© Bouvaert. Elégie pour un âne/Simon Spruyt/Casterman

Les Flamands prennent le pinceau

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Deux des meilleurs auteurs flamands sortent chacun un album en français consacré à un peintre. Mais à mille lieues des us francophones : le premier se consacre à un inconnu, le second à un avatar imaginaire !

La bande dessinée entretient depuis des années un lien étroit avec les peintres et la peinture. On ne compte plus les bios en BD consacrées à Van Gogh, Cézanne, Frida Kahlo, Warhol, Klimt, Picasso ou Matisse : une mode qui s’explique parfois autant – voire plus – par le besoin de reposer son album sur une notoriété déjà acquise et chère aux éditeurs que par un réel intérêt pictural. C’est dire si la sortie quasi combinée du Bouvaert de Simon Spruyt (1) et du Jardin de Daubigny de Luc Cromheecke (2) apporte un vent de fraîcheur sur le genre – en plus de deux excellents albums. Ni l’un ni l’autre ne jouent la carte de la célébrité pour convaincre les lecteurs – que du contraire ! – et tous deux, dans des genres extrêmement différents, parlent autant d’art et de peinture que de ceux qui les pratiquent. Un rapport intime à la création, aux arts, à l’image et à la peinture en particulier, très présent dans la bande dessinée flamande dite d’auteur. Le jeune Ben Gijsemans avait fait l’unanimité il y a deux ans avec son Hubert, récit contemplatif d’un taiseux fou de peinture et qui hantait les Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Olivier Schrauwen et Brecht Evens sont connus pour leur approche plastique et picturale de la bande dessinée, et on attend avec impatience L’Agneau mystique annoncé chez Casterman au début de l’an prochain, dans lequel Harry De Paepe et Jan Van der Veken retraceront l’histoire du plus célèbre chef-d’oeuvre des primitifs flamands. Des exemples qui semblent démontrer que, là où la bande dessinée francophone plonge plus volontiers ses racines et ses repères dans sa propre histoire, quitte à tourner en rond, la bande dessiné flamande aime, elle, creuser bien plus loin, du xviie siècle de Rubens aux prémices de l’impressionnisme pour n’évoquer que Bouvaert et Le Jardin de Daubigny. Lesquels n’ont rien à voir entre eux.

Les Flamands prennent le pinceau
© Le Jardin de Daubigny/Luc Croomheecke et Bruno De Roover/Anspach

 » Deux visions de l’artiste  »

 » La peinture flamande, j’y suis venu tout à fait par hasard « , ose d’abord Simon Spruyt, avec toute la distance ironique qui le caractérise, autant que sa propension à changer, à chaque album, et de genre, et de style graphique.  » J’avais reçu la demande d’une commission flamande pour faire un biopic sur Rubens. Mais très vite, je me suis rendu compte que ce genre-là ne m’intéressait pas : le sujet y est toujours plus important que le livre en lui-même, et j’aime, en BD, la possibilité de créer un monde à part de la réalité. Mais j’avais commencé à me documenter, j’avais lu des lettres de Rubens… Et je ne le trouvais pas très sympa ! Un vrai courtisan, arrogant envers ses subordonnés, qui mettait toujours sur son génie le compte de ses réussites, et les échecs sur le dos de ses disciples… Et moi, dans mes BD, j’adore des personnages comme ça. Je lui donc inventé une sorte d’avatar : ceux qui connaissent la vie de Rubens le reconnaîtront dans mon Bouvaert, mais ce n’est pas l’essentiel. Par contre, j’avoue que j’aime travailler sur le passé. Il y a un sérieux dans le contemporain que je n’aime pas. L’histoire, elle, a montré qu’on a toujours été des cons. Je m’amuse à jouer avec des opinions déjà exprimées et contredites mille fois, et qui aide à relativiser toutes les idées de notre temps.  »

Simon Spruyt veut, en BD,
Simon Spruyt veut, en BD,  » créer un monde à part de la réalité « .© Carl VANDERVOORT

Sa vraie fausse biographie de Jan Bouvaert (1577 – 1640), extrêmement documentée, érudite, bourrée de clins d’oeil historiques et picturaux, et admirablement réalisée au crayon et à l’aquarelle terre brûlée, se présente donc comme une intrigue psychologique cheminant à travers de nombreux thèmes comme la réussite sociale, la fratrie et, bien entendu, le rapport à l’art, avec des questions qui soudain font sens et pont entre le peintre et le dessinateur :  » Bouvaert est pris entre deux visions de l’artiste, cette dichotomie qui existe toujours aujourd’hui, entre artistes et artisans, matière ou esprit. Qui est l’artiste ? Celui qui arrive à en faire vivre sa famille, ou celui qui se réclame d’une absolue liberté ? C’est une question plus intéressante que ses éventuelles réponses. Le peintre a, aussi, le grand rêve de son métier, que son art donne du sens à sa propre vie. Il crée son illusion, et c’est ce que nous faisons tous.  »

Luc Cromheecke voue depuis dix ans une vraie passion pour Charles-François Daubigny.
Luc Cromheecke voue depuis dix ans une vraie passion pour Charles-François Daubigny.© DR

