© GETTY IMAGES

Paternité imposée: vaut-il mieux vivre sans papa ou au contact d’un homme forcé de l’être?

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Les tribunaux sont fréquemment confrontés à des dossiers de « paternité imposée »: des relations sexuelles qui aboutissent à un enfant non désiré, du moins par les pères. Qui, jusqu’à présent, étaient dans tous les cas contraints d’assumer cette filiation, ne fût-ce que financièrement. Mais deux arrêts de la Cour constitutionnelle viennent de tout chambouler: il sera désormais possible qu’un géniteur ne soit pas légalement reconnu comme tel, dans l’intérêt de l’enfant. Vaut-il mieux vivre sans papa ou au contact d’un homme forcé de l’être?

« Je te quitte », lui avait-il annoncé. « Je suis enceinte », lui avait-elle répondu. Le choc: leur histoire n’avait duré que deux mois, l’hiver 2014-2015. L’incompréhension: « Mais tu m’ avais dit que tu prenais la pilule?! » La colère: comme le sentiment de s’être fait faire un enfant dans le dos. Le refus: D. en a déjà deux, d’une précédente union, et aucune envie d’agrandir cette famille. Tant pis, lui assure-t-elle, elle assumera seule, elle n’avortera pas. T’racasse, « au niveau financier, ça va super bien », lui envoie-t-elle par message. Un petit garçon naît, au début de l’automne 2015, tandis que D. poursuit sa vie. Pas de contact, pas de nouvelles, jusqu’à cette lettre reçue près de quatre ans plus tard: son ex-copine exige une pension alimentaire, 200 euros par mois. Elle ne livre pas d’explication, si ce n’est que le petit doit désormais aller chez le psy puisque, de toute façon, elle y a légalement droit. Le dégoût: il prend un avocat mais ne se présente pas aux audiences. Il sera condamné à verser une part contributive (certes inférieure à la somme réclamée) jusqu’à la majorité de son « fils » ou jusqu’à ce qu’il termine ses études. 25 000 euros, au bas mot. Un préservatif aurait coûté moins cher…

Ce genre de dossier est très courant et, depuis toujours, avec des circonstances extrêmement variées.

A., lui, avait 58 ans (et trois filles) lorsqu’il eut une liaison avec une femme plus jeune. Brève histoire sans lendemain à ses yeux, relation réelle et suivie selon elle, qui avait abouti à la naissance d’un petit garçon. Qu’elle avait élevé seule, durant huit ans, avant d’entamer une action en recherche de paternité. Mais A. refuse catégoriquement d’être reconnu comme père. Devant le tribunal de la famille de Bruxelles, il a tenté de faire valoir que ça n’aurait pas été dans l’intérêt du gamin: il ne s’occupera aucunement de lui, serait-ce vraiment bénéfique pour le garçonnet d’avoir un « papa » qui ne l’aimera jamais? « L’enfant n’est pas responsable des circonstances de sa conception et de sa venue au monde, a tranché la juge. Les motifs invoqués par monsieur A. ne visent en fait pas le respect de l’intérêt de [son fils], mais uniquement le sien, en ce qu’il ne désire pas assumer cette paternité imposée. »

L’ADN, reine des preuves

« Ce genre de dossier est très courant, et depuis toujours, avec des circonstances extrêmement variées », commente Nathalie Massager, avocate spécialisée en droit de la famille et professeure à l’ULB. Un préservatif qui se déchire, une pilule oubliée, une faille contraceptive (en 2019, la moitié des femmes s’étant fait avorter en Belgique utilisaient un contraceptif)… Ou, à côté de ces accidents de bonne foi, des tromperies volontaires: parce qu’il sera biologiquement bientôt trop tard, pour pouvoir « choisir » un homme connu plutôt qu’un donneur de sperme anonyme, dans l’espoir de retenir un amant…

