La façade seule a été restaurée en 1996. La tour centrale accueille le théâtre. © DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L'EXPRESS

Les mésaventures de l’Institut d’anatomie de Bruxelles

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Avec son théâtre anatomique, il était le joyau de la cité de la science imaginée par Paul Héger, Ernest Solvay et Raoul Warocqué au XIXe siècle. Classé mais délaissé par la Ville de Bruxelles, l’Institut d’anatomie se délite. Visite privée d’un chef-d’oeuvre en grand péril.

Cet après-midi de printemps, les rayons de soleil illuminent le parc Léopold, ce jardin à l’anglaise enclavé dans le quartier européen de Bruxelles, le long de la rue Belliard. Nous avons rendez-vous devant l’Institut d’anatomie et d’histologie avec un monsieur qui en détient les clés. D’après la concierge des lieux,  » ce n’est pas ici « . La solide quinquagénaire tourne les talons, en tentant de faire taire un yorkshire visiblement excité par d’inhabituels visiteurs.  » Voilà, on entre par ici.  » Notre monsieur, qui joue les guides pour Le Vif/L’Express, vient d’arriver. L’entrée principale de l’édifice oublié est condamnée depuis longtemps. On y pénètre désormais par une toute petite porte.

De l’extérieur, de la façade de briques rouges, on ne voit pas grand-chose. Dans l’aile droite de l’ouvrage dû à l’architecte Jules-Jacques Van Ysendyck loge, depuis 1930, Brulabo, le laboratoire intercommunal. Le reste du bâtiment, mélange d’architecture industrielle et d’Art nouveau, est très dégradé. L’aile gauche, qui a accueilli un temps des classes du lycée Emile Jacqmain, ne sert plus. Quand il a fallu aménager le site en locaux scolaires, le propriétaire, la Ville de Bruxelles, ne s’est alors guère soucié d’en respecter l’architecture : les portes d’époque ont été remplacées par des modèles coupe-feu et les châssis en meranti ont couvert ceux d’origine. La tour centrale, surélevée, est laissée à l’abandon depuis 1928. Les boiseries sont pourries, attaquées par le temps ou par le vent et l’eau qui s’infiltrent. Une couche de guano, épaisse d’une vingtaine de centimètres au moins, s’est accumulée au sol. En levant les yeux, on constate qu’une toiture en plastique a supplanté la splendide verrière Art nouveau. L’escalier métallique en colimaçon de style Art nouveau a lui été pillé.

La ruine ne semble pas alerter grand monde. Le bâtiment recèle pourtant, dans sa tour centrale, un trésor : un théâtre anatomique, sans équivalent en Belgique dans le domaine des sciences de l’anatomie, construit au XIXe siècle. Spécialement dévolu à la dissection, il s’agit d’une énorme structure en bois. Des gradins sont disposés tout autour en forme de cercle. La centaine de places étaient occupées par des étudiants en médecine, qui ne pouvaient s’y asseoir, cela pour échapper à la torpeur. Les bancs n’ont pas de tablettes pour éviter, cette fois, la prise de notes, selon les préceptes pédagogiques de Paul Héger, professeur de médecine à l’ULB. Le cadavre, lui, était posé au centre, sur une table plutôt haut perchée. Il était hissé par un monte-charge (toujours présent) actionné à la main. Tout est organisé en fonction de la vue : il fallait alors montrer le corps mis au jour par le savoir anatomique.

Un cours d'anatomie dans le théâtre dans les années 1920 : de gauche à droite, Pol Gérard, Albert Brachet et Albert Dalcq.
Un cours d’anatomie dans le théâtre dans les années 1920 : de gauche à droite, Pol Gérard, Albert Brachet et Albert Dalcq.© DR

Un complexe scientifique unique en Europe

L’histoire de l’institut s’inscrit dans celle de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et de son plus ancien département, la faculté de médecine. Depuis 1898, il se dresse en bas du parc Léopold. Il faisait partie, à l’origine, de la cité scientifique conçue par Paul Héger et financée par les mécènes Ernest Solvay et Raoul Warocqué. A l’époque, l’université connaît une hausse du nombre d’étudiants. L’établissement se trouve à l’étroit dans le palais Granvelle, situé rue des Sols, qui n’offre aucune possibilité d’extension. Les dissections humaines se font au sein de l’ancien hôpital Saint-Jean, dans une salle basse, exiguë, malsaine, sans éclairage ni aération. Ces conditions d’étude soulèvent régulièrement des plaintes et des récriminations. La Ville de Bruxelles, dont l’ULB dépend, ne possède pas les moyens de payer de nouvelles installations. Paul Héger, alors recteur de l’ULB, cherche une solution.

Le théâtre anatomique attire les sommités du moment telles qu’Albert Einstein, Marie Curie et Henri Poincaré

La  » solution  » de Paul Héger s’appelle Ernest Solvay, qu’il soigne pour de fréquentes dépressions nerveuses. Ce riche industriel de la chimie a découvert un procédé de la soude qui fit sa fortune. Il est surtout un savant dans l’âme, épris de connaissances, profondément désireux de faire avancer le savoir. Héger propose à Solvay de créer, dans le parc Léopold, un complexe unique en Europe : une cité scientifique, où s’érigeraient plusieurs instituts de recherche fondamentale et appliquée – successivement l’Institut de physiologie (1893), l’Institut d’hygiène, de bactériologie et de thérapeutique (1894), l’Institut d’anatomie et d’histologie (1898), l’Institut de sociologie (1901, ensuite devenu la magnifique bibliothèque Solvay) et une école de commerce (1903). Le plus important demeure pourtant ailleurs.

