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Philippe Lamberts: « Confiner la religion à la sphère privée, je ne l’accepte pas »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Le vieux couple politique-religion est-il en train de se reconstituer ? Philippe Lamberts, député européen Ecolo, catholique pratiquant, confirme le retour du religieux en politique. Ce qui ne lui apparaît pas anormal. Sauf si la religion est utilisée comme argument identitaire. Et comme premier vecteur du néolibéralisme. Interview.

Son expression favorite a un parfum de messianisme. « Le XXIème siècle, c’est un siècle pour les ardents, pas pour les tièdes », aime répéter le député européen Philippe Lamberts, l’une des principales figures d’Ecolo. Moins consensuel qu’un Jean-Michel Javaux, il ne craint pas d’apparaître cinglant ou péremptoire. C’est sa conception à lui de l’ardeur au XXIème siècle.

Au Parlement européen, il s’est illustré à travers son combat contre les bonus financiers des banquiers. L’opération, menée avec méthode et obstination, sans fantaisie aucune, lui a valu cette remarque du député vert allemand Sven Giegold : « Toi, en fait, t’es un protestant. » L’intéressé s’en amuse : « On me reconnaît une rigueur que les catholiques, en général, n’ont pas. »

Ingénieur, Philippe Lamberts a exercé différentes fonctions managériales au sein du géant informatique IBM. Il ne s’est immergé à plein temps dans la politique qu’après son élection au Parlement européen, en 2009. Cinq ans plus tard, les militants Ecolo l’ont remis en selle pour un second mandat, sacrifiant au passage la star Isabelle Durant.

Là n’est pas sa seule particularité. Catholique pratiquant, cet Anderlechtois puise dans sa foi de quoi alimenter son engagement. L’été, il passe six semaines sur huit dans la communauté chrétienne oecuménique de Taizé, au sud de la Bourgogne, où il se rend aussi plusieurs week-ends par an. C’est son « lieu d’enracinement », dit-il, une source d’énergie et d’inspiration qui l’aide à garder la tête froide, « parce que la politique rend fou ». Pour la première fois, il évoque longuement son rapport à la religion, lui qui se considère comme « un chrétien en recherche qui essaye de trouver une cohérence entre ce qu’il vit et le message de l’évangile ».

En France, la primaire à droite a donné lieu à une scène impensable il y a cinq ans encore : François Fillon et Alain Juppé s’écharpant à la télévision pour savoir lequel de leurs deux programmes était le plus conforme au message du pape François. Assiste-t-on à un retour spectaculaire du religieux en politique ?

Il y a un come-back, c’est clair. Ce que je pense, c’est que ce thème revient en force par réaction. Pendant des décennies, une partie du pouvoir politique a voulu éradiquer la dimension spirituelle de la vie humaine. La logique était : si vous avez une aspiration spirituelle, ok, mais gardez ça chez vous, derrière des portes fermées. Comme si c’était une maladie honteuse. Cela finit par courir sur le haricot des personnes authentiquement croyantes, qui en viennent à se dire : au nom de quoi nie-t-on une dimension importante de ma vie ?

Soutenez-vous ce retour de la religion dans le débat public ?

En ce qui me concerne, je n’ai aucun problème à dire, y compris sur la place publique, que je suis chrétien. Je n’ai jamais brandi ma foi en étendard, mais je ne l’ai jamais mise dans ma poche. A mes yeux, ce n’est ni un argument de vente, ni une maladie honteuse. Par contre, ce qui me hérisse, c’est l’attitude des hommes politiques qui utilisent la religion comme argument identitaire, et non comme démarche spirituelle. Si j’examine la cohérence entre le message de l’évangile et l’action politique de ceux qui s’en réclament, j’ai vraiment envie de rigoler. Parce que, souvent, c’est tout le contraire.

En quoi la contradiction vous paraît-elle si manifeste ?

