«L’Etat belge est un proxénète»: pourquoi la Belgique s’attire les foudres suédoises concernant sa nouvelle loi sur la prostitution (reportage)

Lotte Debrauwer Collaboratrice Knack

L’an dernier, la Belgique accordait davantage de droits sociaux aux travailleurs du sexe. La décision ne fait guère l’unanimité, y compris à l’étranger. En Suède, les critiques sont même virulentes: «Payer pour du sexe reste une violence d’un homme envers une femme.»

A l’Institut Renée, quelque part en Flandre, les travailleuses du sexe vont et viennent pour se changer avant leur prochain rendez-vous. «Installez-vous, on est justement en train de tout éplucher.» Lisa, la charismatique gérante de la maison close, discute avec Billie (1), l’une des filles, des nouvelles règles encadrant leur activité. Désormais, en Belgique, les travailleurs et travailleuses du sexe peuvent être salariés. Le contraste avec les interviews menées une semaine plus tôt en Suède est frappant. Là-bas, le travail du sexe ne peut jamais être un métier, et les femmes doivent être sauvées de ce milieu. Billie et Lisa en rient. «Je fais ça totalement de mon plein gré, pourtant!»

Le 1er décembre 2024, les projecteurs se braquaient sur la Belgique. Une loi, historique et pionnière en Europe, entrait en vigueur: depuis ce jour, il est possible d’occuper légalement des travailleurs du sexe sous contrat de travail, à certaines conditions (lire par ailleurs). Grâce à cette réforme ambitieuse, ils peuvent désormais exercer en tant qu’indépendants ou salariés, avec un accès à la sécurité sociale.

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exploitants belges d’une maison close ont introduit une demande de reconnaissance officielle depuis décembre 2024.

A contre-courant

En Suède, on ne salue pas la réforme belge. «Comment un pays peut-il accorder le droit d’être exposé à de la violence?», s’indigne Marie Fredriksson, coordinatrice des «efforts contre la prostitution et la traite des êtres humains» à la Swedish Gender Equality Agency.

La Suède fut la première, en 1999, à mettre en œuvre le «modèle nordique» du travail du sexe, qui vise à réduire la demande en sanctionnant les clients. «Payer pour du sexe, c’est pour nous une violence d’un homme envers une femme, et c’est inacceptable dans une société», insiste Marie Fredriksson. D’ailleurs, elle ne prononce jamais l’expression «travail du sexe». Les opposants à sa légalisation parlent systématiquement de «prostitution», car il ne s’agit pas d’un métier, mais d’une forme d’exploitation. Les personnes prostituées sont des victimes de la traite des êtres humains et doivent être soustraites de ce secteur.

La Belgique a adopté une autre lecture: si la traite et l’exploitation sont présentes dans le milieu, il serait erroné d’ignorer la majorité des ceux et celles qui choisissent volontairement cette activité. Un rapport publié début 2024 par le Groupe de travail des Nations unies sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles va d’ailleurs dans son sens: «La décriminalisation complète, comme en Belgique, est la solution la plus prometteuse pour lutter contre la discrimination et les violences envers les travailleurs du sexe.» Un point de vue également soutenu par d’autres organisations parmi lesquelles Amnesty International.

Selon Lisa, gérante d’une maison close, «la reconnaissance de l’Etat est un label de qualité». © Franky Verdickt

L’envers du «modèle suédois»

Les partisans de l’approche suédoise affirment que leur modèle protège les personnes prostituées, puisqu’il criminalise les clients, et non les prestataires. Pourtant, la crainte des clients d’être poursuivis crée des situations dangereuses, déplore Leolove, une travailleuse du sexe suédoise: «Ils veulent nous reléguer dans des lieux isolés. Parfois, on est littéralement obligées de donner les rendez-vous dans les bois.»

«Mon propriétaire ne doit absolument pas savoir que je pratique mon activité dans mon appartement, sinon il me mettrait à la porte.»

En Suède, les tiers qui facilitent la prostitution sont également punis. «Ça rend notre travail impossible, se plaint Leolove. Mon propriétaire ne doit absolument pas savoir que je pratique mon activité dans mon appartement, sinon il me mettrait à la porte.»

En Belgique, la facilitation du travail du sexe est dépénalisée depuis 2022. Ce changement s’est accompagné d’une décriminalisation de tout le secteur (retrait du code pénal), rendant possible une activité légale en tant qu’indépendant.

