défenseurs du gouvernement israélien risquant d’y voir une trahison et l’opinion sensible au sort du peuple palestinien, un positionnement bien trop timoré.
Il faudra cependant, pour obtenir ce consensus, que les différents protagonistes fassent des concessions, et en premier lieu que le Premier ministre évite de faire des déclarations contredisant son ministre des Affaires étrangères à l’occasion de visites à l’étranger.
Le scénario du prêté pour un rendu
Le deuxième scénario envisageable est celui de la neutralisation. Une coalition fonctionne comme un système de vases communicants: chaque concession faite à tel partenaire implique un renvoi d’ascenseur ultérieur. En imaginant que la branche «MR/N-VA» du gouvernement ne cède pas, il est possible que les partenaires choisissent de bloquer d’autres dossiers, sur le mode «si tu refuses ceci, je refuserai cela». Cette menace transparaît de manière à peine voilée dans diverses déclarations émanant des rangs socialistes ou centristes. Lorsqu’on fait d’une question «une affaire de gouvernement», c’est entre autres ce qu’il faut comprendre en filigrane, y compris dans la bouche de Maxime Prévot.
Ce dernier, en attendant, compte bien convaincre ses collègues les plus réticents sur des arguments moins politiques que juridiques: le droit, le droit et encore le droit.
Le scénario du poignard dans le dos
Vient ensuite une troisième possibilité, celle d’une majorité alternative. Les partis d’opposition (de gauche) appellent un tel arrangement de leurs vœux, en invitant Vooruit, Les Engagés et le CD&V à se joindre à eux pour une reconnaissance de la Palestine.
Une majorité alternative, c’est une option envisageable, mais également un jeu dangereux. Comparaison n’est pas raison, mais lors de la précédente législature, PS et Ecolo s’étaient associés au PTB dans les débats autour du «décret Glatigny» à la Fédération Wallonie-Bruxelles, au prix d’une mise en état de mort clinique du gouvernement communautaire. Et probablement, dans une certaine mesure, d’une sanction dans les urnes, lors des élections de juin 2024.
Le scénario du chaos
C’est alors que survient le quatrième scénario, possiblement lié au troisième: celui du débranchement de prise. La chute du gouvernement, en d’autres termes. Personne n’en veut ni le revendique, mais il ne peut être totalement exclu.
«Il n’est pas fréquent qu’une crise internationale secoue de la sorte la politique nationale belge», reconnaît Jean Faniel. Les partenaires de gouvernement sont en général alignés, en façade du moins. La nature même du génocide plausible, le caractère sensible du conflit au Proche-Orient et les postures qui en découlent en Europe de l’Ouest expliquent peut-être la difficulté d’adopter une position commune.
Le directeur du Crisp suggère une autre explication, complémentaire, à savoir que «depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique a grosso modo toujours adopté une position très atlantiste». L’incarnation actuelle du pouvoir à Washington brouille les pistes, ne facilitant pas les prises de position sur un plan géopolitique.
Récemment, le déclenchement de la guerre en Ukraine et l’octroi d’un soutien belge n’a pas véritablement suscité de remous à l’intérieur de la Vivaldi, pas même en provenance des écologistes à l’époque. En 2016, au niveau wallon, la résistance contre l’accord de libre-échange canado-européen (Ceta) était incarnée de concert par les partenaires régionaux, Paul Magnette (PS) et Maxime Prévot (cdH), pour citer un autre exemple.
Il est déjà arrivé, en revanche, que des gouvernements tombent sur des thématiques internationales, bien qu’elles soient toujours liées à des questions intérieures, d’une manière ou d’une autre.
Ainsi, la coalition suédoise a pris fin en décembre 2018, lorsque la N-VA a claqué la porte du gouvernement Michel. Le désaccord s’est accentué sur fond de Pacte de Marrakech, le pacte mondial sur les migrations, auxquelles les nationalistes ne voulaient pas souscrire. Il était aussi question de posture politicienne, qui se solda quelques mois plus tard par un recul électoral de la N-VA.
En 1991, le gouvernement Martens VIII a chuté sur la question des licences d’exportation d’armes, avant que celles-ci ne soient régionalisées. Là, la problématique revêtait aussi des accents communautaires. Au terme de la guerre du Golfe, les ministres flamands du gouvernement s’étaient opposés au renouvellement des licences d’exportation d’armes, qui bénéficiaient à des entreprises implantées en Wallonie, à destination de l’Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis et d’Oman. La crise s’est conclue par un départ de la Volksunie, signant l’arrêt de mort du gouvernement.
Pour le reste, il faut probablement remonter à une période bien plus ancienne pour voir le gouvernement national s’écharper autant sur l’international, confirme Catherine Lanneau, historienne à l’ULiège et spécialisée dans les relations internationales du royaume.
De vifs débats avaient bien eu lieu en 1938 sur la reconnaissance du régime de Franco, dans le contexte de la guerre civile en Espagne. «Tout cela s’inscrivait aussi dans le cadre polémique de l’affaire De Borchgrave, du nom d’un diplomate qui avait été tué en Espagne. Cela avait fait grand bruit», indique l’historienne. Premier ministre et en charge des Affaires étrangères, le socialiste Paul-Henri Spaak avait surtout dû faire face à la contestation interne au POB, à vrai dire, qui avait provoqué plusieurs démissions, dont celle du président Emile Vandervelde.
C’est peut-être, en définitive, à une contestation interne que risquent aussi d’être confrontés le président du MR ou le Premier ministre, les moins enclins à avaliser une reconnaissance de la Palestine dans l’immédiat.