A la Chambre, Bart De Wever se montre plus libéral que le MR sur le Mercosur et aussi nationaliste que le Belang sur les facilités
Lorsque le règlement de la Chambre des représentants inflige à Bart De Wever la peine, affligeante pour lui, de devoir répondre aux questions orales des députés fédéraux, il procure aux journalistes et aux parlementaires concernés un rare plaisir. Ces séances ne sont pour lui qu’une malheureuse formalité, dont il ne s’amuse que lorsqu’il semble se regarder lui-même jouer dans cette pièce de théâtre absurde dont il exerce le premier rôle.
Le mercredi 10 décembre, la salle des séances plénières était déserte. Elle n’accueillait que Bart De Wever, sa porte-parole francophone à sa droite, son porte-parole néerlandophone à sa gauche, une petite poignée de députés espérant une réponse ricaneuse du Premier, et deux ou trois équipes télévisuelles flamandes. Il a pu éviter de répondre à la quarantaine de questions au programme, personne n’en attendait du reste autant. Et il a pu, pendant 90 minutes, se distinguer de certains pays d’Europe, de certains partis de son gouvernement et de toutes les formations de l’opposition. Et puis, il a pu faire des blagues, comme toujours, et comme pour exorciser cette damnation qui l’oblige à mener la politique d’un pays dont il a toute sa vie souhaité la disparition.
La séance commence en retard, parce qu’à l’entrée de la salle des plénières, sur la moquette verte, tous les médias flamands l’attendent. Quand il arrive, il a son trois-pièces gris clair avec sa cravate bleu ciel, un petit dossier jaune sous le bras, et la blagouille off the record au bord des lèvres, mais il est très sérieux quand il leur répond et que les caméras tournent. Il faut dire qu’il y a de quoi, puisque les confrères sont mobilisés sur le crucial sujet des avoirs russes, c’est pour cela qu’ils sont là et c’est sur cela qu’ils l’interrogent. Il leur répond donc juste avant les députés, sans se presser, ce qui fait que le président Vlaams Belang de la commission Affaires intérieures ouvre les débats à 15h06 plutôt qu’à 15 heures.
«Personnellement, je suis très pro-Mercosur, mais je n’ai pas pu convaincre tout le monde au gouvernement et dans les entités fédérées.»
Sur le Mercosur, plus libéral que le MR
Avant les avoirs russes, il y a un débat d’actualité sur l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur, qui regroupe l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. La Commission européenne l’a négocié et signé, les Etats membres doivent valider l’accord au prochain Conseil européen, mais la Belgique s’abstiendra. Dans l’Arizona, le seul parti qui se montrait franchement enthousiaste est la N-VA. Le MR et Les Engagés, via le gouvernement wallon, ont pu obliger à cette abstention, avec laquelle personne n’est d’accord dans l’opposition. S’abstenir, c’est trop ou ce n’est pas assez, selon le siège que l’on occupe ce mercredi-là, y compris lorsque c’est celui de Bart De Wever lui-même, au premier rang, mais ce n’est jamais bien.
Un député Vlaams Belang estime que les vainqueurs de cet accord de libre-échange sont l’agro-industrie et les pesticides, aux dépens des vlaamse landbouwers, et Bart De Wever ne le calcule même pas. Rajae Maouane, pour Ecolo, comme Sofie Merckx, pour le PTB, voudraient que l’abstention se transforme en refus, et De Wever les regarde en coin en se mordant les lèvres. Un député Open VLD rappelle que beaucoup d’entreprises commercent avec l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et tout ça, et que l’abstention est décevante à ses yeux aussi, mais dans l’autre sens, et Bart De Wever ne pose pas un œil sur lui. Mais il met sa main droite sur son front quand le même évoque le secteur chimique et le port d’Anvers, qui gagneraient vraiment à ce que cet accord soit rapidement mis en œuvre. Et puis, il le regarde en rigolant, parce que son micro tombe en panne et qu’il faut du temps pour le remettre en marche, puis il reprend et Bart De Wever peut recommencer à ne pas le regarder. Le Premier ministre se lance ensuite dans une réponse éplorée, qui le distingue de ses partenaires de coalition: «Personnellement, je suis très pro-Mercosur, mais je n’ai pas pu convaincre tout le monde au gouvernement et dans les entités fédérées. Je le regrette, nous nous abstenons, mais j’espère que l’accord de libre-échange entrera en application. Et d’ajouter: «Pour moi, c’est un no brainer de signer des accords de libre-échange avec le monde entier», et son éloge du libre-échange résonne comme un vieux plaidoyer de David Ricardo (1772 – 1823), ou comme une réponse d’élu MR des années Charles Michel. D’ailleurs, il se moque du refus wallon du Ceta, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, à l’époque de la précédente participation de la N-VA à un gouvernement fédéral et sous la ministre-présidence wallonne de Paul Magnette. Le Ceta, explique-t-il, a été très bon pour le port d’Anvers, et donc pour notre économie. Et pour rassurer les agriculteurs wallons, c’est en français qu’il rappelle que des quotas seront appliqués si l’accord UE-Mercosur entre en vigueur. Et il le répète à l’adresse de ceux qui crient à la submersion protidique, dans les deux langues: «Les quotas représentent 300 grammes de steak argentin, deux hamburgers et deux tranches de filet de poulet par habitant et par an!» Une fois ces seuils dépassés, les droits de douane majorés d’aujourd’hui continueront à s’appliquer. Il conclut et il prend son smartphone pour se distraire pendant que les parlementaires répliquent. Le député VLD, alors, essaie de se moquer. Il explique que Bart De Wever a voulu que l’Arizona soit une coalition miroir des gouvernements régionaux, parce que ça serait plus facile de mettre le fédéral d’accord avec les entités fédérées, et que donc tous les partis dont Bart De Wever avait besoin pour mettre la Belgique d’accord sont à ses côtés. Et là, Bart De Wever relève la tête de son téléphone et demande: «Et la Région bruxelloise, alors?», en faisant «pffff», tout le monde rigole, et c’est le moment de passer, à 15h33, au plat de résistance de la séance.
