© Anthony Dehez

Portrait de Jacqueline Bir: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra

Jacqueline Bir a préféré l’accueil et la «taille humaine» de la scène bruxelloise à la Ville lumière. Soixante-cinq ans plus tard, cette fille d’agriculteurs ne regrette rien. D’autant que le théâtre l’a sauvée de «pas mal de choses».

Dans la carrière de Jacqueline Bir, plusieurs pièces revêtent une importance particulière, tant elles lui rappelleront à jamais des membres de sa famille proche. Au début des années 1980, lorsqu’elle interprète pour la troisième fois la reine Marguerite dans Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco, elle pense inévitablement à son père, malade. « Je lui téléphonais tous les soirs quand je rentrais du Théâtre royal du Parc, se souvient l’actuelle octogénaire, avec une pointe d’émotion. Je savais que la fin approchait. Cela a duré plus d’un mois. »

Le choix de mon fils cadet, Philippe, de mettre fin à ses jours en 2005. Je n’ai pas pleuré, mais le monde s’est écroulé.

Sa plus grosse claque

La comédienne se repasse alors le film de sa relation avec son paternel, un agriculteur de la région d’Oran, en Algérie, dont le nom signifie « puits » en arabe, bien que ses origines ne soient pas maghrébines. L’un des arrière-arrière-grands-pères de Jacqueline était chaudronnier dans le fin fond des Pyrénées, « du côté de chez Jean Lassalle (NDLR: un des candidats à la dernière élection présidentielle française)« . Envoyé en Algérie lorsque les Français y plantèrent des vignes, il s’occupait des fûts dans lesquels entreposer le vin. « Tous mes aïeuls sont des gens de la terre, pas moi. Après mes premières années de vie à la campagne, je suis partie à 9 ans à Oran pour entrer à l’école. Je vivais en pensionnat chez des sœurs trinitaires, mes parents n’avaient pas trop les moyens de s’occuper de moi. » Cultivés et curieux de tout, ils ont néanmoins la possibilité de l’emmener au théâtre. Quand elle découvre Britannicus, de Racine, le coup de foudre pour le monde du spectacle est immédiat. « Cela m’a fascinée. J’ai tout de suite senti que c’était ça que je devais faire, pas le travail des champs. Il fallait que je me jette tout entière dans cet univers. Apparemment, je l’ai fait. »

Jeune ado, la Française prend goût aux beaux textes grâce à sa prof de latin-grec, puis elle interprète des tragédies avec ses camarades. Sa personnalité, son rayonnement et sa fantaisie tapent dans l’œil d’un sociétaire de la Comédie-Française, nommé au conservatoire de la ville, qui la fait très vite travailler «pour de vrai. On a monté trois spectacles, dont un sur les maîtresses de Louis XIV et Louis XV, avant qu’il insiste pour me présenter au conservatoire de Paris. J’allais sortir de mon cocon, quitter la famille et les gens qui ne parlent pas de théâtre pour découvrir un autre monde». Jacqueline pense à l’évidence aux sacrifices financiers réalisés par son père pour l’envoyer vivre son rêve dans la Ville lumière. Même s’il a fallu pour ça loger dans un petit hôtel où le réceptionniste scrutait ses moindres allées et venues…

Gardons notre authenticité.

Son mantra

Bruxelles, je t’aime

Trois femmes grandes, d’Edward Albee, relate l’histoire d’une dame d’un certain âge qui décide de regarder son existence dans le rétroviseur en compagnie de deux amies plus jeunes. Entre 1995 et 1998, alors que l’actrice campe le rôle de cette vieille femme, elle ne peut s’empêcher, chaque jour, d’avoir en tête l’image de sa mère, encore en vie. « Parce que je m’étais inspirée de ses traits et parce qu’elle me faisait penser à mon personnage, fort et décidé. » Et peut-être un peu trop intrépide, aussi. Après avoir connu le drame d’un fils mort-né, elle est résolue à en avoir un deuxième, à l’encontre des recommandations médicales. A sa naissance, elle surnomme sa fille « Jacques ». Elle l’appellera ainsi jusqu’à la fin de sa vie. « Je pouvais la comprendre, et elle n’allait pas non plus jusqu’à m’habiller en garçon. « Jacques», c’était court, plutôt sympa… même si aujourd’hui, je déteste les surnoms. Mes petits-enfants ont de très beaux prénoms, mais personne ne les appelle autrement que Charl’, Alex ou Gab. »

© Anthony Dehez

Malgré leurs caractères bien trempés, mère et fille entretiendront une intense relation, bâtie sur de profondes discussions. En 1962, lors du rapatriement des Français d’ Algérie, l’aînée se rapprochera d’ailleurs de son unique enfant en s’installant sur un petit terrain, dans l’Hexagone, où elle cultive des vignes et des champs de blé. Jacqueline est alors déjà loin de Paris. Au sortir du conservatoire, où elle s’essaie à la danse, à l’escrime, à l’équitation et au chant, la comédienne entame sa carrière par des spectacles dans les faubourgs de la capitale. « J’étais travailleuse et j’aimais les grands textes, mais j’ai eu beaucoup de chance aussi, notamment parce que j’avais un petit accent chantant, typique des pieds-noirs. J’ai dû travailler pour m’en débarrasser. Je voulais m’adapter, et puis, de toute façon, je n’aime pas les accents, de manière générale. L’élégance de la langue, c’est le respect de sa musique. »