L’objectif était de faciliter l’accès des travailleurs du sexe aux banques, comptables et assureurs. Mais les discriminations demeurent comme en témoigne Lisa, qui ne peut plus effectuer de transaction par Bancontact depuis que sa banque a découvert son activité, pourtant légale. Alexandra, qui dirige un salon de massages érotiques, se heurte elle aussi à un mur: «A chaque demande chez Payconiq, on reçoit une notification « refusé pour des raisons circonstancielles ».» Si la décriminalisation n’a pas permis d’insérer le travail du sexe dans un cadre formel au même titre que les autres professions indépendantes, en revanche, la sécurité pour ses prestataires se serait accrue. Ainsi, un homme a été condamné pour le viol de quatre travailleuses du sexe en mai 2024. ll les avait escroquées avec un faux paiement; or, selon le tribunal, «ce paiement était une condition préalable à leur consentement».

Accès au droit

Toutefois, la seule décriminalisation ne suffisait pas, selon Daan Bauwens, directeur d’Utsopi, l’Union belge des travailleurs du sexe: «Nous ne voulions pas forcer les travailleurs du sexe à créer leur propre entreprise pour pouvoir exercer légalement.» D’où la mise en place de contrats de travail spécifiques, une première en Europe.

Prenons le cas de Daisy, à temps plein dans le salon d’Alexandra. Pour conclure son contrat de travail, Alexandra a d’abord dû obtenir une reconnaissance officielle de son établissement le SPF Emploi. Alexandra paie dès lors des cotisations sociales en tant qu’employeur, et Daisy en tant que salariée. Elle paie également des impôts, et obtient en retour les droits sociaux afférents à tout salarié.

«Les employeurs doivent déclarer à la sécurité sociale qu’il s’agit d’une travailleuse du sexe pour activer le cadre spécifique», précise Daan Bauwens (lire par ailleurs). De cette façon, si l’employée contracte une maladie sexuellement transmissible sur son lieu de travail (sida, gonorrhée, chlamydia…), par exemple, elle a droit à une indemnité. En outre, refuser un acte sexuel ou un client est devenu un droit fondamental. «J’ai eu un client qui ne me respectait absolument pas, raconte Daisy. Je ne voulais plus le voir, mais mon ancien employeur l’a mal pris. Heureusement, chez Alexandra, c’est différent, je peux fixer mes limites

Malgré ce nouveau cadre légal, bon nombre de travailleurs du sexe le refusent encore. Notamment ceux en situation précaire, venus temporairement de l’étranger ou les sans papiers. «Nous ne nous faisons pas d’illusions, reconnaît Daan Bauwens. On ne sortira jamais totalement le travail du sexe de l’ombre. Le secteur restera toujours vulnérable au travail au noir, à l’exploitation et à la criminalité.» L’ensemble du dispositif repose donc sur le principe de réduction des risques: puisque le secteur ne disparaîtra pas, mieux vaut abaisser les seuils d’accès à un encadrement. Ceux qui le souhaitent peuvent travailler en toute légalité.

Pression suédoise

Janna Davidson, rapporteuse suédoise sur la traite des êtres humains et policière à Stockholm, est en total désaccord avec la législation belge. «Cette loi fait de l’Etat belge un proxénète», affirme-t-elle. Pour elle, il est inadmissible que l’Etat perçoive des recettes fiscales du travail du sexe et participe ainsi au maintien du système. Avec ses collègues, elle tente de convaincre d’autres pays d’adopter leur approche. Ces dernières années, outre la Norvège et l’Islande, le Canada, l’Irlande, la France et Israël ont également introduit le modèle nordique. Lors de la présidence suédoise de l’Union européenne, en 2023, la Suède a mené une grande campagne avec le Lobby européen des femmes autour de leur «modèle d’égalité».

La stratégie a porté ses fruits. Trois mois plus tard, le Parlement européen adoptait une résolution sur la prostitution, appelant les Etats membres à réduire la demande, sanctionner les clients et organiser des programmes de sortie. Non contraignante, cette résolution marque néanmoins une victoire symbolique pour les partisans du modèle suédois. En outre, en juillet 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a débouté 261 travailleuses du sexe françaises qui attaquaient l’Etat, estimant que le modèle nordique portait atteinte à leur droit à une vie privée.

«Comment vous sentiriez-vous si la police vous utilisait comme appât pour piéger des clients?»