Les avoirs russes sont en effet la grande affaire de l’Europe, de la Belgique, de Bart De Wever et donc des parlementaires que ce dossier mobilise. Bart De Wever leur répète ce qu’il a dit quelques jours plus tôt en plénière, et ce qu’il avait expliqué une semaine avant aux «grrrrandes conférrrences catholiques», dit-il en français et en faisant rouler ses yeux comme ses «r». Il répète qu’il s’oppose à la saisie dans les conditions souhaitées par la Commission, et il estime très impartialement que «les objections que j’ai» sont «très légitimes». D’ailleurs, tient-il à préciser, «c’est très rare en Belgique, on est tous d’accord pour éviter que cela ne retombe sur les contribuables de ce pays. Tous, Flamands, francophones, de l’extrême droite à l’extrême gauche, insiste-t-il, même avec un Premier, disons, bizarre.»
«C’est comme ça dans un Etat fédéral, on ne choisit pas toujours la meilleure solution.»
Sur les facilités, aussi nationaliste que le Belang
Ils ont été si longs qu’il ne reste qu’un gros quart d’heure à l’opposition pour forcer le Premier à se positionner sur d’autres sujets que ces avoirs russes. Seules quatre questions seront débattues, elles proviennent toutes du Vlaams Belang, et ont toutes pour objectif de tracer le portrait d’un Premier, disons, bizarre, qui aurait renoncé à ses ambitions séparatistes. D’ailleurs, les députés qui étaient très bavards sur les avoirs russes s’en vont vers d’autres commissions. Et il ne reste plus que les journalistes et trois parlementaires du Vlaams Belang. Alors Bart De Wever s’excuse «auprès du quatrième pouvoir», car il avait cru qu’ils partiraient une fois la discussion géopolitique urgente terminée, «ce sont les députés que j’aurais dû gronder», fait-il avant de répondre à une question d’un parlementaire d’extrême droite sur le télescope Einstein.

Il espère que la candidature belge, conjointe avec les Pays-Bas et, en Allemagne, la région de Rhénanie-du-Nord–Westphalie, sera défendue par l’Allemagne aussi. Mais l’Allemagne n’a pas encore choisi, entre le projet trinational et la «candidature de la Saxe, qui est selon moi très faible. Mais c’est comme ça dans un Etat fédéral, on ne choisit pas toujours la meilleure solution», répond Bart De Wever au député du Vlaams Belang qui pense que le lobbying italien est meilleur parce que «Giorgia Meloni joue à un beaucoup plus haut niveau diplomatique, elle».
Ce n’est peut-être plus du plus haut niveau diplomatique, mais c’est incontestablement toujours géopolitique quand une députée Vlaams Belang interroge Bart De Wever sur la «déflamandisation» et la «dénéerlandisation» de Hal-Vilvorde par le fait, estime-t-elle, d’une migration de masse venue de Bruxelles et de l’étranger. Le patron de la N-VA n’a là pas grand-chose à en dire, sinon que ces matières qu’évoque le Vlaams Belang sont plutôt du ressort des gouvernements régionaux, le flamand pour ce qui concerne l’inburgering (l’intégration civique), d’abord. Et le bruxellois, ensuite, puisqu’un «bon accord de gouvernement bruxellois pourrait aider à éviter l’exode des classes moyennes en périphérie», affirme le géopoliticien multiniveau que la Belgique a installé au 16 rue de la Loi. Il ajoute que «les solutions que vous proposez sont illégales. Or, c’est valable ici comme pour la guerre en Ukraine et les avoirs russes: rien de tel que l’Etat de droit», s’énerve-t-il presque. La même députée, que les grands enjeux internationaux passionnent, pose ensuite une question sur les facilités à Renaix, si éculée que Bart De Wever «a l’impression qu’on a déjà eu ce débat». L’Anversois est «personnellement d’accord sur les facilités: ce sont des boulets du passé, comme on dit en français», et il le dit en français. Mais il se moque encore d’elle en observant que «les réformes institutionnelles sont très compliquées à nouer en Belgique, j’espère qu’on peut trouver deux tiers ici pour le faire mais je crains que cela ne soit pas possible» en flamand, puis le président, séparatiste flamand aussi, clôt la séance, et Bart De Wever va saluer le président en disant «Merrrrci, Monsieur le prrrrésident», et ça les fait rire tous les deux qu’il le dise en français. Car si Bart De Wever se montre plus libéral que le MR sur le libre-échange, il ne veut pas avoir l’air moins nationaliste que le Belang sur les facilités.