Dates clés
1952 « Je gagne mon premier cachet en interprétant la reine d’Espagne dans Ruy Blas, de Victor Hugo. »
1957 « Je m’installe définitivement en Belgique avec mon mari et mon fils aîné, Fabien. »
1967 « Séparée de Claude Volter, je fais la rencontre de mon second amour – dont je tairai le nom –, qui m’accompagnera longuement dans ma vie. »
2003 « Victoire de Justine Henin à Roland- Garros. J’ai toujours admiré sa force et sa détermination. »
2022 « Je suis avec attention l’élection présidentielle française. Je constate que l’extrême droite continue d’avancer dangereusement. Il faut se bouger! »

La jeune femme devient mère à 22 ans, en pleine romance avec le metteur en scène belge Claude Volter. Un événement qui chamboule tout puisque c’est dans la foulée de la présentation du petit Fabien à ses grands-parents paternels que la famille s’établit définitivement à Bruxelles. Parce que le couple est engagé pour deux pièces au Théâtre royal des Galeries, mais aussi parce que l’Oranaise tombe sous le charme des Belges, qu’elle trouve accueillants, gentils et drôles, « alors que les Français ont surtout peur qu’on prenne leur place. Paris n’était pas vivable pour moi: c’était un peu la fosse aux lions. Se battre fait partie de la vie, mais là-bas, je sentais que j’aurais dû encore lutter davantage, moi qui venais d’Afrique du Nord et qui me retrouvais dans le milieu germanopratin du conservatoire. J’ai eu du mal à trouver ma place et à nouer des relations dans cette énorme ville. »

Avec sa lumière et ses couleurs, Bruxelles lui évoque davantage l’ambiance d’Oran. Et puis, au contraire de ce qui se pratique alors dans la capitale française, les acteurs jouent un spectacle en moyenne un mois avant d’en entamer un autre. « Je trouvais ça tellement diversifié: ça valait la peine de s’investir! » En soixante-cinq ans de carrière en Belgique, Jacqueline Bir interprétera plus de deux cents personnages, entre autres au théâtre Molière, au Rideau, à la Comédie Claude Volter, au Jean Vilar et au Parc. « J’étais beaucoup sollicitée et je jouais de beaux rôles, je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé. Surtout qu’il fallait gagner sa vie, avec deux gosses à nourrir. J’ai toujours aimé apprendre à connaître les personnages que j’incarnais. Je cherchais comment m’exprimer, je fouillais dans leur histoire et leur caractère. J’ai beaucoup lu avant de jouer la pseudo- reine Elisabeth d’Autriche dans L’Aigle à deux têtes, de Cocteau, ou Elizabeth II d’ Angleterre… Ce sont des personnalités réelles que l’on habite autrement et dont on essaie de montrer une facette humaine. » Un peu comme sa mère, dans Trois femmes grandes.

Quitter Oran à 18 ans pour étudier le théâtre et, surtout, vivre seule à Paris.

Son plus gros risque

Le théâtre pour survivre

Saison 2004-2005, à un âge – 70 ans – où la plupart ont déjà raccroché, Jacqueline Bir s’offre une tournée avec Le Récit de la servante Zerline et Oscar et la dame rose. Deux pièces qui, aujourd’hui, résonnent en elle comme un étrange écho, lié à son deuxième fils, l’acteur Philippe Volter, à l’époque en proie à de graves troubles psychologiques. « Entre chaque représentation, j’allais le voir dans sa maison de soins à Paris. Je rentrais de tournée le jour où on m’a téléphoné. » Philippe vient alors de mettre fin à ses jours, à 46 ans. « C’était comme si on m’avait transpercé la tête. Dans ces cas-là, j’imagine qu’on réagit tous de la même manière: on culpabilise, on se dit qu’on n’a pas fait assez… En même temps, on sait qu’il y a des drames inéluctables, que l’on sentait venir depuis longtemps. » La comédienne remonte directement sur les planches. Le théâtre pour penser à autre chose. Pour se construire autrement. Pour survivre.

Une échappatoire qui ne l’empêchera pas, trois ans plus tard, de faire un pas de côté. « Je n’en pouvais plus de travailler comme une dingue et de payer des impôts à tomber raide. Dans ce métier, il faut tous les jours être au top, quoi qu’il advienne. Mais on n’est pas des machines, j’en ai eu assez. » La pause ne s’éternisera pas. Après quelques mois, elle se laisse séduire par de nouveaux projets et reprend sa route, sur des textes de Marguerite Duras, Jacqueline Harpman ou Santiago Carlos Oves. A près de 88 ans, l’Oranaise continue de baser son jeu sur ce caractère qui lui vient de «là-bas», en Algérie. Ce mélange de joie, de force et de lumière qui lui a permis de se sortir du magma artistique dans lequel elle est tombée en débarquant en Europe. « Le milieu d’où je venais était simple. Tout à coup, j’ai été amenée à fréquenter un tas de gens aux positions sociales élevées, avec les emballages et la fantaisie qu’elles comportent. Moi, j’ai toujours estimé essentiel de rester moi-même. » A savoir curieuse et intéressée. Par la politique comme par le tennis, qu’elle suit à travers les exploits de Rafael Nadal – « qui me semble humainement bon » – ou au club de Forest, où elle aime venir boire un café l’après-midi pour observer les échanges. Jacqueline n’a aucun regret quant à sa carrière. Lorsqu’elle ne jouait pas, c’est qu’elle n’en avait pas envie. Ou pas le temps. « Tant que j’aime ce que je fais, je continue. Si un jour, je me dis qu’il n’y a plus de nouveautés attirantes, il faudra peut-être suspendre…

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