Rapide comme Daubigny

La démarche de Luc Croomheecke fut, elle, tout à fait différente. Et si l’on peut s’étonner de prime abord de voir un dessinateur flamand, connu et reconnu pour son dessin humoristique plein de traits, de dynamisme et de folie absurde dans des séries gagesques telles que Tom Carbone ou Plunk, se consacrer le temps d’un album à un peintre français préimpressionniste quasiment inconnu de ses propres compatriotes, c’est qu’en réalité, Luc Croomheecke voue à Charles-François Daubigny une véritable passion depuis dix ans. Et qu’il s’adonne lui-même, comme Daubigny, à la peinture en plein air, produisant des dizaines de tableaux aux antipodes graphiques de ses dessins.  » J’avais pratiqué la peinture pendant mes années à l’Académie, je connaissais la chimie et les techniques pour maîtriser la peinture à l’huile, mais je ne me suis vraiment lancé qu’en 2009 « , explique le dessinateur.  » Je me suis acheté un chevalet sur e-Bay, et je me suis mis à peindre en extérieur. J’habite près de la frontière néerlandaise, tout près d’une réserve naturelle très grande, très plate, avec beaucoup d’horizon, alors que ma maison est entourée d’arbres, c’était incroyablement relaxant. Mais je ne trouvais ni maître ni guide, et j’ai cherché qui avait commencé ainsi, à peindre dans la nature. Or, c’est au xixe siècle que les Américains ont inventé le tube de peinture, et ce fut une véritable révolution : grâce à ça, on pouvait peindre partout ! Ce fut à Paris une véritable  » hype  » qui s’est combinée avec la première ligne de train qui menait à la campagne, à la forêt de Fontainebleau. Tous les peintres un peu bohèmes ont trouvé ça fantastique et se sont attelés aux paysages. Rousseau, Corot, Millet… L’effet a été énorme, et a imposé une autre manière de faire de la peinture. C’est le début de l’impressionnisme, même si on appelait ces artistes les réalistes (NDLR : ou les pleinairistes). Peindre directement ce qu’on voit sur la toile, presque sans réfléchir… C’est ça que je voulais faire, et c’est comme ça que j’ai découvert Daubigny, l’un des membres les plus connus, à l’époque, de cette Ecole de Barbizon qui regroupe tous ceux qui aimaient travailler en plein air, et d’après nature.  »

Bruno De Roover, scénariste,
Bruno De Roover, scénariste,  » connaissait très bien le xixe siècle, mais pas du tout Daubigny « .© Peter De Smedt/Isopix

Restait à faire naître de cette passion pour Daubigny un album de BD, ce que Luc Croomheecke n’avait pas imaginé avant de repérer, dans le petit musée qui est consacré au peintre à Auvers-sur-Oise (au nord de Paris, où est enterré Van Gogh, lequel vouait lui-même une grande passion au peintre paysagiste), une série de gravures faisant, là aussi, le lien entre peinture et bande dessinée.  » Il s’agit d’une série de 30 petites images baptisées Le Voyage en bateau et qui racontent le quotidien de Daubigny, avec son fils, quand il remontait les rivières avec sa petite embarcation tout en pratiquant la peinture. Or, la gravure, c’est un peu de la BD, et je me suis dit  » ça, c’est un bon départ pour une histoire « . C’est aussi à ce moment-là que j’ai rencontré le scénariste Bruno De Roover, qui connaissait très bien le xixe siècle, mais pas du tout Daubigny. Il m’a permis de bien cadrer tout ce que je voulais raconter.  »

(1) Bouvaert. Elégie pour un âne, par Simon Spruyt, Casterman, 200 p.
(1) Bouvaert. Elégie pour un âne, par Simon Spruyt, Casterman, 200 p.

A savoir, à travers dix chapitres-tableaux débordant de plaisir et de joie (et sans drame aucun ! ), la vie et le parcours d’un artiste épicurien qui inspire tellement le dessinateur, et qui le lui rend bien.  » Pourquoi lui plus qu’un autre ? Sans doute parce qu’il est incroyablement bon dans le dessin rapide. Il n’a qu’une heure ou deux pour commencer et finir un tableau, souvent des  » pochades « , des tableaux très petits, où il peut aller presque aussi vite que les changements de lumière. Il a des couleurs magnifiques, les vraies couleurs de la nature, des perspectives parfaites, une technique incroyable… Une manière de faire qui implique qu’on a pas le temps de réfléchir à d’autres problèmes. On regarde, on dessine, ça ne passe plus par la pensée, c’est très relaxant. Et sans aucune pression… Tout le contraire de la BD, qui est un métier très prenant, très fatigant, avec beaucoup de travail et beaucoup de pression !  » Luc Croomheecke confirme ainsi, aussi, qu’il ne confond pas bande dessinée et peinture, même dans son propre cas. Et s’il essaie de réaliser au moins une fois par semaine un tableau en plein air (tableaux splendides qu’il a montrés et vendus un temps dans sa propre petite galerie d’art), la pratique n’a pas eu d’influence, dit-il, sur le graphisme de ses bandes dessinées.  » Dans mes dessins, je n’utilise jamais des choses que j’ai dessinées dans la nature. La peinture, c’est une tentative d’exprimer la réalité. La BD, ce n’est que de l’imagination : je veux pouvoir tout y inventer.  »

(2) Le Jardin de Daubigny, par Luc Croomheecke et Bruno De Roover, Anspach, 64 p.
(2) Le Jardin de Daubigny, par Luc Croomheecke et Bruno De Roover, Anspach, 64 p.

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