Mais qu’importe qu’ils aient été négligents ou piégés: une fois qu’un test ADN avait livré sa réalité biologique, les tribunaux condamnaient systématiquement ces géniteurs à devenir pères. « Si la mère agissait en établissement de la paternité, celle-ci était automatiquement établie, résume Géraldine Mathieu, chargée de cours à l’UNamur et spécialiste de la filiation. Ce que mère voulait, dieu voulait! » Mais l’inverse n’était pas systématiquement vrai. « Si le géniteur demandait à devenir père et que la mère s’y opposait, l’intérêt de l’enfant devait alors être interrogé », détaille Manon Coune, assistante à l’ULiège et avocate au barreau de Liège/Huy. Dans le but d’éventuellement le protéger d’un homme violent, délinquant…

Les femmes ont tous les droits

Reste que nul n’interroge jamais l’exemplarité maternelle. Deux poids, deux mesures, une inégalité, selon plusieurs juristes. « En matière de filiation, les femmes ont tous les droits, regrette une avocate spécialisée. Alors que c’est loin d’être le cas dans le reste du Code civil. » « Les femmes détiennent la force procréatrice: savoir si elles font un enfant, si elles le gardent, si elles l’assument. Elles sont légitimement les seules maîtresses à bord, c’est tout à fait normal. Mais, du coup, il peut arriver que des hommes subissent ces décisions-là, abonde Nathalie Massager. Sociologiquement, ce qu’on constate, c’est qu’on n’apprécie que la filiation des hommes. Tous les débats judiciaires vont évaluer le fait qu’ils soient dignes ou non. » « J’avais beaucoup écrit sur ce sujet car je ne comprenais pas pourquoi cette différence de traitement, abonde Jehanne Sosson, avocate à Bruxelles et professeure à l’UCLouvain. Qu’il n’y ait pas de contrôle de l’intérêt de l’enfant lorsque la mère voulait imposer une paternité créait selon moi une discrimination. »

En matière de filiation, les femmes ont tous les droits. Alors que c’est loin d’être le cas dans le reste du Code civil.

Mais ceux qui refusent d’être pères sont-ils forcément d’immondes salauds? En 1992, devant la Cour d’appel de Gand, un homme avait soutenu mordicus avoir été piégé: la dame avec qui il avait entretenu des relations sexuelles aurait récupéré en douce son préservatif usagé, puis procédé à une insémination… à sa façon. En 2010, le tribunal de première instance de Liège avait traité l’affaire d’une call girl accusée d’avoir fait un enfant dans le dos de l’un de ses riches et réguliers clients, pour mieux lui soutirer de l’argent. Toujours à Liège, plus récemment, une affaire de PMA (procréation médicalement assistée) a fini devant le juge: un couple qui avait essayé de concevoir ainsi un enfant avait fini par se séparer. Mais il restait du matériel génétique congelé, et la dame avait poursuivi les démarches en solo, sans avertir son ex. Enceinte. Dans ce cas comme dans les autres, ce géniteur avait été condamné à assumer. Pas seulement financièrement: être reconnu légalement comme père implique de devoir ajouter un nom sur la liste de ses héritiers, d’exercer conjointement l’autorité parentale, voire d’assumer un hébergement (dépendant toutefois d’une procédure judiciaire distincte).

A l'avenir, les notions de projet parental commun et, surtout, d'intérêt de l'enfant deviendront centrales.
A l’avenir, les notions de projet parental commun et, surtout, d’intérêt de l’enfant deviendront centrales.© GETTY IMAGES

Ces hommes, aujourd’hui, auraient peut-être obtenu un jugement différent. En leur faveur. En 2019 puis en 2020, la Cour constitutionnelle a en effet rendu deux arrêts successifs qui viennent chambouler le droit de la filiation. Ces deux textes estiment que l’intérêt de l’enfant doit dans tous les cas être pris en compte, peu importe que l’action émane de la mère ou du père. « Ces deux arrêts ont tout changé, constate Nathalie Massager. Désormais, on sait qu’on va pouvoir argumenter. »