La prochaine bataille: l’Allemagne

La prochaine confrontation entre partisans et adversaires du modèle suédois se déroulera en Allemagne, où la prostitution est actuellement légale sous condition d’enregistrement. L’accord de coalition du gouvernement de Friedrich Merz prévoit une «adaptation» de la législation après avis d’une commission d’experts. La CDU du chancelier Merz est connue pour son soutien au modèle suédois.

Si la Belgique espère empêcher l’Allemagne de basculer dans le camp suédois, elle devra faire de sa loi un succès. Rien d’évident, reconnaît Daan Bauwens: «Une loi tient ou tombe avec sa mise en œuvre.»

Alexandra, gérante d’un salon de massage érotique, se voit refuser tout paiement par Payconiq. © Franky Verdickt

Menace d’annulation

Si cela ne tenait qu’à l’asbl féministe Isala, la mise en œuvre de la loi belge n’aurait jamais eu lieu. Elle plaide pour l’adoption du modèle suédois. Avec neuf autres organisations, elle a introduit un recours en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle. Selon elle, la loi viole le droit à la dignité humaine et confère aux proxénètes un statut officiel d’employeur. Une décision est attendue l’an prochain.

Parmi les signataires de l’appel d’Isala figurent plusieurs associations suédoises. Rien d’étonnant, selon Ines Antilla, défenseuse des travailleuses du sexe au sein de l’ONG suédoise RFSL. Elle peine à contenir sa colère: «La Suède utilise ce modèle comme un instrument de fierté nationale, comme si cette politique incarnait l’essence même de l’identité suédoise. Que cela marginalise les travailleuses du sexe est secondaire.»

Comme Lisa de l’Institut Renée, Daisy est stupéfaite par la situation suédoise: «Les gens ne comprennent-ils pas que nous jouons un rôle important? Je suis fière de ce que je fais, et j’aime mon métier.»

Là est le cœur du débat. Car la manière dont nous traitons les travailleuses du sexe touche à une question fondamentale, rappelle l’universitaire suédoise Petra Östergren, qui a consacré sa thèse à la place de la moralité dans les politiques du sexe: «Homosexuels, consommateurs de drogue et travailleuses du sexe mènent au fond le même combat. Doit-on réformer les personnes qui sortent de la norme, ou réformer la société pour qu’elles en fassent pleinement partie?»

(1) Le prénom a été modifié.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Fonds pour les projets journalistiques spéciaux (www.fondsbjp.nl) et du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme d’investigation.

Comment la Suède punit les clients de services sexuels

En Suède, acheter du sexe est une infraction pénale. Susannah Sjöberg, présidente de la Fédération des organisations féminines suédoises, résume la philosophie du pays: «Le client est un agresseur qui doit avoir honte, la femme est une victime.»

En résumé, la protection des femmes dans la prostitution passe par la répression des clients. Mais la réalité est tout autre, dévoile Leolove, une travailleuse du sexe: «Le moyen le plus simple pour la police de repérer les clients, c’est de nous espionner.»

Au sein de la police de Stockholm, Janna Davidson soutient les interventions de l’unité spécialisée dans la prostitution. Elle confirme que la police organise de faux rendez-vous avec des travailleuses du sexe. Cela permet aux enquêteurs d’obtenir des adresses et d’arrêter les clients sur le «lieu du délit». «Cette méthode déshumanise les travailleuses du sexe, s’indigne Ines Anttila, qui milite pour leurs droits au sein de l’ONG RFSL. Comment vous sentiriez-vous si la police vous utilisait comme appât pour piéger des clients

La police reçoit aussi l’aide de tiers, comme les propriétaires ou les hôteliers. En vertu de la loi suédoise sur l’achat de services sexuels, ils sont tenus d’agir lorsqu’ils ont connaissance d’activités liées au travail du sexe sur leur propriété. La police de Stockholm collabore notamment avec des chaînes hôtelières telles que Clarion, qui l’alertent en cas de soupçons.

Ce type de «ligne de dénonciation» peut avoir des conséquences majeures. C’est ce qu’a observé la chercheuse Niina Vuolajärvi dans ses travaux: «Appeler directement les propriétaires est parfois une tactique de la police pour nettoyer le marché de la prostitution. Par peur d’être accusés de proxénétisme, les propriétaires mettent les travailleuses du sexe à la porte.»

Les clients pris sur le fait en subissent les conséquences. Jusqu’à il y a trois ans, ils écopaient d’une simple amende. Depuis 2022, ils risquent jusqu’à un an de prison. Cela ne passe pas inaperçu auprès de la clientèle, souligne Leolove: «Les hommes plus respectueux restent désormais chez eux, tandis que davantage d’hommes issus du milieu criminel achètent du sexe.»

