Liege Airport redoute des délocalisations en cas de fermeture trop abrupte de créneaux horaires inhérents à l’activité cargo. © belga image

Menaces sur l’emploi à Liege Airport: chantage ou risque réel?

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Le débat autour du renouvellement du permis de Liege Airport pour vingt ans est emblématique: l’emploi en jeu justifie-t-il les inconvénients causés? Les uns dénoncent un chantage à l’emploi, les autres refusent de sacrifier l’outil. Fameux dilemme.

Personne n’est content, mais il faut bien trancher. C’est en définitive à ce jugement qu’est condamné le gouvernement wallon ces jours-ci, dans le dossier du renouvellement du permis d’environnement de Liege Airport, qui balisera ses activités jusqu’en 2042.

Un accord doit être trouvé avant la fin du mois. Formellement, deux membres de l’exécutif cherchent un terrain d’entente: la ministre de l’Environnement, Céline Tellier (Ecolo), et le ministre de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus (MR). Deux partenaires qui, il y a quelques jours encore, défendaient des visions différentes de l’équilibre à trouver entre l’emploi et le volet socioéconomique d’un côté, les préoccupations environnementales et les nuisances sonores de l’autre.

Pour rappel, le 26 août 2022 était octroyé un permis unique. Mais les 26 recours déposés dans la foulée ont conduit l’administration wallonne à en délivrer une version modifiée en ce mois de janvier, autour de laquelle les ministres négocient.

Parmi les requérants, des représentants de riverains, d’associations critiquant le développement de l’aéroport, la Région flamande, des communes flamandes et néerlandaises, mais aussi trois communes wallonnes (Hannut, Donceel, Fexhe-le-Haut-Clocher). Plusieurs recours ont également émané de l’autre camp, si l’on peut dire, qui considérait le permis trop restrictif: Liege Airport, de même que plusieurs opérateurs concernés (FedEx, Challenge, ASL, etc.).

Leurs deux principaux griefs portaient sur la limitation de l’activité à 50 000 mouvements par an et la réduction progressive des quotas de bruit (sur la base des données hypothétiques de 2023), de 5% par an durant dix ans puis de 3% par an jusqu’en 2042. Pour Liege Airport, dont le business model repose sur une activité 24h/24, cela signifiait la mort de l’activité nocturne à Bierset.

La crainte des délocalisations

Dans sa nouvelle mouture, l’administration a proposé un maintien de 50 000 mouvements annuels, mais un assouplissement de la réduction des quotas de bruit, qui débuterait en 2024, pour atteindre à l’horizon 2040 75% des quotas de l’année 2021. Avec 45 000 mouvements totaux, ce fut une bonne année pour Liege Airport, ce qui rend cet assouplissement plutôt avantageux pour l’infrastructure aéroportuaire. Mais l’administration l’assortit d’une mesure qui n’est pas au goût de l’aéroport et surtout des opérateurs: l’interdiction des décollages nocturnes (entre 23 heures et 6 h 59) des avions les plus bruyants dès 2030.

On parle essentiellement des Boeing 747-400 de l’activité cargo, très bruyants, mais dont il est impossible de remplacer l’entièreté de la flotte dans un délai aussi court. C’est du moins ce que dénonçait le CEO de Liege Airport, Laurent Jossart, dans les colonnes de L’Echo le 18 janvier. Liege Airport, par ailleurs, rappelle avoir mis en place des incitants financiers pour pousser les compagnies à réduire les nuisances nocturnes, mais redoute des délocalisations en cas de fermeture trop abrupte de créneaux horaires inhérents à l’activité cargo.

Dans ce dossier devenu éminemment politique, les deux ministres concernés ont fait étalage, avant d’entrer en phase finale de négociations, de visions sensiblement différentes. Céline Tellier compte bien s’en tenir aux 50 000 mouvements, ne souhaitant pas pénaliser davantage les riverains, ainsi qu’elle l’exprimait dans L’Echo le 19 janvier. Son collègue Willy Borsus, dans le même quotidien trois jours plus tard, considérait cette limitation comme intenable. La Région wallonne s’est montrée volontariste en matière de réduction des nuisances, soutient-il. Par ailleurs, «un gouvernement n’a pas pour vocation de détruire ce qu’il a lui-même mis des années à construire et à construire avec succès». A grands frais, de surcroît: depuis 2001, 315 millions dans les infrastructures et 442 millions en mesures environnementales.

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Cinq mille emplois sacrifiés à Liege Airport, vraiment?

Surtout, c’est le spectre des pertes d’emploi qui est brandi comme une menace, sans que l’on puisse exactement mesurer s’il s’agit d’un risque réel ou d’une forme de «chantage à l’emploi».

Dans la foulée de l’octroi du permis en août 2022, Liege Airport a lancé un avertissement: cinq mille emplois pourraient être supprimés, si la première version du permis devait in fine être avalisée. Et les perspectives de création d’emplois sur les vingt prochaines années seraient largement compromises.

Pourquoi ce chiffre? Si le principal opérateur, FedEx, devait s’en aller vers un autre aéroport, cela signifierait une perte de l’ordre de deux mille emplois directs et autant d’emplois indirects. A ceux-là pourrait s’ajouter un millier d’emplois supprimés par le départ d’autres opérateurs.