Comment peut-on se réclamer d’un évangile qui affirme l’égale dignité de tous aux yeux de Dieu et mener des politiques qui poussent à fond l’inégalité ? Va falloir qu’on m’explique ! Quand Fillon annonce qu’il va virer 500 000 fonctionnaires, en quoi est-ce compatible avec la doctrine sociale de l’Eglise, l’option préférentielle pour les pauvres ? Lorsque le pape François est venu à Strasbourg, il nous a dit : vous avez comme première mission de défendre la fragilité. Or que font des gens comme Fillon, sinon défendre les forts ? Ils prétendront toujours qu’aider les riches, ça enrichit les pauvres à la fin… Sauf que ça, c’est une fiction sans nom.

La chancelière allemande Angela Merkel comme François Fillon appartiennent au courant chrétien-démocrate. Leur déniez-vous toute légitimité à se réclamer du message évangélique ?

Qui suis-je pour juger de leur foi ? Pour ma part, je suis chrétien et je suis démocrate, et pour ces raisons, je ne serai jamais chrétien-démocrate. Les chrétiens-démocrates sont devenus le parti des 1 %, le parti des multinationales. Au Parlement européen, ils sont le premier vecteur du néolibéralisme, cette idéologie qui réduit l’être humain à un individu libre d’exploiter non seulement la planète, mais aussi son prochain. Eux qui se réclament de l’héritage chrétien en Europe, ils ont désormais le leadership des politiques d’exclusion. En tant que chrétien, moi, cela me fout dans une rage noire. Ils instrumentalisent le label chrétien à des fins identitaires, pour rejeter certains êtres humains – nous, les blancs chrétiens, contre eux, les autres. J’aimerais qu’on me montre quel passage de l’évangile incite à construire des murs.

Pour engager un dialogue fructueux avec l’autre, ne faut-il pas d’abord clarifier ce que l’on est soi-même ? Certains de vos collègues députés, notamment Gérard Deprez (MR), ont plaidé pour que l’héritage chrétien de l’Europe soit inscrit dans un traité.

Si on est chrétien et qu’on est certain de sa foi, on n’a pas besoin de l’écrire sur un papier. Cela me rappelle une rencontre à Taizé avec un groupe de jeunes Hongrois. En substance, tous me demandaient : nos valeurs chrétiennes ne sont-elles pas menacées ? Sous-entendu : par l’immigration musulmane. Je leur ai répondu par une question : quelles sont-elles, ces valeurs chrétiennes ? La première d’entre elles est inscrite dans l’article 1 de la déclaration universelle des droits de l’homme. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Pour nous, chrétiens, la filiation entre le message de l’évangile et l’article 1, elle est directe, et ce principe, c’est le socle en béton de l’Union européenne. Homme, femme, musulman, chrétien, athée, gay, hétéro… Chaque être humain a droit à la même dignité. Et donc, ces valeurs sont-elles menacées par quelques millions de musulmans qui viennent sur nos rives, ou par Recep Erdogan, les rois d’Arabie saoudite, Xi Jinping, Donald Trump, les patrons des multinationales ? Ces gens piétinent nos valeurs.

L’encyclique Laudato si du pape François a suscité un fort engouement, mais aussi de vives polémiques dans les milieux chrétiens. Dans quelle mesure y adhérez-vous ?

Je la cite souvent, mais j’ai aussi entendu Jean-Luc Mélenchon s’y référer. Le pape François ne dit pas qu’il faut corriger les excès du système, il dit qu’il faut changer de système. C’est le premier texte anticapitaliste venu du Vatican… Longtemps, l’Eglise a été l’organe qui justifiait moralement le pouvoir des puissants. Ce rôle est à présent repris par un autre clergé, celui des économistes néoclassiques. Il y a un dogme, des hérétiques, c’est la même logique.

Quels économistes visez-vous ?

