A la Chambre, jeudi soir, les députés ont passé une partie de la nuit à débattre sur la confiance au gouvernement Arizona. Plongée dans les coulisses d’une nuit à la Chambre.
Il y a parfois dans un Parlement un espace de folie douce. Un vortex politique qui s’ouvre, tard le soir, en cas de session prolongée, lorsque se terminent les journaux télévisés, que seules les caméras officielles continuent de tourner, que les journalistes, les parlementaires et les collaborateurs s’en vont. Il se distend au fil de la nuit, se répand, embrasse petit à petit tous les lieux du Palais de la Nation qui ne sont pas connectés à un micro allumé. Et encore: dans cet espace-temps que même les dernières personnes, passionnées et obligées, qui suivent les débats à distance, en ligne, peuvent être témoins des propos les plus insensés jamais repris au compte rendu d’une séance parlementaire.
La nuit du jeudi 27 au vendredi 28 novembre, à la Chambre des Représentants, a failli élargir comme jamais ce trou noir, où s’exprime et se révèle toujours plus pleinement la nature de chacun, ses vertus et surtout ses vices, parce que tout le monde, tous ceux qui restent, sont de plus en plus à l’aise, de plus en plus fatigués, de plus en plus libérés.
Parce qu’à partir de 20h, ce jeudi 27, le président de la Chambre Peter De Roover (N-VA) reprend la séance, juste après les JT, après la pause-buffet aussi, et le tour vient pour la cheffe de groupe PTB-PVDA Sofie Merckx de démolir, pendant 40 minutes si elle n’est pas interrompue, mais elle le sera, la déclaration de politique générale de Bart De Wever de mercredi matin et son budget pluriannuel. A 19h35, elle était déjà en train de répéter son texte, toute seule, à sa place au deuxième rang, et à 20h04, quand elle commence son exposé, il n’y a qu’une grosse dizaine de parlementaires dans les rangs qui ne sont pas attribués à ses camarades, mais, petit à petit les députés et les ministres qui sont prêts à passer la nuit, pas ceux qui sont partis et qui misent sur le lendemain matin, reviennent, de plus en plus affairés dans la faille politico-narcissique d’un hémicycle vespéral et puis carrément nocturne.
Et là, les parleurs vont commencer à parler, et de plus en plus donc, surtout ceux qui s’étaient tus depuis le matin. Au premier rang de l’hémicycle, les ministres, et en particulier le Premier, avaient été particulièrement discrets toute la journée. Personne, sur le banc du gouvernement, n’était sérieusement intervenu pour soutenir Axel Ronse, chef de groupe N-VA, ou Benoit Piedboeuf, chef de groupe MR, face aux assauts répétés et répétitifs d’une opposition déchaînée contre le budget pluriannuel de l’Arizona.
Mais à 22h13 Bart De Wever prend pour la première fois la parole de la journée, qui a pourtant commencé tôt, c’est au tour de la cheffe de groupe des Engagés Aurore Tourneur de passer un moment désagréable à la tribune, et les verts reprochent la politique migratoire «la plus stricte de l’histoire» que met en œuvre l’Arizona. Alors Bart De Wever, qui se taisait depuis douze heures, alors que ses prédécesseurs intervenaient beaucoup plus souvent, et plus vite, trépigne, et ne se retient plus. «Des enfants dormaient déjà dans la rue sous le gouvernement précédent, comment pouvez-vous être aussi indécents», dit-il à Rajae Maouane et à un député Groen, qui se plaignaient que de plus en plus d’enfants migrants dorment dans la rue. Cela, on l’a même entendu dans la retransmission en ligne.
Mais on n’a pas vu sur internet que même si, de plus en plus, les joueurs vont commencer à jouer, un ancien ministre de la Défense qui est assis juste derrière Bart De Wever a à ce moment interrompu sa longue partie de Colons de Catane, à moins que ce ne fût Merge Dragons?, sur sa tablette, pour applaudir son chef.
Et on n’a pas entendu qu’une fois les micros orientés vers d’autres débatteurs, les querelleurs continuent de se quereller, «ouais mais allez Maxime», lance de loin Rajae Maouane à Maxime Prévot (Les Engagés) à la fin.
Mais on a vu que, les blagueurs, de plus en plus, vont commencer à vraiment blaguer, libérés par la nuit qui monte, et que le bénéfice d’une bonne blague devient plus important que le coût d’un dérapage politique. Comme quand Pierre-Yves Dermagne (PS) dit à Aurore Tourneur qu’il est inquiet pour le statut des artistes, que Maxime Prévot prend la parole pour défendre sa cheffe de groupe, pour dire que c’est vrai qu’il y a eu des «tentations de certains partenaires de la majorité» de le supprimer, et qu’à côté de lui Bart De Wever dit «ah non ce n’était pas une tentation, c’était une tentative, et c’était la mienne», et que Maxime Prévot et tous ceux qui sont encore là éclatent de rire, et que la discussion reprend, et que comme Maxime Prévot redit à Pierre-Yves Dermagne et au micro qu’il n’a pas de raison d’être inquiet pour le statut des artistes «parce qu’on y tient fort», et qu’avec le creux de ses mains pour porte-voix Bart De Wever crie «Dermagne! Hé Dermagne! Vous avez raison d’être inquiet pour le statut d’artiste, je veux le supprimer, moi!», et Dermagne il rigole, il fait «ah voila!», mais il rigole moins qu’un peu plus tard, quand Vincent Van Quickenborne (Open VLD) vient lui dire à un truc à l’oreille, ça le fait mourir de rire, Dermagne, il fait même des petits ronflements pour se rattraper, il a des hoquets et tout.
