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Loi pandémie, assurance démocratie? (débat)

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Au bout de treize mois de gestion de crise sanitaire, une loi pandémie est enfin en vue. Pas sûr que les élus, écartés de la gestion de la crise sanitaire et éclipsés par les experts, puissent relever le défi.

Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste (UMons): « Une loi pour sortir de l’opacité et de l’incompréhension »

Pas un luxe mais une nécessité, affirme Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de droit constitutionnel (UMons). A condition que le Parlement se montre enfin à la hauteur du contre-pouvoir qu’il est censé être.

En quoi une « loi pandémie » serait-elle d’une absolue nécessité?

Parce que gérer depuis plus d’un an une crise sur la simple base d’arrêtés ministériels pris le ministre de l’Intérieur (NDLR: Annelies Verlinden, CD&V), c’est mettre sous pression maximale les droits et libertés de l’individu. Excepté le droit de pétition, je ne vois pas quel droit fondamental n’est pas aujourd’hui atteint par ce régime. Qui plus est, au lieu de procéder par recommandations basées sur le bon sens, la confiance et l’obéissance volontairement consentie du citoyen, on a opté pour une politique très répressive et de plus en plus intrusive qui érige la transgression des comportements en infractions pénales.

La docilité des parlementaires de la majorité a atteint son paroxysme.

Il devient urgent d’offrir un contre-pouvoir au gouvernement?

Oui, et c’est sur cet enjeu fondamental que s’est menée la révolution belge de 1830. Les congressistes (NDLR: membres de la première assemblée constituante chargée d’élaborer la Constitution belge), ces anciens opposants qui avaient eu à souffrir du despotisme et de l’arbitraire du régime hollandais et de ce que représentait un exécutif insuffisamment bridé, savaient à quel point lui donner trop de pouvoir pouvait conduire à des abus. C’est pourquoi ils ont pris soin de faire la part belle aux parlementaires et de cerner de tous côtés le pouvoir exécutif en faisant de sa compétence l’exception, expressément confiée par la Constitution ou par la loi. C’est ce principe constitutionnel de légalité qui est aujourd’hui mis en cause.

Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de droit constitutionnel (UMons).
Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de droit constitutionnel (UMons).© BELGAIMAGE

En quoi le Parlement peut-il être d’une quelconque utilité dans une crise aussi aiguë, forcément gérée sous l’empire de l’urgence?

Une délibération parlementaire par des personnes élues permet un débat public, transparent, qui met en balance les intérêts et les opinions, qui clarifie les décisions et leurs motivations. C’est tout le contraire de la délibération gouvernementale où tout n’est qu’opacité et caricature de publicité, où se prennent des décisions complètement désincarnées et coupées des réalités des gens. Ce qui manque cruellement dans la gestion de cette crise au taquet, c’est une compréhension de mesures qui tombent littéralement sur la tête des gens, lesquels finissent, ce qui est tout aussi grave, par ne plus y adhérer. Précaution constitutionnelle et précaution sanitaire ne sont pas forcément incompatibles. La prétendue efficacité est une chose, la légitimité en est une autre, a fortiori lorsqu’on sollicite un effort quasi surhumain de nombreux secteurs. La moindre des choses, c’est que les représentants légitimes du peuple fassent les arbitrages. C’est en cela que le passage par la case Parlement n’est pas accessoire. C’est justement en période de crise qu’il ne faut pas le contourner.

Dans la tourmente, les députés sont-ils à la hauteur de leur mandat, de leur contrat avec le peuple?

S’ils voulaient se tirer une balle dans le pied, ils n’auraient pas agi autrement… Ils se sont laissé faire, la docilité des parlementaires de la majorité a atteint son paroxysme. La Covid-19 frappe là où ça fait mal, sur le déséquilibre entre exécutif et Parlement. On sait que les députés sont malmenés par la vie politique, qu’ils peinent à faire entendre leur voix face à des exécutifs plus restreints et donc plus agiles, plus puissants et donc plus efficaces, plus médiatiques et donc plus visibles. Mais d’une exécutivisation de l’Etat, qui n’est pas neuve, on est aujourd’hui passé à une surexécutivisation. Quand les élus s’oublient, ils oublient leurs électeurs alors que le désamour entre citoyens et politiques ne cesse de grandir.

Comment expliquer une telle démission?

Les parlementaires souffrent du syndrome de Stockholm. Il est tout de même invraisemblable que ce ne soit pas le Parlement mais l’exécutif qui rédige et dépose un avant-projet de loi censé limiter ses propres pouvoirs. Comment comprendre que 150 députés choisis par les citoyens admettent ce qui est depuis la nuit des temps un contresens absolu: attendre d’un pouvoir qu’il s’autolimite? Rien n’oblige les parlementaires à obéir à ce point, à se plier ainsi aux volontés de l’exécutif.

Sauf la particratie, acteur clé du pouvoir mais non convoqué dans le débat en cours?