Il y en a dix mille. Tous les économistes patentés ont sucé la doxa néolibérale au biberon des business schools. Ce sont eux qu’on appelle à la télévision pour expliquer que si on flexibilise le marché de l’emploi, ça fait mal, mais c’est bon pour vous. Souffrez sur Terre, le paradis viendra après…

Englobez-vous dans votre critique le plus réputé des économistes belges francophones, Etienne de Callataÿ, issu du sérail social-chrétien ?

Bonne question. Bien, oui… C’est un type qui justifie le système.

A vos yeux, le pape François est-il de gauche ?

Cela dépend. Quels sont les marqueurs traditionnels de la gauche ? Primo : l’affirmation de la justice sociale comme valeur structurante. Sur ce plan, le pape François est indiscutablement de gauche. Secundo : l’étatisme. Là, François n’est pas de gauche, et moi non plus. Je me méfie autant de l’Etat tout-puissant que du marché tout-puissant.

Le pape Benoît XVI, lui, était perçu comme un pape de droite. A raison ?

En 2009, après la crise financière, j’avais lu son encyclique Caritas in veritate. Franchement, je n’avais pas été impressionné. C’était d’une mièvrerie totale. Par contre, il avait réussi l’exploit de placer trois ou quatre références à la morale sexuelle dans une encyclique sur les questions socio-économiques. Ces gens sont vraiment des obsédés ! Bien sûr que ce sont des questions importantes, mais tenir un langage presque castrateur sur la morale sexuelle, ce n’est pas la meilleure manière de faire entendre dans ce domaine un langage de dignité. De plus, sur ce sujet, la parole de l’Eglise a été anéantie par le fait que l’institution s’est rendue complice de crimes graves. Et donc, un peu de modestie ! Les faits de pédophilie, ce n’est pas une exception en passant… Quand j’ai découvert l’ampleur du scandale, quand j’ai vu comment l’Eglise de Belgique minimisait les affaires, j’étais révolté. Là, je n’avais plus du tout envie de me dire catholique.

Vous avez évoqué la venue du pape François au Parlement européen, en 2014. Est-il sain qu’un dignitaire religieux s’exprime dans une assemblée politique ?

Que ce soit le pape, le dalaï-lama ou d’autres responsables religieux, ils ne viennent pas nous donner des ordres. Ils viennent nous apporter une parole qui peut être inspirante. C’est nous, les élus ! Chacun est à sa place. Mais les députés sont censés être à l’écoute de ce qui se passe dans la société, oui ou non ?

Précisément, faut-il instituer la religion comme composante incontournable de la société ?

Ah, justement, l’idée qu’il faudrait confiner la dimension spirituelle de la vie au for intérieur, moi, je ne l’accepte pas. Pourquoi la consommation devrait-elle ostentatoire, et la vie spirituelle, une chose ultra-privée ? Moi, je suis un seul être humain. Quand je sors de chez moi, je suis entier, je ne laisse pas à la maison une partie de moi-même.

L’économiste Gaël Giraud, par ailleurs prêtre jésuite, déclarait récemment dans Télérama que la transformation du monde « ne pourra se faire sans une redécouverte de son intériorité par le plus grand nombre ». C’est aussi votre conviction ?

Gaël Giraud est un ami, un type génial, l’économiste dont je suis le plus proche. Je partage son avis. Tout le système capitaliste est conçu comme si l’être humain n’était qu’une machine à accumuler, comme si seule la pulsion de consommer nous définissait. Mais ce monde idéal de la société de consommation, il laisse des centaines de millions de gens malheureux. On n’a jamais absorbé autant de tranquillisants… Pour sortir de ce cauchemar, il y a un chemin intérieur à emprunter, qu’on lui donne ou non une dimension transcendante. En fin de compte, c’est quoi une belle vie ? Posséder le dernier téléphone portable, la plus grosse voiture ? Les réponses ne pourront jamais être codifiées dans une législation. Elles impliquent une transformation intérieure, et je pense que beaucoup de traditions spirituelles ouvrent à ce cheminement.