Et alors que, de plus en plus, les dormeurs vont dormir, comme ce député qui prend deux canettes de Schweppes agrumes et qui y va «j’ai fait mes neuf heures, c’est bon», les professeurs professent de plus en plus, mais à la manière d’écoliers, comme quand Frank Vandenbroucke (Vooruit) demande la parole pour engueuler la Groen Meyrem Almaci et qu’il lève la main et claque des doigts en frétillant comme quand il avait 11 ans, et un peu avant Sofie Merckx lui avait souri, et tous les autres députés aussi, parce qu’elle avait avoué avoir appris, grâce aux débats de la journée, que même lui il allait parfois à la friterie, «on ne dirait pas», avait dit la médecin généraliste au ministre de la Santé, austère mais tendance blanc de boeuf.
Le soir, à la Chambre, les défenseurs défendent toujours davantage, et si les lignes de défense fracturent, parfois, la nuit les réunit, comme lorsque presque tout le monde, et à ce moment-là il en restait encore pas mal, au PS et au MR, au PTB et au CD&V, chez les verts et à l’Open VLD, applaudit Maxime Prévot qui incendie un député du Vlaams Belang en défense de la cheffe de groupe Aurore Tourneur. «J’aurais été très inquiet que quelqu’un comme vous me félicite». Et plus tard la défense nocturne retourne encore un front lorsqu’un autre député du Vlaams Belang pose une longue question en allemand à Aurore Tourneur, qui ne la comprend pas comme tout le monde sauf trois personnes dans la salle, que le député du Vlaams Belang dit que le Premier ministre utilise lui aussi parfois la troisième langue nationale, et que Bart De Wever, qui fait partie des trois germanophones de la salle, l’interrompt pour dire que lui quand il parle en allemand, c’est par respect pour une des communautés de notre pays, oui, notre pays, et «pas pour humilier une collègue», et là tout le monde applaudit Bart De Wever qui incendie un député germanophone du Vlaams Belang, vraiment tout le monde, même la N-VA.
Et les raconteurs, de plus en plus, racontent, il y a dans la tribune de presse encore un journaliste pour deux attachés de presse, un du PS et un des Engagés, Paul Magnette, député à la Chambre et président du PS, revient d’un débat télévisé avec Yvan Verougstraete, président des Engagés, mais député ailleurs, et un des deux attachés de presse raconte que c’est Paul Magnette qui a gagné le débat télévisé, on ne dira pas lequel mais l’autre raconte que c’est Yvan Verougstraete qui l’a remporté. Mais pendant que les raconteurs racontent, les parlementaires parlementent toujours davantage, et les apartés se démultiplient.
Partout, les bavardeurs bavardent.
Dans l’hémicycle: pendant qu’Aurore Tourneur se fait engueuler par tout le PS, Maxime Prévot vient faire la bise à tout le PS, il parle à Dermagne, quand Paul Magnette arrive, et ils bavardent.
Mais surtout en dehors de l’hémicycle: quand Paul Magnette arrive, ils bavardent mais très vite ils sortent tous les deux, Paul Magnette et Maxime Prévot, et les bavardeurs commencent à franchement avoir un air de comploteurs tout en étant très rieurs, c’est vraiment une très belle nuit à la Chambre.
Mais, au détriment des soupeurs qui espéraient souper, le potage devait chauffer vers les 2h du matin, des doucheurs qui pensaient se doucher, peut-être au quatrième où l’eau qui sort du pommeau est un peu rouillée, et des chroniqueurs qui voulaient toujours plus chroniquer, la nuit à la Chambre n’est pas infinie, cet automne.
A minuit pile, Peter De Roover demande s’il est utile de continuer à laisser ainsi la nuit sublimer le mauvais tempérament de chacun. Il convoque une conférence des présidents.
Ceux qui n’y sont pas et qui sont blagueurs continuent de blaguer, les fumeurs sortent fumer toujours plus, les bavardeurs continuent à bavarder, les comploteurs n’arrêtent pas de comploter, et pendant que les défenseurs arrêtent un peu de défendre, les dormeurs continuent de dormir, mais eux ils ne sont déjà plus là. A 00h58, la conférence des présidents est terminée, et le président de la Chambre dit que c’est fini pour aujourd’hui et qu’on terminera les débats vendredi matin, à partir de huit heures. Une nuée de taxis est invitée à venir chercher les parlementaires forcés d’arrêter de parlementer, et les huissiers chargés de les assister. Tous les hôtels du quartier sont pleins, mais il y en a, parmi leurs tout prochains clients, qui ne le sont pas encore, puisque c’est seulement maintenant, alors que tous les autres vices de tous les autres noctambules ont crû, que les buveurs vont pouvoir boire, et les fêtards, fêter. «Et là, maintenant, les keteurs, ils vont pouvoir keter», dit l’un d’entre eux, à moins que c’en soit un autre, un philosophe qui veut philosopher, un observateur qui souhaite observer ou un chroniqueur qui aimerait chroniquer.