Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten dirigent une «team België» dans ces négociations. © belga image

Face à Engie, la ligne dure du gouvernement De Croo pour prolonger le nucléaire (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Face aux exigences très élevées d’Engie dans la négociation sur la prolongation du nucléaire, la Vivaldi a validé la ligne dure d’Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten. Entre Engie et le gouvernement, la crise ultime n’est pas loin.

Le 18 mars 2022, quelques semaines après l’invasion russe en Ukraine, le gouvernement fédéral décidait de prolonger deux des sept réacteurs nucléaires situés sur le territoire belge, Doel 4 et Tihange 3 (D4/T3). Depuis, des négociations sont engagées avec l’opérateur de ces deux réacteurs, la multinationale française Engie.

Elles se sont si bien engagées que, le 28 octobre dernier, Alexander De Croo (Open VLD) convoquait un kern pour que l’ensemble des vice-Premiers ministres, représentants de tous les partis au gouvernement, valident sa stratégie. Ceux-ci, unanimes, confirmèrent un mandat assez strict face aux demandes perçues comme exagérées d’Engie, en position de force dans ces discussions. L’ opérateur avait en effet notifié, de longue date, sa circonspection par rapport à la prolongation – appelée LTO, pour opération de long terme. Engie avait même, fin 2021, envoyé un courrier l’estimant impossible. Depuis, elle fait donc monter les enchères.

Si bien que cette unanimité du 28 octobre est déjà une petite victoire politique pour Alexander De Croo et sa ministre de l’Energie, l’écologiste flamande Tinne Van der Straeten.

Les positions publiques de certains des présidents de parti de la Vivaldi, principalement ceux du CD&V et du MR, partisans du nucléaire depuis longtemps et, disent certains, à tout prix, déforçaient la position fédérale, déjà pas des plus solides. Mais le mandat, entériné le 28 octobre par les vice- Premiers David Clarinval (MR) et Vincent Van Peteghem (CD&V), donne un peu d’aisance à «l’équipe Belgique» aux prises avec Engie depuis maintenant six mois.

Parce que ça ne se passe pas bien.

Le calendrier, contenu dans la lettre d’intention signée le 21 juillet dernier par Engie et le gouvernement, prévoyait que soit bouclée, fin septembre, la discussion sur le partage des coûts de la prolongation. Or, les documents (un Head of Terms-HoT et un Joint Development Agreement-JDA) n’ont toujours pas été avalisés. Et l’objectif pour «les accords juridiques définitifs», toujours formellement fixé au 31 décembre, semble de moins en moins susceptible d’être atteint. Ceux-ci sont nécessaires pour s’assurer de la relance des deux réacteurs au plus tard en novembre 2026. Or, déplorent Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten dans la note au kern que Le Vif s’est procurée, «à ce jour, le gouvernement n’a pas reçu d’engagement de la part d’Engie pour commencer les études et les travaux préparatoires du LTO […] ce qui accroît la pression sur la livraison du LTO en temps voulu».

L’objectif pour «les accords juridiques définitifs», toujours formellement fixé au 31 décembre, semble de moins en moins susceptible d’être atteint.

La «team Belgique», comme disent les deux ministres, se compose d’eux-mêmes, de collaborateurs de leurs cabinets, de fonctionnaires, d’avocats de chez Clifford Chance et Eubelius, ainsi que de financiers de chez Lazard, et de l’homme d’affaires Gérard Lamarche.

Et cette Equipe Belgique/Team Belgium/Team België se coltine Engie sur trois «key issues». Mandat clair ou pas, voici pourquoi ce n’est pas gagné pour la dream team.

1. La prolongation (LTO)

En l’état actuel des discussions, observent Alexander De Croo et Tinne Van der Straten, « Engie ne souhaite pas s’engager sur la disponibilité de D4/T3 d’ici novembre 2026 car un certain nombre de variables échappent à son contrôle». Or, est-il écrit dans le mandat demandé, et donc reçu, par ces deux derniers, «l’équipe belge demande instamment que les études sur le LTO se poursuivent/démarrent immédiatement».