Aux Etats-Unis, la lutte des Sioux du Dakota contre l’implantation d’un pipeline sur leurs terres ancestrales aura été l’une des images fortes de l’année 2016. Il est frappant que ce mouvement se soit mobilisé sous le slogan « Defend the sacred ». Plus encore que les risques de pollution ou les menaces sur l’emploi local, c’est la profanation d’un territoire sacré qui était contestée.

Quand on proteste au nom de l’emploi, on reste dans l’univers matérialiste. Par contre, quand on mentionne le sacré, le combat va au-delà. On touche à quelque chose de transcendant, il affirme des limites au-delà desquelles on ne peut aller. Cela heurte de plein fouet la logique capitaliste selon laquelle tout peut se monnayer.

Une telle référence au sacré paraîtrait incongrue en Europe. Ce n’est pas le cas en Amérique latine ou en Asie, où plusieurs leaders politiques (le président équatorien Rafael Correa, l’écologiste indienne Vandana Shiva, etc.) recourent à ce genre de discours.

C’est le fruit d’une histoire. En Europe, depuis les Lumières, le combat pour le libre-examen, pour la reconnaissance d’un être humain capable de penser par lui-même, a été un combat difficile contre le pouvoir des églises chrétiennes. Ce combat de la laïcité devait être mené. Mais, moi, je pense que c’est allé trop loin. A gauche, on en est arrivé à assimiler la religion à l’opium du peuple, sans nuance. Avec condescendance, on considère les croyants comme des arriérés, des enfants qui se débarrasseront des oripeaux de la vie spirituelle une fois qu’ils deviendront adultes. On arrive peut-être à un moment où l’Europe est mûre pour vivre bien dans ses baskets à la fois le chemin spirituel et le libre-examen.

Appelez-vous la gauche dans son ensemble à revoir son rapport à la religion ?

En tout cas, les élus de gauche qui portent en eux cette sensibilité ne devraient pas se cacher. Ce que je crois, c’est que le citoyen attend des représentants authentiques. Des hommes et des femmes qui parlent avec conviction, et non des gens qui essayent de dire ce que leurs auditeurs veulent entendre. Une des raisons pour lesquelles on voit un peu partout des résultats électoraux de nature insurrectionnelle, c’est que les citoyens en ont marre de créatures politiques au discours formaté.

Dans quelle mesure faut-il conserver les traces d’un passé où l’ensemble de la société était rythmée par la religion chrétienne ? Interdire le travail le dimanche a-t-il encore un sens ?

C’est une révolution dans l’histoire de l’humanité de décider qu’il y a un jour où on s’arrête. Mais, moi, je pense qu’il faut aller plus loin. Je suis partisan de la semaine de quatre jours. Quelle force ça aurait, en plus ! On aurait le vendredi pour les musulmans, le samedi pour les juifs, le dimanche pour les chrétiens. A plus court terme, on pourrait repenser les jours fériés légaux. La législation belge en compte six d’origine chrétienne : lundi de Pâques, Ascension, lundi de Pentecôte, Assomption, Toussaint, Noël. Passer de six à quatre, ça ne provoquerait pas un déséquilibre majeur. On pourrait alors donner au Yom Kippour et à l’Aïd un statut de jour férié légal. Certains diront : oui, mais moi, je ne suis ni juif ni musulman… Peut-être, mais nous faisons société. Alors, pourquoi ne pas s’arrêter tous parce qu’une partie importante de notre société vit un jour de fête ? Ce serait un signe de reconnaissance et de respect pour nos concitoyens juifs et musulmans. On sortirait aussi de l’hypocrisie. Car dans certaines écoles de Bruxelles, on sait très bien que le jour de l’Aïd, de nombreux élèves ne sont pas là. Parce que c’est la fête, bordel ! Quand je défends cette proposition devant des groupes de chrétiens, certains poussent des cris : on ne peut quand même pas faire ça ! Mais si ! N’ayons pas peur.

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