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Les débuts pas très glorieux de Di Rupo

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Dans les années 1980, bien avant qu’il ne devienne leur maître incontesté, Elio Di Rupo était traité en paria par les petits chefs socialistes de Mons et du Borinage. Récit.

Député, ministre, président de parti… Les grandes ambitions d’Elio Di Rupo, elles ont bien failli finir broyées par les rouages de l’appareil socialiste. Cela s’est passé il y a très longtemps. A une époque où les terres rouges du Borinage vivaient encore sous le règne de pachydermes d’un autre âge. De tout leur poids, ceux-là ont tenté d’écraser l’enfant terrible du PS montois. Ne lui laissant que deux issues possibles : vaincre ou mourir. Presque vingt ans après, les témoins restent sonnés par la violence des combats. « C’était très dur, très désobligeant. Une espèce d’acharnement total. On le traitait de tchouk, de macaroni », se souvient Nicolas Dubois, ex-échevin et conseiller communal de Colfontaine. Pourquoi tant de haine ?

En 1978, la Belgique découvre le tube de Plastic Bertrand, Ça plane pour moi. Pour Elio Di Rupo aussi, ça baigne. Le brillant chimiste de l’université de Mons vient d’en finir avec sa thèse sur le « frittage du zircon et de l’alumine alpha ». Le jour même de sa défense, quelques heures après avoir présenté le fruit de ses recherches au jury, il participe à son tout premier congrès comme affilié du Parti socialiste. L’omnipotent Richard Stiévenart, président de la fédération de Mons-Borinage, le fait monter sur scène. La salle ovationne ce jeune militant tout juste titulaire d’un doctorat, qui ressemble étrangement à Julien Clerc.

Tout en rédigeant sa thèse, Elio Di Rupo a suivi en élève libre des cours de management public. Le grand saut vers la politique active, il y songe depuis des mois. Et il n’a pas l’intention de rester longtemps un militant anonyme. Dès 1982, il est engagé au cabinet du ministre wallon Jean-Maurice Dehousse.

La même année, il se présente aux élections communales de Mons. Relégué à une anonyme 24e place, sur 45 candidats, il tente de sortir du lot en imprimant des affiches où il se présente comme « milieu de liste ». Ce qui lui vaut de réussir un joli score personnel, 1 513 voix. D’où ses premiers démêlés avec les barons locaux, qui le suspectent de briguer un poste d’échevin, au nez et à la barbe des anciens. On lui reproche aussi d’avoir monté une « opération commando », avec la camionnette de son frère, pour tapisser d’affiches à son effigie les panneaux proches des bureaux de vote, le matin même des élections. « Ce n’est pas la mafia, ici. Il y a des règles ! » lui assène le bourgmestre Abel Dubois, dans son bureau de l’hôtel de ville, devant tous les autres conseillers PS.

Au comité de la fédération, où Di Rupo siège à partir de 1984, son comportement surprend. Il ne se sépare jamais de son cahier Atoma, dans lequel il consigne des comptes rendus scrupuleux de chaque réunion. Méthodique, il se sert de trois marqueurs de couleurs différentes pour souligner les points importants. « Cela sortait des habitudes. Pendant les réunions, on discutait, c’est tout. Jamais je n’avais vu quelqu’un écrire », confie Maurice Lafosse, ancienne figure de proue du PS montois. Les poids lourds de la fédération estiment que les notes de Di Rupo servent surtout à retenir des éléments contre eux. La crispation est telle que, lors d’une réunion, un élu excédé s’empare du cahier et le lui balance à la figure.

Des avanies de ce genre, Elio Di Rupo en subit à la pelle. Il faut dire qu’il se moque des règles établies. Avec son compère Jean-Paul Moerman, l’autre étoile montante du PS montois, il se pique d’organiser une conférence avec le Premier ministre Wilfried Martens, sans consulter les instances du parti. « Comme beaucoup de personnalités brillantes, Elio Di Rupo considérait que les règles internes étaient un peu paralysantes et qu’elles ne s’appliquaient pas à lui, raconte Daniel Dorsimont, l’actuel bourgmestre de Quiévrain. Mais, malgré tout, l’homme était apprécié. Ses convictions socialistes n’étaient pas mises en doute. C’est son attitude individualiste qui agaçait. »

La popularité naissante de ce Montois flamboyant et iconoclaste menace les potentats en place. Richard Stiévenart (président de la fédération et ex-député provincial), Abel Dubois (bourgmestre de Mons et ex-ministre de l’Education nationale), Jacques Donfut (directeur général de l’intercommunale Idea), Robert Leclercq (sénateur et bourgmestre de Saint-Ghislain), Max Bury (sénateur), Edgard Hismans (sénateur), Yvon Biefnot (député et bourgmestre de Colfontaine)… Tous se méfient de lui, à des degrés divers. Robert Urbain, l’homme fort de Boussu, plusieurs fois ministre, est le seul ténor qui le soutient.

