Les chiffres? Les responsables politiques aiment s’en saisir, surtout s’ils confortent leurs projets de réforme. Mais ils ne sont pas toujours fiables, ni complets. La preuve par cinq exemples.
8.560
A la fin du mois de mars dernier, le ministre fédéral de l’Emploi, David Clarinval (MR), soulève la question du statut des travailleurs des arts, suggérant que ceux-ci pourraient eux aussi être touchés par la limitation des allocations de chômage à deux ans. Les artistes bénéficient, grâce à une attestation qui leur est attribuée par la commission ad hoc, d’un régime particulier: s’ils les sollicitent, des allocations de chômage leur sont octroyées durant les jours où ils ne prestent pas officiellement mais travaillent en coulisses, lors de répétitions, temps d’écriture ou d’apprentissage de textes, entre autres. A ce titre, 8.560 artistes, sur un total d’environ 220.000 personnes actives dans le secteur culturel en Belgique, ont perçu, en 2024, quelque 136 millions d’euros.
Très vite, le ministre rétropédale, dès lors que cette modification ne fait pas partie de l’accord de gouvernement et qu’elle constitue, pour le partenaire Les Engagés, une ligne rouge à ne pas franchir. On ne touchera donc pas au statut des travailleurs des arts. «Mais, glisse le ministre Clarinval, on veillera à en éviter un usage abusif par toute une série de personnes qui ne sont pas artistes et qui utilisent le statut de manière abusive pour bénéficier du chômage. Nous allons faire en sorte que seuls les véritables professionnels de la culture puissent y avoir droit.» Qui sont ces personnes qui abusent? Combien sont-elles? En vertu de quels critères les distingue-t-on des «véritables professionnels»? De quel montant flouent-elles les finances publiques? A toutes ces questions, le cabinet Clarinval a refusé de répondre.
La commission qui délivre les attestations aux travailleurs des arts à certaines conditions strictes est pourtant composée pour moitié de représentants du secteur artistique et pour moitié de représentants de l’administration fédérale (Onem, ONSS, Inasti), des organisations syndicales et patronales, ainsi que de travailleurs indépendants. On peut en déduire que s’il y avait des abuseurs, ils ne passeraient pas le cap de la commission.
En outre, sur les 1.867 artistes auxquels une attestation a été délivrée par la commission depuis un an, à peine 40% ont sollicité des allocations, détaillait Frédéric Young, membre de cette structure, sur les ondes de la RTBF. Le secteur des arts affiche d’ailleurs, à la grosse louche, le même taux de chômage que l’économie belge dans son ensemble, autour de 5%.
Chiffre inconnu
A l’automne 2024, la ministre de l’Education en Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny, annonce qu’elle envisage de modifier l’organisation des temps de vacances scolaires afin d’assurer au moins une semaine de congé commune à tous les élèves, qu’ils soient francophones, flamands ou germanophones. Depuis la modification de ces rythmes scolaires en francophonie, en 2022, la synchronisation de ces temps de repos n’est en effet plus garantie: basée sur un rythme de six à huit semaines de cours suivies de deux semaines de vacances, elle entendait respecter davantage le rythme biologique des enfants. Avec un bémol puisque toutes les communautés n’ont pas fait le même choix: des calendriers distincts peuvent compliquer la vie des familles qui ont des enfants inscrits dans des systèmes scolaires linguistiques différents.
Une note «relative au réalignement transitoire du calendrier avec les autres communautés» a dès lors été déposée sur la table du Comité de concertation du Pacte pour un enseignement d’excellence, qui l’a très modérément appréciée. D’abord parce qu’après quelques ajustements, cette réforme, toute fraîche encore, donne satisfaction à toutes les parties: les enseignants, les directions, le secteur touristique, les élèves, ainsi que les parents non écartelés entre des calendriers différents. Ensuite, parce que les seuls bénéficiaires d’un éventuel nouveau changement –à savoir les familles écartelées– ne sont pas nombreux et se sont entre-temps adaptés à cette nouvelle donne.