FedEx reste bien le premier employeur sur le site. L’expressiste américain avait déjà annoncé un transfert partiel des activités liégeoises vers Paris, avant l’octroi du permis. Avec l’arrivée du permis, la crainte existe qu’il invoque le contrat conclu avec la Région wallonne à son arrivée en 1996, qui lui garantissait un aéroport ouvert 24h/24 et un nombre illimité de vols, pour réclamer des indemnités.

A l’heure actuelle, le nombre régulièrement avancé est d’environ dix mille emplois liés à l’activité de Liege Airport. Il est issu d’une étude réalisée sur la base des chiffres 2020 par le Segefa (service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée) de l’ULiège, publiée en juin 2022.

Ce cadastre démontre en effet que Liege Airport est un gros pourvoyeur d’emplois: 10 135 emplois directs et indirects, soit 8 435 équivalents temps plein. Le calcul est le suivant, rappelle le directeur du Segefa, Guénaël Devillet: ce sont 4 725 emplois directs, auxquels s’ajoutent 3 025 emplois indirects. Le nombre d’emplois indirects est estimé selon un coefficient de 0,64 par rapport aux emplois directs, établi à partir d’études internationales. «C’est une estimation prudente», précise-t-il. Mais cela reste moindre que le secteur industriel aéronautique, «où ce coefficient est estimé à 1,7. On peut penser à la Sonaca, Safran, etc.».

A ces emplois directs et indirects s’ajoutent 20% d’emplois induits, liés aux dépenses de vie courante de ces travailleurs. «On peut encore y ajouter quelques emplois dits catalytiques, liés aux nuitées à l’hôtel du personnel de bord, par exemple», poursuit Guénaël Devillet. Le total se chiffre donc à 10 000 emplois, dont – selon Liege Airport et les opérateurs mécontents – près de la moitié pourraient être menacés par des balises trop contraignantes.

«50 000, c’est déjà une progression»

Pour d’autres protagonistes, l’argument ne tient pas la route. C’est le cas du député wallon Olivier Bierin (Ecolo), qui estime que «passer à 50 000 mouvements, c’est déjà une évolution de 25% par rapport à la situation actuelle», sachant qu’en 2021, quelque 39 124 mouvements d’aéronefs de plus de 34 tonnes ou de plus de 19 passagers (soit la catégorie d’engins la plus génératrice de nuisances sonores) ont été enregistrés. Le ministre Borsus indique qu’on se situait déjà à 45 000 mouvements en 2012, mais il ne s’agissait pas de la même catégorie d’avions. En fait, nous estimons que 50 000 mouvements, c’est déjà un compromis», même si le CEO de Liege Airport rappelle que son plan d’affaires 2020-2040 tablait sur pratiquement 70 000 mouvements à terme.

Pour certains, l'argument de l'emploi ne tient pas la route. C'est du chantage.
Pour certains, l’argument de l’emploi ne tient pas la route. C’est du chantage. © photo news

Olivier Bierin, lui, évoque un autre dossier qui a marqué la région liégeoise. «Dans la sidérurgie, en étant assez conservateurs dans le raisonnement, les anciens responsables politiques ont fait pire que bien. L’argument selon lequel on a déjà mis plein de fric dans l’outil, c’est du chantage à l’emploi, voire une prise de risque.» Et l’écologiste d’évoquer de potentielles décisions de la Commission européenne, ou des décisions juridiques, qui pourraient mettre un coup d’arrêt à l’activité. Donc à l’emploi.

Le temps long, le temps court

«Comment peut-on encore avancer ce seul argument alors qu’on connaît la situation environnementale?», s’insurge Cédric Leterme, membre de Stop Alibaba & Co, front qui milite contre l’extension de Liege Airport. «Les décisions doivent être prises à l’intérieur des limites environnementales. On n’arrête pas d’entendre parler d’un équilibre à trouver. Mais l’équilibre, cela fait bien longtemps qu’il a été tué. Sur une planète morte, de l’emploi, il n’y en aura plus

Lui aussi dénonce du chantage à l’emploi. «Il est vrai que les syndicats ont négocié des conditions monétaires plus intéressantes chez FedEx, mais globalement, de quels jobs parle-t-on? Du travail nocturne, les dimanches, avec des intérimaires, etc.» C’est aussi, en filigrane, la question du modèle de société à défendre qui se pose.

L’emploi est mis en balance avec des valeurs environnementales, sociétales, sanitaires. Dans un tout autre registre, ce débat complexe rappelle celui qui se joue autour de la FN Herstal, entre paramètres socioéconomiques et éthiques, ou dans le nucléaire, la sidérurgie, etc.

«Dans ces débats, tout dépend des lunettes que vous portez et qui font que vous vous inscrirez dans une certaine temporalité, observe Guénaël Devillet. La question pour le long terme est d’anticiper les changements et d’investir pour remplacer ce qui existe et risque de péricliter (par exemple, viser les secteurs de la transition). Mais à court terme, ce n’est pas justifiable de saboter un secteur avec autant d’emplois, bien évidemment pour les employés, les chefs d’entreprise, les syndicats mais aussi simplement pour les caisses de l’Etat qui reposent de plus en plus sur les charges liées au travail. Dans ce cadre, les autorités politiques s’inscriront plutôt dans une temporalité immédiate» qui ne coïncide pas nécessairement avec les enjeux plus globaux.

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