Engie, en fait, tarde volontairement.

Et compte sur le resserrement des délais pour obtenir de meilleures conditions. Elle veut revoir le plafonnement du coût des déchets nucléaires à son avantage. Et, pour la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, elle «demande un mécanisme de soutien basé sur les frais encourus, une sorte de système cost-plus, avec un rendement minimal et le remboursement des coûts fixes en cas de non-fonctionnement des centrales et ce quelle qu’en soit la cause. Engie a une volonté limitée d’inclure des paramètres de performance (critères de disponibilité) pour les centrales.»

L’objectif du gouvernement est de pouvoir relancer les réacteurs de Doel 4 et Tihange 3 en novembre 2026.
L’objectif nucléaire du gouvernement De Croo est de pouvoir relancer les réacteurs de Doel 4 et Tihange 3 en novembre 2026. © belga image

Tout ceci posé, «le gouvernement De Croo maintient-il le lien entre le plafond sur le coût des déchets et la disponibilité des D4/T3 avec un LTO? Le gouvernement peut-il accepter une exception s’il est démontré que le retard est dû à des modifications réglementaires ou à des décisions prises par les instances publiques concernées?», ont alors demandé Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten à leurs collègues, le 28 octobre. Ceux-ci ont tous répondu oui.

2. La question des déchets

L’ opérateur espère, donc, profiter de ces discussions pour revoir le calcul du «plafonnement des déchets», soit le coût de leur traitement et de leur stockage. La plus récente estimation de l’Ondraf, l’organisme chargé de déterminer les provisions que doit constituer Engie afin de démanteler les centrales, de traiter et de stocker les déchets nucléaires, était de dix milliards d’euros.

Depuis longtemps, l’entreprise tente de revoir plusieurs des rouages de ces mécanismes d’évaluation et d’ajustement, afin de s’en décharger un peu, et elle aurait tort de ne pas, ici, exploiter l’occasion. «Engie ne souhaite pas que les marges et les sensibilités soient prises en compte dans le calcul du plafonnement du coût des déchets: elle s’écarte d’un scénario de base déterministe», déplore la note au kern. Et elle mise aussi sur des faveurs du fédéral sur le stockage provisoire des déchets (avant leur enfouissement, théoriquement à 400 mètres sous terre), ce qui, «en pratique, signifierait que l’Etat belge paierait le coût du stockage à partir de 2032 au lieu de 2066».

Depuis longtemps, Engie tente de revoir ces mécanismes d’évaluation et d’ajustement, afin de s’en décharger un peu.

Faveurs toutes refusées par la Vivaldi.

En effet, tout ceci considéré, «en ce qui concerne la méthode et le champ d’application du plafond, le kern devrait commenter la dérogation demandée par Engie à la méthode utilisée par l’Ondraf pour déterminer les passifs financiers liés aux déchets: le gouvernement fédéral est-il prêt à accepter le stockage dit provisoire (et donc pas seulement les déchets acceptés et gérés par l’Ondraf) et y associer le transfert du risque jusqu’en 2032 au lieu de 2066? Le gouvernement fédéral est-il prêt à faire abstraction des sensibilités/marges des provisions?», ont alors demandé Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten à leurs collègues, le 28 octobre. Ceux-ci ont tous répondu non.

Les coûts du démantèlement des centrales, ainsi que ceux des déchets, devraient être supportés par Engie. Devraient...
Les coûts du démantèlement des centrales, ainsi que ceux des déchets, devraient être supportés par Engie. Devraient… © belga image

3. Les structures juridiques

On le sait, Engie a l’intention de placer toutes ses activités nucléaires, toutes belges, dans une filiale distincte. Cela inquiète les autorités, depuis longtemps déjà: cette filiale ne serait, en fait, chargée que de démanteler les réacteurs belges et de financer le traitement et la gestion des déchets, si bien que certains antinucléaires l’appellent sa «bad bank». La multinationale promet de se porter garante «au cas où le nouvel opérateur ne pourrait pas remplir ses obligations (y compris le démantèlement)», rappelle la note, par un mécanisme baptisé PCG – une garantie de la société mère.