De combien de familles, dont les enfants sont inscrits dans des écoles de communautés différentes, parlait-on au juste? Interrogé par Le Vif, le cabinet Glatigny n’a pu répondre et a renvoyé vers l’Administration générale de l’Enseignement qui, à son tour, assure ne pas disposer de chiffres à ce sujet. Selon le Baromètre des parents réalisé par la Ligue des familles en 2024, 5% des tribus sondées en Fédération Wallonie-Bruxelles avaient des enfants soumis à deux calendriers différents.
Depuis l’automne, la ministre Valérie Glatigny a assuré qu’elle ne comptait ni «réformer la réforme» sur les rythmes scolaires ni revenir à l’ancien calendrier.
«Nous ne disposons pas de ce chiffre de 10% et nous ne savons pas d’où il pourrait provenir. »
56% ou 65%?
Les cellules de reconversion, qui accompagnent vers la réinsertion ou la reconversion professionnelle les travailleurs collectivement licenciés à la suite d’une restructuration ou d’une faillite en Wallonie, sont-elles assez efficaces? Non, selon le ministre wallon de l’Emploi, Pierre-Yves Jeholet. La preuve: en 2024, 56,5% des travailleurs concernés ont été réinsérés grâce à ces cellules, soit un recul de 20% en un an. Dès lors, le ministre considère que cette mission ne doit plus être confiée au Forem et aux syndicats qui pilotent ces cellules, mais à des opérateurs privés, actifs dans l’intérim ou l’outplacement.
Le chiffre est correct mais il comporte un biais, provoqué par le licenciement collectif survenu chez TNT, où nombre de travailleurs en incapacité de travail n’ont pu bénéficier de l’aide de ces cellules pour être réorientés. Hors TNT, le taux de réinsertion, pour 2024, s’élève à 65,87%. Par ailleurs, si le ministre Jeholet avait épinglé le bilan des cellules de reconversion en 2023, sa conclusion aurait été tout autre puisque 75% des travailleurs licenciés avaient alors été remis à l’emploi. Soit une progression de 8,72 % depuis 2019.
Entre 2005 et 2024, le taux d’insertion à l’emploi par ce canal s’est, en moyenne, élevé à 65% avec à la clé, dans six cas sur dix, un contrat à durée indéterminée. Et cela, bien que la majorité des personnes licenciées affichent plus de 45 printemps et ne disposent souvent pas d’un diplôme de l’enseignement secondaire.
Le ministre Jeholet a également affirmé que le subventionnement de ces cellules de reconversion, gérées par les syndicats et le Forem, coûte «dix millions d’euros par an, dont quatre pour les payements des accompagnateurs sociaux des syndicats.» Ce n’est pas exact: en 2024, le budget prévu par la Région pour ce poste n’a pas dépassé 8,3 millions d’euros, dont une partie, non consommée, est retournée dans les caisses régionales. Ce ne sont pas non plus quatre millions d’euros qui ont été utilisés l’an dernier pour payer les accompagnateurs syndicaux mais 2,05 millions.
Ni le cabinet de l’enseignement ni l’administration ne disposent de cette donnée.
10%
C’était le 27 mars dernier, sur les ondes de la RTBF. Interrogé à propos de la réforme limitant l’octroi des allocations de chômage à deux ans, le ministre fédéral de l’Emploi, David Clarinval, a prononcé ces mots: «Nous constatons que, dans certaines parties du pays, 10% des personnes en formation ne s’y inscrivent – sans les suivre– que pour pouvoir garder l’accès aux allocations de chômage. Nous voulons donc supprimer les abus.»
D’où vient ce chiffre? «D’un organisme de formation régional», répond-on au cabinet Clarinval. Bruxellois? Wallon? Lequel? Le porte-parole du ministre dit l’ignorer. Au Forem, on se dit étonné. «Il existe certes des statistiques sur le nombre de demandeurs d’emploi en formation et le nombre d’attestations de dispense octroyées, y dit-on. Mais nous ne disposons pas de ce chiffre de 10% et nous ne savons pas d’où il pourrait provenir.» Même son de cloche chez Actiris et chez Bruxelles-Formation. «Disposer d’une telle statistique est impossible, embraie-t-on au cabinet du ministre bruxellois de l’Emploi. En plus d’être mensonger, ce chiffre de 10% est stigmatisant.»