Un clash mémorable survient juste avant les élections législatives de 1985. A l’époque, les places sur la liste sont attribuées par un « poll », c’est-à-dire un vote des militants. Une règle implicite prévaut : les candidats s’abstiennent de toute publicité. Le casus belli est tout trouvé. « Elio avait obtenu, on ne sait trop comment, le fichier des 12 000 affiliés, et il leur avait envoyé une carte de v£ux pour se présenter », rapporte Daniel Dorsimont. Dans un récent livre d’entretiens (1), Elio Di Rupo livre sa version : « Je ne leur ai pas dit, dans la lettre, qu’ils devaient venir voter pour moi, non. Non ! Je les avais juste invités à se déplacer. Quel drame ! »

« Il a mis un pied de travers, et aussitôt tous ses adversaires se sont rués sur lui. La cabale était monstrueuse. Une vraie opération anti-Di Rupo », se rappelle Patrick Piérard, ex-bourgmestre de Colfontaine. Les dirigeants de la fédération accusent l’impudent de se livrer à de la propagande personnelle, au mépris des règles. Stiévenart réunit le comité au septième étage du Delta Hainaut, symbole du pouvoir provincial. Assis autour d’une gigantesque table rectangulaire, près de soixante délégués statuent sur le cas Di Rupo. Avant de signifier à l’intéressé qu’il sera rayé de la liste. Ce jour-là, de rage et de dépit, le jeune Montois fond en larmes. Mais ne s’avoue pas vaincu… Il dépose un recours. Après d’interminables tractations, Di Rupo reçoit la dernière suppléance, une place où il n’a aucune chance d’être élu. Cela ne l’empêchera pas d’engranger plus de 4 000 voix, un résultat exceptionnel. Car, à force de s’acharner contre Di Rupo, les seigneurs du Borinage ont créé un martyr. Et l’ont catapulté vers les sommets. « Le jour où on l’a mis dernier sur la liste, on a fait la carrière de Di Rupo », dira d’ailleurs Yvon Biefnot, le maître de Colfontaine, des années plus tard.

Mais qui sait ce qu’il serait advenu si, en 1985, Di Rupo avait bel et bien été exclu de la liste ? « Sa progression aurait subi un coup de frein, pense Daniel Dorsimont. Mais de quelle ampleur ? Elio, c’était un tel rouleau compresseur que la sanction pouvait tout au plus le retarder d’une élection. Et encore… »

Partout, partout, partout

Déjà, Elio Di Rupo ne vit que pour la politique et le pouvoir. « J’étais hyperactif, politiquement : je ne manquais pas un goûter, pas une kermesse, pas une fancy-fair, j’étais présent partout, partout, partout. J’aurais piqué une crise si je n’étais pas informé qu’il y avait quelque part un concours de balle pelote », raconte-t-il dans son livre d’entretiens.

Lors des festivités locales, il est systématiquement banni de la table d’honneur, réservée aux notables du cru. Ça l’arrange bien : ainsi, il peut marquer sa différence et se rapprocher des gens. « La première fois que j’ai vu Di Rupo débarquer à un bal du bourgmestre, j’étais stupéfait, se souvient Claude Marlier, ancien échevin à Boussu. Il est passé de table en table, et il a serré les mains de tout le monde. Il y avait au moins 400 personnes. Du jamais-vu ! Nous, on ne saluait que les gens qu’on connaissait personnellement. »

Avec un culot monstre, Elio Di Rupo imagine mille et une ruses pour voler la vedette à ses rivaux, qu’il honnit. Ce qui décuple encore l’hostilité à son égard. « Lors des feux Saint-Pierre, à Colfontaine, Biefnot me demandait de me mettre physiquement devant Elio, pour le cacher des photographes », se remémore Patrick Piérard, une armoire à glace. « Elio a toujours été une superstar, avec cette espèce de magie dans les rapports humains. Dès qu’il arrive, les autres n’existent plus. Forcément, ça énervait… Je me suis plusieurs fois demandé si on n’allait pas être reconduits aux portes de l’entité avec du goudron et des plumes », ajoute Nicolas Dubois, à l’époque très proche de Di Rupo.

Certains caciques complotent pour l’évincer définitivement du parti. Mais, au moment ultime, ils finissent toujours par renoncer à leurs plans. « Elio n’est pas foutu à la porte du PS, c’est une grande chance pour lui », observe Nicolas Dubois. « A plusieurs reprises, il a bien failli être mis à pied par le tribunal du parti », rapporte Claude Marlier. Dans ces moments de tension extrême, Robert Urbain joue un rôle de régulateur, pour empêcher que l’irréparable ne soit commis.