Les données de l’agence statistique suédoise révèlent que chaque année, entre 400 et 700 amendes sont infligées depuis 2020. Depuis 2022, des peines de prison s’y ajoutent: 72 en 2022 et 374 en 2023. Toutefois, ces peines étant toutes avec sursis, peu de clients les purgent. Depuis l’introduction de la sanction carcérale, seuls cinq clients ont réellement été incarcérés. Certains suivent une thérapie dans le cadre du programme Kast, mis en place par l’Etat suédois pour aider les clients à se débarrasser de leur «comportement nuisible».

Et la croisade suédoise contre les clients se poursuit. Fin mai dernier, le gouvernement a approuvé un projet de loi interdisant également l’achat de services sexuels en ligne, comme sur la plateforme numérique OnlyFans. L’association de travailleurs du sexe Red Umbrella Sweden met en garde contre une surveillance numérique généralisée et une marginalisation accrue des travailleuses du sexe, alors qu’une nouvelle source de revenus menace de disparaître.

Leolove est écœurée: «Il existe en Suède une soif inextinguible de punir les soi-disant coupables, conclut-elle. Et cette obsession se fait au détriment de notre bien-être

Un secteur demandeur de contrats de travail?

«Le travail du sexe est un métier de performance, entame Lisa, gérante d’une maison. Quelqu’un qui fournit un service exceptionnel, avec toutes sortes d’extras, doit pouvoir gagner plus qu’une personne qui reçoit peu de clients.»

Cela a été pris en considération, précise l’association de défense des droits des travailleurs du sexe Utsopi. Les travailleurs du sexe bénéficient du barème salarial de l’Horeca, dont les horaires flexibles conviennent bien au secteur. En plus des salaires minimaux, des primes peuvent être accordées pour des prestations supplémentaires. Par ailleurs, les intitulés de fonction inscrits sur les fiches de salaire ne laissent apparaître aucun lien avec le travail du sexe. Apparaissent, par exemple, «serveuse de bar», «responsable spa et bien-être » ou «animateur». Ce qui réduit l’incompréhension des banques ou des bailleurs.

Les exploitants qui souhaitent proposer des contrats de travail doivent désormais être officiellement reconnus. Plusieurs conditions sont requises à cet effet. L’exploitant ne peut avoir été condamné pour des infractions graves, et est tenu de respecter le droit de refus du travailleur.

Par ailleurs, des préservatifs doivent toujours être à disposition, et chaque chambre doit être équipée d’un bouton d’alarme. L’intention est que l’inspection du travail contrôle régulièrement le respect de ces exigences, avec la possibilité de retirer la reconnaissance en cas de manquement.

Les droits octroyés aux travailleurs du sexe ont en outre été étendus, précisément pour les protéger des représailles de l’employeur. Ainsi, ils peuvent rompre leur contrat sans préavis, et une démission volontaire ne signifie pas une exclusion des allocations de chômage. Enfin, les flexi-jobs, les contrats d’intérim et les jobs étudiants ne sont pas autorisés.

«La reconnaissance de l’Etat est un label de qualité, que l’on peut faire figurer sur Red Lights (NDLR: un site d’annonces pour le travail du sexe)», estime Lisa. En tant que jeune mère, la possibilité de bénéficier d’un congé de maternité la séduit particulièrement. Même si, un peu plus tard, elle avoue douter de la viabilité financière du salariat pour les exploitants: «Est-ce réellement tenable?»

D’après les informations obtenues auprès du SPF Emploi, seules six demandes de reconnaissance ont été introduites depuis décembre. Le résultat d’une frilosité compréhensible dans un secteur qui a longtemps fonctionné en zone grise? Ou le cadre légal manque-t-il tout simplement d’attrait?

Que dit la loi belge sur le travail du sexe?

Pour les travailleurs du sexe salariés

• Droit au refus: refuser un client ou interrompre une relation.
• Résiliation du contrat sans préavis.
• Indemnités de chômage en cas de démission volontaire.
• Accès aux droits sociaux: maladie (professionnelle), congé de maternité, pension, chômage.

Pour les employeurs

• Reconnaissance obligatoire par le SPF Emploi.
• Obligations: bouton d’alarme, normes de sécurité, enquête de moralité.
• Contrôle de l’inspection du travail.
• Paiement de cotisations patronales.

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