Mais «si les coûts de démantèlement des centrales nucléaires sont sous-estimés, nous pouvons raisonnablement douter que l’exploitant soit en mesure de générer suffisamment de liquidités pour couvrir tous les coûts», observent les signataires de la note au kern.

En outre, quant à l’entité en charge de la prolongation et de l’exploitation de Doel 4 et Tihange 3, un SPV (special purpose vehicle) serait juridiquement institué. L’Etat fédéral veut bien, comme convenu, le financer à 50-50 afin de partager les bénéfices et les risques de l’exploitation, mais pas en être propriétaire, afin de ne pas devenir exploitant formel de ces réacteurs.

Tout ceci établi, «le gouvernement souhaite-t-il demander à Engie d’autres garanties ou des garanties supplémentaires ou à la place de la PCG (c’est-à-dire une garantie non plafonnée de la société mère Engie SA) afin de s’assurer que la SPV peut continuer à faire face à toutes ses obligations (y compris tous les coûts de démantèlement, le remboursement des prêts, la sous-performance des investissements…)?», ont alors demandé Alexander De Croo et Tinne Van der Straeten à leurs collègues, le 28 octobre. Ceux-ci ont tous répondu oui.

4. Que faire?

C’est alors que les deux capitaines de «l’équipe Belgique», rassurés par le soutien de leurs camarades, peuvent conclure leur note. «Il s’agit maintenant, disent-ils, de transmettre la position du gouvernement fédéral à Engie en fonction de la réponse aux questions posées ci-dessus. En même temps, le gouvernement demande à Engie de commencer immédiatement ou de mettre à jour les études nécessaires pour le LTO et de les transmettre à l’AFCN dans les plus brefs délais.»

Compte tenu des réponses apportées par leurs collègues au Premier ministre et à la ministre de l’Energie, c’est une ligne plutôt dure envers Engie qu’adopte le gouvernement fédéral dans cette difficile négociation de prolongation de deux réacteurs nucléaires. En gros, sur les trois «key issues», les aspirations de l’énergéticien sont ainsi déçues par un gouvernement unanime. Celui-ci a pourtant besoin, pour assurer sa sécurité d’approvisionnement électrique, de prolonger ces deux réacteurs à partir de 2026. Et celui-ci a formalisé très tardivement ce besoin.

C’est une ligne plutôt dure envers Engie qu’adopte le gouvernement fédéral.

Dans les couloirs des partis associés dans la Vivaldi, et jusqu’aux coulisses du conseil des ministres, la menace ultime a été brandie: la réquisition.

Paul Magnette (PS) et Jean-Marc Nollet (Ecolo) l’ont déjà évoquée dans des interviews. Elle est permise, légalement, par le Titre 2 du Livre XVIII du Code économique, qui porte sur les instruments de gestion de crise dont peut disposer l’Etat.

Et en effet, la crise avec Engie est proche, entre les discussions difficiles sur la prolongation des réacteurs, et la perspective crispante d’une très large taxation de ses gigantesques surprofits. Mais réquisitionner ses instruments de production d’électricité en ouvrirait une autre, de crise, dont personne, même au 16, rue de la Loi, n’a idée. Et dont, au fond, personne n’a envie.

Une entité juridique spéciale partagerait les profits et les coûts des deux réacteurs prolongés. Mais l’Etat ne veut pas les exploiter.
Une entité juridique spéciale partagerait les profits et les coûts des deux réacteurs prolongés. Mais l’Etat ne veut pas les exploiter. © belga image

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