5e
L’idée est évoquée au début du mois de mars dernier par le président du MR, Georges-Louis Bouchez: s’il assure qu’on ne touchera pas aux allocations familiales de façon globale, il s’interroge tout de même sur le sort à réserver aux familles de plus de quatre enfants. «Faut-il continuer à assumer tous les choix personnels des individus?», demande-t-il. Une suggestion qui ne fait partie d’aucun accord de gouvernement, rappelle de suite Yves Coppieters, le ministre wallon de la Famille (Les Engagés).
Quel serait l’effet d’une telle mesure, qui toucherait combien d’enfants, de jeunes et de familles à Bruxelles et en Région wallonne? Selon les coups de sonde effectués par Le Vif, personne ne semble disposer de ces informations.
D’après le SPF Economie, au 1er janvier 2024, 28.181 ménages comptaient cinq enfants ou plus dans l’ensemble du pays. Quelque 42.303 enfants ou jeunes de 25 ans ou moins y occupaient le cinquième, sixième, septième rang, voire davantage. Au-delà de 25 ans, les allocations familiales ne sont plus attribuées.
En Région wallonne, toujours au 1er janvier 2024, 12.996 enfants ou jeunes de 25 ans maximum étaient nés dans une fratrie comptant déjà quatre enfants. Si chaque enfant est supposé recevoir le même montant en matière d’allocations familiales, des suppléments sont toutefois octroyés en fonction des revenus ou de la situation de sa famille. En outre, deux régimes différents sont en vigueur depuis la réforme intervenue en 2020, qui coexisteront en parallèle jusqu’en 2044. Il est donc particulièrement difficile de calculer ce que rapporterait la suppression des allocations familiales à partir du cinquième enfant car chaque situation familiale devrait être étudiée isolément, en fonction de multiples critères.
En Région bruxelloise, en revanche, l’exercice a été effectué en 2023, à la demande de Sven Gatz, le ministre des Finances et du Budget (Open VLD). Il porte sur les 3.943 familles qui, selon les données actualisées en 2024, totalisaient plus de quatre enfants. Un chiffre en net recul, d’après les statistiques de Iriscare, l’organisme public chargé de la protection sociale en Région bruxelloise: en 2020, on en recensait encore 4.666. Ces familles nombreuses, au sein desquelles on compte 6.561 enfants et jeunes de 25 ans ou moins, y représentent aujourd’hui 2,4% des bénéficiaires d’allocations familiales. Tous les jeunes de moins de 25 ans ne reçoivent pas d’allocations familiales, dès lors que l’octroi de celles-ci s’arrête à 18 ans, s’ils ne sont ni aux études ni sous contrat d’apprentissage.
Selon l’analyse de Iriscare, quelque 3.700 enfants ou jeunes seraient donc concernés si plus aucune allocation familiale n’était attribuée au-delà de quatre enfants. Les calculs effectués, qualifiés d’«approximation à valeur indicative», concluent qu’une telle mesure, si elle était mise en oeuvre uniquement pour les enfants nés à partir de 2024, générerait une économie comprise entre 800.000 euros en 2025 et trois millions d’euros en 2029. Cette année-là, le budget total des allocations familiales bruxelloises s’élèvera à 1,16 milliard d’euros.
Cette éventuelle réforme, sur laquelle il n’existe aucun accord politique, engendrerait une augmentation du risque de pauvreté infantile qui touche par définition surtout les familles nombreuses. Un cinquième enfant de plus de 14 ans nécessite théoriquement une augmentation de revenu disponible de 683 euros alors que l’allocation familiale qui lui est octroyée ne peut dépasser, tous suppléments sociaux confondus, 363 euros. Trop peu déjà, donc…