Il faudra en tout cas se pencher impérativement sur le rôle et le pouvoir des partis qui gomment la différence entre l’exécutif et le législatif mais, en revanche, maximisent la différence entre la majorité et l’opposition. Les élus de la majorité sont coincés par les consignes des partis. Il faudra absolument réfléchir aux liens entre parlementaires et partis et trouver les moyens d’en finir avec des élus qui se sentent plus redevables de leur parti que de leurs électeurs. Ce dont a aussi besoin le Parlement pour sortir de sa dépendance aux partis, c’est d’une administration parlementaire forte, comme en dispose le Congrès aux Etats-Unis, capable de faire pièce aux centres d’études des partis et aux administrations liées à l’exécutif. Il serait aussi indiqué de s’interroger sur la légitimité démocratique de ministres dépourvus du moindre lien électif avec la population et qui ne sont donc pas issus d’une assemblée parlementaire (NDLR: C’est le cas des ministres fédéraux de la Santé et de l’Intérieur, Frank Vandenbroucke (Vooruit) et Annelies Verlinden (CD&V), tous deux en pointe dans la gestion de la crise sanitaire).

Le Parlement sera-t-il en état de sonner la révolte à l’heure de voter une « loi pandémie » ficelée par le gouvernement?

Si le sursaut ne se produit pas maintenant, il ne se produira plus. C’est sa fonction de cordon ombilical entre représentants et représentés, entre élus et électeurs, qui est en jeu. Les parlementaires sont les seuls revêtus de la légitimité démocratique pour prendre les décisions les plus délicates. Quand ils sont mis sur le banc de touche, c’est cette légitimité démocratique qui est en veilleuse.

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Fernand Keuleneer (avocat): « Une loi pandémie, ni nécessaire ni souhaitable, mais dangereuse »

L’avocat Fernand Keuleneer en est persuadé: cette loi pandémie tracera une voie encore plus royale à un gouvernement bientôt nanti du redoutable pouvoir d’imposer un état d’urgence épidémiologique. Avec les bons voeux d’un Parlement pratiquement à sa botte.

Est-il grand temps que la gestion de la crise sanitaire entre dans la légalité au sens littéral du terme?

Le seul test de légalité réside dans l’application ou non par les tribunaux des dispositions juridiques. Or, force est de constater que, sans être « un prix de beauté », le dispositif juridique actuel fonctionne. J’en veux pour preuve l’immense majorité des quelque 13 000 jugements rendus à ce jour en matière de gestion de la crise sanitaire. Aussi longtemps que les tribunaux continuent de juger que la base juridique des dispositions contenues dans les arrêtés ministériels est suffisante, et jusqu’au jour où la Cour de cassation ou la Cour constitutionnelle pourraient éventuellement conclure à une absence de base légale, je ne vois pas la nécessité d’adopter une « loi pandémie ». On est en train de soulever un problème qui ne se pose pas pour l’instant. Une telle loi n’est pas nécessaire, elle n’est même pas souhaitable parce qu’elle va créer sur le plan juridique une base supplémentaire pour toutes les mesures déjà adoptées. Il sera encore plus difficile d’attaquer la légalité de mesures qui seront prises en vertu d’un état d’urgence épidémiologique confirmé par une loi.

Fernand Keuleneer, avocat.
Fernand Keuleneer, avocat.© BELGA

Où se situent les dangers?

Dans l’introduction au sein de notre système juridique et politique de la notion d’un état d’urgence épidémiologique qui, du fait même de l’implication du Parlement, sera banalisé jusqu’à pouvoir devenir quasi permanent. Un investissement insuffisant dans les hôpitaux sur une longue période, une surcharge grave constatée chez certains professionnels des soins de santé, pourront déboucher sur l’activation rapide d’un état d’urgence épidémiologique qui rendra possible l’application de mesures restrictives en matière de libertés fondamentales. En cas de mauvaise grippe, par exemple.

Le gouvernement va pouvoir se réfugier sous le parapluie parlementaire sans que son action soit entravée.

Le gouvernement en sortira donc gagnant?

Cette « loi pandémie », ce sera tout bénéfice pour lui. Il va pouvoir se réfugier sous un parapluie parlementaire sans que son action ne soit entravée le moins du monde. Sacré paradoxe, non?

Celles et ceux qui veulent ramener le Parlement dans le parcours démocratique en temps de crise font fausse route?

Que je sache, personne n’a jamais interdit au Parlement de débattre de la pandémie à longueur de journée ou de semaine. Libre aux députés s’ils le veulent de révoquer du jour au lendemain, par une loi, toutes les mesures prises par arrêté ministériel. Vouloir donner à la Chambre plus de place dans le processus décisionnel, qu’est-ce que cela changera? Rien du tout, tant que la majorité gouvernementale continuera de voter comme une majorité qui soutient un gouvernement.

N’est-ce pas une façon de priver les citoyen.ne.s de leur moyen le plus précieux de se faire entendre?

Le Parlement n’est pas la voix directe du peuple, il en est le représentant. Il n’a pas à débattre d’un couvre-feu fixé à 18 h 42 ou à 23 h 36. Le gouvernement est là pour ça, sous le contrôle du Parlement. Quant aux partis de la coalition, et c’est leur rôle, ils font tout pour garantir au gouvernement une majorité parlementaire. Tout le reste n’est qu’une formidable pièce de théâtre.

Que les parlementaires réapprennent leur métier, écrivez-vous dans l’avis juridique rendu à la Chambre…

Oui, là, j’ai été un peu méchant (rire). S’ils veulent être pris au sérieux, qu’ils se montrent efficaces. A eux d’organiser un véritable contre-pouvoir, de faire en sorte que la Chambre dispose de ses propres scientifiques et des moyens de démonter la logique de ce qui sort des organes du gouvernement. Au lieu d’y pratiquer la thérapie occupationnelle.

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