Et ça commence à fonctionner. Deux jugement, rendus en septembre 2020 et en janvier dernier, à chaque fois à Namur, ont considéré qu’il valait mieux pour l’enfant de ne pas avoir de père légal. Si l’un des deux dossiers avait la particularité de se mêler au droit français, l’autre est assez exemplatif. Deux personnes se rencontrent via Internet, se voient quelques fois, ont une relation sexuelle (sans protection de part et d’autre), s’oublient. Jusqu’à ce qu’elle annonce sa grossesse et souhaite que Monsieur s’implique financièrement et affectivement. Hors de question de devenir papa, s’indigne-t-il, d’autant qu’il soupçonne un « bébé papier », Madame étant en séjour illégal. Au tribunal, il déclare en somme: « OK pour payer, mais je ne m’occuperai jamais de ce petit garçon, il ne serait pas dans son intérêt d’avoir un père qui le rejette. » Le juge l’a suivi, estimant que l’enfant ne serait pas dépourvu de la connaissance de ses origines puisque l’identité du géniteur n’est pas tenue secrète par sa maman, qu’il bénéficierait de ressources financières grâce à une procédure distincte (lire ci-après) et qu’on ne pouvait pas obliger un homme à l’aimer. Etablir sa filiation malgré tout le priverait plus tard d’être reconnu par un autre homme qui, lui, désirerait s’impliquer dans son éducation. S’il le souhaite il pourra toutefois lui-même, à partir de l’âge de 12 ans, relancer une action en recherche de paternité.

« L’intérêt de l’enfant est vraiment sauf, commente Nathalie Massager. Quant au père, il garde tout de même une épée de Damoclès au-dessus de la tête, concernant le droit successoral. » Avec la crainte d’obtenir des jugements diamétralement opposés, souligne Manon Coune. « Un même enfant, selon que son dossier est traité à Bruxelles ou à Namur, par exemple, pourrait avoir un père légal ou non. » « Ce sera désormais vraiment une appréciation in concreto qui dépendra aussi du juge, confirme Jehanne Sosson. L’avantage, c’est qu’on n’aura plus de règle générale et abstraite. Le revers, c’est que les décisions pourront varier. »

Justice personnalisée

Le signe d’une vision de moins en moins traditionnelle et légaliste du droit des familles, pointe Yves-Henri Leleu, avocat et professeur à l’ULiège et l’ULB. Qui fut l’un des conseils de Delphine Boël, dossier où, là aussi, la Cour constitutionnelle autorisa une justice plus « personnalisée ». « Nous vivons dans une société où l’individu devient de plus en plus central. L’un des reflets de cette tendance, en matière de droit de la filiation, est que les gens acceptent moins de ne pas être reconnus dans leur singularité. Personnellement, j’applaudis ces évolutions. »

A l’avenir, les notions de projet parental commun et d’intérêt de l’enfant deviendront donc centrales. Marie, 25 ans, aurait bien aimé être davantage prise en considération. La procédure en recherche de paternité a duré huit ans, de ses 10 à 18 ans. Au départ à l’initiative de sa mère, elle l’a ensuite reprise en son nom. Ses parents avaient été ensemble une dizaine d’années, elle n’était en rien un accident, plutôt un bébé censé réparer un couple quelque peu abîmé. Son père n’a jamais voulu la reconnaître, accusant sa mère de tromperies. « Il a rapidement refait sa vie, et apparemment je ne devais pas en faire partie. Moi, je voulais savoir d’où je venais. » Eviter les blancs dans les documents administratifs, voir cet homme à qui elle ressemble paraît-il tant, arrêter de fantasmer le rôle qu’il aurait pu ou pas jouer. Lui ne s’est jamais présenté au tribunal, a retardé tant que possible les procédures. « Au final, je suis heureuse de l’avoir fait. Mais ça a été très dur, j’ai voulu arrêter plusieurs fois. Etre tout le temps rejetée… La justice s’est centrée sur les problèmes de mes parents, on a nié mon existence, pourtant je suis là, j’existe! Ça n’aurait jamais duré si longtemps si on avait juste pensé à moi. »

Un même enfant, selon que son dossier est traité à Bruxelles ou à Namur, par exemple, pourrait avoir un père légal ou non.