Pas de prime à l’indiscipline

Di Rupo devient échevin en 1986, député en 1987. Beaucoup, y compris parmi ses adversaires, le voient alors ministre. Mais c’est Edgard Hismans, un gentil monsieur en fin de carrière, qui entre au gouvernement wallon en 1988. « Le président du parti, Guy Spitaels, m’a consulté pour la constitution de son exécutif, relate Robert Urbain. Il voulait quelqu’un de ma fédération à Namur. Je lui ai demandé : à qui penses-tu ? Il m’a dit : Di Rupo. J’ai émis un avis négatif. Je trouvais que c’était trop vite donner une prime à l’indiscipline. »

Aux élections communales du 9 octobre 1988, Elio Di Rupo fait à nouveau un tabac : 9 560 voix. Deux fois plus que Maurice Lafosse, tête de liste PS et candidat officiel au mayorat. Le soir même, dans l’auditorium de la RTBF-Mons, il se dit prêt à « prendre ses responsabilités ». Un chahut indescriptible s’empare du studio. Présents en nombre, les partisans de Lafosse hurlent à la trahison. Le samedi suivant, près de 2 000 supporters de Di Rupo défilent dans la cité du Doudou pour soutenir leur champion.

L’initiative, une fois encore, provoque la colère de l’appareil. « Beaucoup de militants ont considéré qu’Elio Di Rupo se plaçait délibérément en dehors des règles du parti, tout ça pour satisfaire une ambition personnelle », indique Robert Urbain. L’affaire prend de telles proportions que Guy Spitaels est forcé d’intervenir : il confirme Lafosse comme bourgmestre, et promet à Di Rupo une place de choix aux élections européennes de 1989.

Mais qu’espérait au juste Elio Di Rupo en menant seul la fronde contre le reste du parti ? Bagues au doigt et foulard en soie autour du cou, Maurice Lafosse, aujourd’hui retiré de la vie politique, a gardé ses airs de monarque (« de despote », entend-on dans les cercles dirupiens). « A mon avis, dit-il, Di Rupo n’avait aucune intention de devenir bourgmestre. Si j’avais cédé, il aurait pris le mayorat et, du coup, il devait abandonner son mandat de député, vu les règles de non-cumul qui prévalaient l’époque. Il ne pouvait plus aller nulle part. Etait-ce son but ? Cela m’étonnerait. Je crois qu’il a alimenté la polémique par calcul politique, pour se propulser. Mais je ne peux pas le prouver, et lui ne peut prouver le contraire. »

Gagner les élections

Après un petit tour au Parlement européen, Elio Di Rupo opère un retour sur la scène belge à l’occasion des élections législatives de 1991. La tête de liste revient à Edgard Hismans, ministre sortant, alors âgé de 71 ans. Di Rupo, qui ne doute de rien, se rend chez lui pour lui demander de… céder sa place. Il déploie tout son art de la séduction dans l’espoir d’ensorceler le vieil homme. « Ecoute, Edgard, toi, tu es en fin de carrière. Moi, je débute. Je pense que tu devrais me laisser une chance. » Comme Hismans ne l’entend pas de cette oreille, Di Rupo se fait plus menaçant : « Je t’aurai prévenu. Si je te bats, tu auras une défaite sur le dos et ça accélérera ton départ. » Au moment de quitter le domicile du ministre, Elio Di Rupo se confie à son fidèle Mario Longo (voir encadré) : « Maintenant, tu n’as plus qu’une chose à faire, me faire gagner les élections. »

Cette campagne décisive, le Montois l’entame en réunissant ses soutiens à la maison du peuple de Maisières. Plus de 450 personnes répondent à l’appel. L’empire Di Rupo s’étoffe… Le 24 novembre, le verdict des électeurs tombe : malgré sa troisième place sur la liste, Elio Di Rupo devance aux voix de préférence Edgard Hismans et Willy Taminiaux, placés devant lui. La récompense ne tarde pas. Quelques jours plus tard, le voilà ministre de l’Enseignement. Mais l’homme a eu chaud. « Cette fois-là, on a joué très gros, souligne Mario Longo. Pour pouvoir le nommer ministre, Guy Spitaels avait besoin d’un signal fort, et ce signal ne pouvait être qu’une élection. Malgré son amitié pour Elio Di Rupo et sa lucidité quant à ses compétences, il ne pouvait pas s’opposer à la fédération Mons-Borinage, alors que celle-ci comptait trop de candidats ministres en son sein, notamment Claude Durieux. » A partir de là, la fusée Di Rupo décolle pour de bon vers le sommet du PS. Plus rien ne l’arrêtera.

(1) Elio Di Rupo, une vie, une vision. Entretiens avec Francis Van de Woestyne. Ed. Racine.

FRANÇOIS BRABANT

Cet article est paru dans la version papier en décembre 2011

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