L’enseignement dispensé à l’ULB est alors assez passif et magistral. Dans l’esprit de Paul Héger, il s’agit, dans ces nouveaux bâtiments, d’associer l’enseignement et la recherche scientifique. Pour lui, ce sont les mêmes savants qui doivent à la fois promouvoir la recherche et intégrer les résultats de celle-ci dans leurs cours. La méthode se révèle révolutionnaire pour l’époque et l’homme l’applique très vite en introduisant des démonstrations pratiques au sein des leçons. L’Institut d’anatomie n’échappe évidemment pas à cette vision. Il va jouir dès lors d’un grand prestige et son théâtre anatomique attire les sommités du moment telles qu’Albert Einstein, Marie Curie et Henri Poincaré. Et d’illustres scientifiques occupent ses chaires : Albert Brachet, Albert Dalcq, Pol Gérard. De tout cela subsistent des collections historiques, notamment des travaux de Louis Deroubaix et d’Albert Brachet, stockées en partie au laboratoire d’anatomie et d’embryologie sur le campus d’Erasme.

Chef-d'oeuvre que l'on doit à l'architecte Jules-Jacques Van Ysendyck, le théâtre anatomique demeure l'un des derniers en Belgique.
Chef-d’oeuvre que l’on doit à l’architecte Jules-Jacques Van Ysendyck, le théâtre anatomique demeure l’un des derniers en Belgique.© DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L’EXPRESS

On pense un temps implanter l’ensemble de l’université au parc Léopold. Le projet est abandonné en 1919, le terrain étant trop exigu et peu adapté en raison de sa dénivellation. L’ULB déménage finalement ses facultés en direction de la porte de Hal, à côté de l’hôpital Saint-Pierre, et vers le Solbosch. Ce départ condamne à plus ou moins long terme la cité scientifique et, avec elle, l’Institut d’anatomie et d’histologie.

Entre 1941 et 1972, l’aile gauche de l’établissement abrite, dans des conditions déplorables, les archives du Mundaneum, l’oeuvre de Paul Otlet et Henri La Fontaine qui avaient l’ambition de rassembler sur des fiches l’état des connaissances du monde. Mais le noyau central, inchangé depuis 1928, est littéralement abandonné, vide et exposé au temps et aux vandales.

Des pièces servaient de labos ou de lieux de stockage des collections anatomiques.
Des pièces servaient de labos ou de lieux de stockage des collections anatomiques.© DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L’EXPRESS

L’immeuble tout entier est enfin classé en 1988. Cela ne lui assure qu’une protection théorique… La présence de Brulabo, dans l’aile droite, a sans doute sauvé l’institut Warocqué des pioches des démolisseurs. En tout cas, le laboratoire ne s’est pas contenté d’occuper une partie de l’immeuble. Il l’a entretenue en gardant intactes ses poutrelles d’acier et ses caractéristiques architecturales essentielles. En 1996, la façade de briques rouges, qui se révélait très friable et dont plusieurs cheminées risquaient de s’effondrer, a été rénovée. Des soins ponctuels insuffisants, alors qu’une grande portion de l’intérieur et la tour centrale continuent de se délabrer.  » La situation apparaît d’autant plus alarmante que Brulabo doit quitter les lieux en 2018 « , déclare le professeur Stéphane Louryan, directeur du laboratoire d’anatomie et d’embryologie de l’ULB. Avec l’aide de membres de l’université et de l’association Friends of Europe, il a alerté à plusieurs reprises la Ville de Bruxelles.  » Elle ne semble pas avoir ressenti de nécessité urgente.  »

Mais question fondamentale : pour en faire quoi ? Les défenseurs du bâtiment y voient un atout touristique supplémentaire dans la zone, située au coeur du quartier européen – la Maison de l’histoire européenne s’affiche aujourd’hui comme le troisième pôle touristique bruxellois. Ils avancent l’idée d’une ouverture au public.  » C’est un bel endroit pour en faire un musée de la science. On pourrait y ramener des instruments datant de la cité scientifique, avec le but d’en faire un site de conférence, de culture, de théâtre qui pourrait s’avérer utile pour le quartier, la Ville et l’Union européenne.  »

Le grand auditoire : état actuel.
Le grand auditoire : état actuel.© DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L’EXPRESS

Objectif ? Une rénovation à l’identique

La Ville de Bruxelles néglige-t-elle réellement ce patrimoine ? Au niveau officiel, c’est l’échevinat de l’instruction publique qui demeure responsable de l’édifice. Il re-connaît bien sûr l’intérêt historique du noyau central et de son théâtre anatomique, mais ne l’a pas inscrit sur la liste de ses priorités faute de moyens pour entreprendre les travaux. Il n’existe aucun projet précis pour le moment. Mais si l’on en croit la cheffe de cabinet de l’échevine Faouzia Hariche (PS) dans un courrier adressé à Stéphane Louryan :  » L’objectif est de le rénover à l’identique et d’y installer des locaux supplémentaires pour le lycée Jacqmain, étant donné la priorité que nous devons accorder à la création de places supplémentaires dans l’enseignement.  » Ici aussi, les défenseurs craignent que cette reconversion dénature le site et espèrent que son sort n’est pas définitivement scellé. Seul espoir :  » financer une restauration grâce à des fonds européens « . Ainsi l’Union européenne a subventionné la rénovation des théâtres anatomiques en Pologne et à Montpellier.  » Mais il faudrait que la Ville accepte de confier cela à une association.  »

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