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L’histoire du waterzooi gantois

Nicolas Balmet

Durant l’été, Le Vif plonge dans l’histoire de notre patrimoine gourmand. Cette semaine, place aux secrets bien cachés de cet emblème d’onctuosité dont le fumet rassurant traverse le temps depuis le Moyen âge. Il était une fois, à Gand…

Vers la fin du XIIIe siècle, la cité gantoise n’a pas le choix: afin de réguler le niveau de l’Escaut, elle bâtit un moulin à eau doublé d’un barrage. Le lieu, érigé du côté de la Porte de Brabant, est mis à profit par les habitants qui y moulent leurs grains de blé et y produisent leur farine. Revers de la démarche: les poissons d’eau douce sont attirés par ce paradis aquatique où baignent des résidus de céréales dont ils font à la fois leur goûter et leur dîner. Une abondance poissonnière qui, elle-même, se met à attirer des dizaines de pêcheurs dans la ville. «C’est comme ça que le poisson est devenu une denrée très abordable, notamment sur les marchés, et qu’on s’est mis à le cuisiner un peu partout, évoque Tom Lammertyn, chef du restaurant De Raadkamer, situé dans le centre de Gand. Le waterzooi naît à cette époque-là. Il est très facile à faire. On prépare un bouillon, puis on y jette la pêche du jour: carpe, sandre, truite, omble chevalier, barbeau ou même anguille.»

Le plat est aujourd’hui mitonné de deux manières différentes, soit avec du poisson, soit avec du poulet.

Mais tout fan du waterzooi le sait: l’histoire ne peut guère s’arrêter là, puisque le plat est aujourd’hui mitonné de deux manières différentes, soit avec du poisson, soit avec du poulet. «Les choses évoluent à l’époque de l’industrialisation, poursuit notre interlocuteur. La rivière est alors polluée par toutes sortes de produits et, petit à petit, les poissons s’enfuient. A la veille de la Première Guerre mondiale, le poisson est devenu si rare qu’il est remplacé par le poulet.» Quelle que soit la version, la ville flamande se régale d’un honneur faisant presque office d’appellation contrôlée: c’est bien le waterzooi «à la gantoise» qui traversera les décennies. C’est d’ailleurs de «Gentse waterzooi» dont parla l’éminent Philippe Edouard Cauderlier, traiteur, restaurateur et redoutable homme d’affaires du coin. En 1870, son ouvrage L’Economie culinaire ne se contente pas de rendre la cuisine accessible aux classes les moins fortunées: il fixe aussi pour la première fois sur papier la recette «authentique» du waterzooi…

Et le gagnant est…

Aujourd’hui, plus aucune brasserie gantoise n’ose l’éclipser de sa carte. Son succès a notamment traversé les frontières grâce à la cheffe étoilée Ghislaine Arabian – qui a des origines belges, il n’y a pas de hasard –, dont la recette de waterzooi de saumon à l’estragon se trouve en deux clics sur le Web. Ne croyez pas, non plus, que nous avons choisi notre interlocuteur Tom Lammertyn au hasard: avec sa compagne et sous-cheffe, Kim Van Hamme, il imaginait, en 2018, une version qui allait remporter le titre de «meilleur waterzooi de Gand» au terme de la très sérieuse compétition culinaire Geiwene Foersjet (qui s’intéresse chaque année à un plat différent). «Normalement, dans notre restaurant De Raadkamer, on sert le waterzooi au poulet, mais là, nous sommes revenus aux sources en utilisant plusieurs poissons d’eau douce. On l’a modernisé à notre manière, notamment en faisant cuire la carotte à basse température dans du beurre de ferme, ou en transformant le céleri en tagliatelles croustillantes. Puis on a ajouté un toast qui faisait directement référence au moulin à eau de la Porte de Brabant où le grain était jadis moulu…»

Même si ses déclinaisons insolites ne courent pas forcément les restaurants, le waterzooi, avec ses effluves réconfortantes, est loin d’exiger à tout prix le «respect de la tradition» qui risquerait de noyer sa réputation. Non, l’important pour lui est de pouvoir continuer à revendiquer sa plus grande fierté: il est l’un des plus belges… de tous les plats belges. Le filet américain n’est jamais qu’une réplique au steak tartare hexagonal, les carbonnades sont nées en Flandre… française, et même les chicons au gratin sont concurrencés par l’endive au jambon du Nord-Pas-de-Calais. Le waterzooi – «water» comme eau, «zooi» comme bouillir – arbore un étendard 100% noir-jaune-rouge. Sa fausse simplicité, son onctuosité, ses légumes baignant dans une soupe brûlante et ses pommes de terre nageant dans une crème soyeuse, ont même encore franchi un cap il y a quelques semaines. D’après vous, notre talentueux compatriote Arnaud Delvenne, pour tenter de remporter la finale de la prestigieuse émission Top Chef, il a cuisiné quoi?

Le plat revisité de…

Il y a peu, Ilse Van Keer rejoignait la prestigieuse association des Maîtres Cuisiniers de Belgique (Mastercooks of Belgium). Une consécration pour cette cheffe exigeante et enthousiaste qui, avec son époux Pascal Vandermaeten, ouvrait en 1999 le restaurant ‘t Notenhof dans un magnifique espace boisé de Londerzeel. Le couple le clame presque en chœur: «On a tous des souvenirs d’enfance du waterzooi, et du poulet que nos parents nous laissaient découper en petits morceaux.» Quand on a proposé à Ilse Van Keer de revisiter ce grand classique, elle n’a pas hésité une seconde: «Il y a des plats traditionnels auxquels on ne touche pas forcément, comme le faisan à la brabançonne, qui ne serait plus « à la brabançonne » si on enlevait son jus, son chou et son chicon. Le waterzooi, par son histoire, est plus souple. Notre idée a été de le réimaginer avec du homard «puce» (NDLR: une variété de qualité supérieure qui pèse 390 grammes maximum), des asperges blanches et vertes, ainsi qu’une goujonnette de sole qu’on a frite pour apporter un côté crunchy. Bien sûr, on a gardé les légumes classiques – poireau, céleri et carotte – mais en les accompagnant d’un jus bisqué.» Une recette qui sort des saveurs battues et qui aurait sa place au menu d’un restaurant définissant sa cuisine comme «classique, mais avec une touche moderne et féminine dans la présentation». D’ailleurs, bonne nouvelle: depuis le 6 août, Ilse Van Keer a mis ce waterzooi à la carte du ‘Notenhof.

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