Human Rights Watch dénonce la détérioration de la liberté de la presse alors qu’une affaire met au jour les méthodes du parti au pouvoir, Nouvelle Démocratie, pour dénigrer les journalistes.
«La Grèce est une démocratie qui fonctionne très bien. Et le juge ultime de l’Etat de droit dans notre pays ne peut être que la Commission européenne»: tel est le constat dressé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, le 13 mai, lors d’une rencontre avec le chancelier allemand Friedrich Merz. Si le chef de file du parti conservateur grec Nouvelle Démocratie (ND) éprouvait le besoin de faire cette mise au point face aux journalistes, c’est parce que son gouvernement est dans la tourmente. L’ONG Human Rights Watch (HRW) a publié le 8 mai un rapport critique intitulé «De mal en pis: la détérioration de la liberté des médias en Grèce».
Comme l’explique HRW, il faut remonter à l’arrivée de la Nouvelle Démocratie au pouvoir en juillet 2019 pour comprendre la dégradation de la liberté de presse. L’environnement est alors devenu «hostile» pour les médias et les journalistes indépendants. Au fil des 101 pages étayées par des entretiens avec 34 journalistes, universitaires, juristes et experts, l’ONG signale que les journalistes subissent harcèlements, intimidations, surveillances et poursuites judiciaires abusives. En 2022 déjà, le pouvoir fut soupçonné d’avoir introduit un logiciel malveillant, intitulé Predator, dans les téléphones de journalistes, de responsables politiques et de membres de la société civile afin de suivre leurs activités. Il en a également mis sur écoute de façon «classique», par les services de renseignement EYP. «Cette situation pose de graves questions en matière de respect de la vie privée et de liberté d’expression, et risque d’entraver le travail journalistique, car les sources comme les journalistes craignent pour leur sécurité», souligne HRW. La liberté de presse en est affaiblie.
Un entremêlement d’intérêts
L’ONG a aussi constaté «le recours à des fonds publics pour influencer la couverture d’événements, ainsi que les pressions éditoriales». Or, le paysage médiatique grec est caractérisé par une forte concentration des médias détenus par un petit nombre d’industriels qui ont des liens étroits avec le pouvoir. Les Grecs parlent de «diaploki», un entremêlement d’intérêts. Cette «diaploki» est plus dynamique depuis 2019. Des médias d’investigation, comme le site Documento, se sont alors plaints, par exemple, de la baisse de leurs recettes publicitaires. Après la pandémie, un scandale a éclaté: celui de la «liste Petsas», du nom de Stelios Petsas, l’ex-porte-parole du gouvernement. Elle regroupait les noms des médias qui s’étaient vu gratifier de 20 millions d’euros attribués pour une campagne sur le Covid. La plupart d’entre eux étaient proches du pouvoir. Il pouvait s’agir de sites Web vides de contenu ou inexistants, de stations de radio fantômes et de blogs personnels. Les médias proches de l’opposition n’ont eu qu’une portion congrue de ce fonds.
Enfin, prouve également Human Rights Watch, le contrôle des médias a été renforcé. Ainsi, une journaliste avec plus de 25 ans d’expérience dans une grande chaîne de télévision privée, explique que «ce que vous racontez à la télévision, comment vous allez le dire, est tellement contrôlé par ceux qui sont haut placés que vous n’avez aucune liberté.» Pourtant, selon le Premier ministre, «il existe une liberté d’expression totale» en Grèce. Reporters sans frontières (RSF) constate pourtant, dans son classement 2024, que «la liberté de la presse est dûment éprouvée par les majorités au pouvoir en Hongrie, à Malte et en Grèce, le dernier trio dans l’Union européenne». Bref, souligne Eva Cossé, chercheuse pour HRW en Grèce, «notre rapport révèle la détérioration de l’Etat de droit en Grèce». Pour elle, «il y a une menace sérieuse sur les valeurs démocratiques» du pays.
«Ce que vous racontez à la télévision est tellement contrôlé que vous n’avez aucune liberté.»
Actions sur les réseaux sociaux
D’ailleurs, souligne-t-elle, «l’actualité confirme les conclusions du rapport». Une affaire mêlant financement occulte de Nouvelle Démocratie, détournement de fonds publics et harcèlement de journalistes fait en effet la Une. Le site d’investigation insidestory.gr a révélé qu’un groupe composé essentiellement d’internautes aux identités masquées agit sur les réseaux pour dénigrer systématiquement journalistes, membres de la société civile et responsables politiques qui ne relaient pas la communication gouvernementale. Ces attaques viennent d’un «groupe de la vérité», qui mobilise ces trolls, financé par une grosse agence de conseil, V+O, via sa filiale BlueSkies.
V+O, spécialisée dans le conseil et la communication d’entreprise, a été créée par Thomas Varvitsiotis et Yiannis Olympios, dont les liens avec ND sont intimes. Le père de Thomas Varvitsiotis, Yannis, est un dirigeant historique de ND. Thomas Varvitsiotis a orchestré les campagnes électorales de ND en 2018-2019 et en 2023. Yiannis Olympios, aussi directeur général et vice-président de V+O, était le porte-parole du ministère des Affaires étrangères dans les années 1990 quand Konstantinos Mitsotákis, le père de l’actuel Premier ministre, était à la tête du gouvernement.
En 2015, Nouvelle Démocratie est renvoyée dans l’opposition par Syriza. Ses finances périclitent. Quand, en 2018, naît le «groupe de la vérité», la stratégie de communication de ND devient plus offensive sur le Net. Parallèlement, le nombre d’employés du parti est réduit. Alors que beaucoup chez BlueSkies «occupaient des postes à responsabilités aux côtés de Kyriákos Mitsotákis ou au sein de la ND». En d’autres termes, ils étaient payés par l’entreprise tout en travaillant pour le compte du parti», révèle le journal Documento. C’est interdit par la loi. En outre, BlueSkies et V+O sont soupçonnées d’avoir bénéficié de favoritisme dans l’attribution de marchés publics par des collectivités détenues par ND et d’avoir capté des fonds publics par l’intermédiaire d’entreprises aux allures de sociétés écrans. Pour Nikos Androulidakis, chef du parti social-démocrate grec Pasok, «ND est indirectement financé par l’Etat et des particuliers». «Dans tout autre Etat européen, le gouvernement serait tombé», ajoute-t-il.
Des partis de gauche ont déposé plainte devant le tribunal d’Athènes. Selonla loi, ce genre d’affaires doit d’abord être examiné par une commission parlementaire, autrement dit par des députés. Il est peu probable que l’enquête aboutisse. Mais ce scandale ébranle le gouvernement. S’il se félicite de ses résultats économiques, il semble renouer avec les pratiques d’avant la crise de 2010, quand les statistiques fleurissantes masquaient la corruption et les scandales politico-financiers.