Marie a d’abord vécu sans père. Elle en a désormais un, mais qui refuse ostensiblement de jouer un quelconque rôle dans sa vie. Elle ne connaît son visage que grâce à Facebook, là où elle a appris qu’elle avait des frères et soeurs. Qu’elle aimerait un jour pouvoir rencontrer, mais qu’elle n’ose pas contacter. Quelle est, en définitive, la meilleure des solutions pour un enfant? Pas de père, ou un père démissionnaire? Les juges devront désormais trancher… Mais les géniteurs qui ne seraient finalement pas reconnus comme tels, comme à Namur, ne seront pas complètement absous de toute responsabilité. Quoi qu’il arrive, ils devront débourser. A côté de l’action en recherche de paternité existe un autre texte légal, peu utilisé car tout simplement peu connu des avocats: l’article 336 du Code civil. Soit « l’action alimentaire non déclarative de filiation ». Un très vieux texte, conçu à l’époque comme une solution lorsqu’un fils de bonne famille engrossait une servante… et qui a depuis survécu à toutes les réformes, condamnant un père (biologiquement reconnu comme tel) à verser une pension alimentaire sans que la filiation ne soit établie. Point d’héritier à ajouter sur le testament.

Pères sous X?

Or, les papas qui refusent de l’être enragent particulièrement à l’idée de débourser. En France, l’avocate Mary Plard milite activement pour que des géniteurs puissent légalement être délestés de toute responsabilité, y compris financière. Elle estime qu’il subsiste une profonde inégalité entre les mères et les pères. Les premières peuvent toujours refuser une maternité, en avortant ou, dans l’Hexagone, en accouchant sous X, option qui n’existe pas en Belgique, même si l’abandon reste toujours possible, par exemple en déposant le nouveau-né anonymement dans une boîte prévue à cet effet (il en existe à Bruxelles et à Anvers). Tandis que les hommes n’auraient finalement jamais le choix. En 2013, l’avocate publiait Paternités imposées: un sujet tabou » (éd. Les liens qui libèrent) et, depuis, relance régulièrement le débat. Elle plaide soit pour la création d’un statut de « père sous X » (assimilable à celui d’un donneur de sperme), soit pour la possibilité de réclamer des dommages et intérêts en cas de fraude conceptionnelle.

Eve Delvosal, assistante à l’ULB, avait étudié en 2018 la possibilité d’instaurer ces propositions en droit belge. Si certaines pistes seraient techniquement applicables, toutes seraient in fine dommageables au droit des femmes, assure-t-elle, ajoutant que l’argumentaire avancé était déjà le même du temps des débats sur la légalisation de l’avortement. La plupart des associations féministes refusent d’ailleurs de considérer les paternités imposées comme un problème à analyser, car elles résulteraient d’une vision masculiniste. « La plupart des auteurs qui soutiennent ces idées se revendiquent d’une égalité homme-femme, et même d’une égalité radicale. Mais ils inversent le discours de domination! Leur analyse est biaisée, par la nature même des choses: seules les femmes risquent de tomber enceintes et de subir une atteinte à leur intégrité physique. Puis ils ne tiennent pas compte de la charge de la contraception. »

Qui repose à 90% sur les épaules des femmes, selon la Française Sabrina Debusquat, auteure de différents livres sur cette thématique. Et vu le peu d’enthousiasme scientifique, pharmaceutique et sociétal à développer une pilule masculine… Pourtant, quelques paternités non désirées n’auraient-elles pu être évitées si les hommes se souciaient davantage du sort de leurs spermatozoïdes?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire