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Leïla Maidane: «Proposer des rôles modèles à 25 ans, c’est trop tard» (grand entretien)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Elle donne son interview au cœur de Bruxelles, sa ville, celle où elle a grandi. Elle est déjà là, ce lundi 22 mai, attablée derrière un portable et en ligne avec un collègue. Elle raccroche et, soudain, c’est une boule d’énergie. Le regard pétillant, les mots qui galopent, la pensée qui tourbillonne, se déploie. A seulement 31 ans, Leïla Maidane a déjà multiplié les vies professionnelles. Elle a commencé sa carrière dans le recrutement, puis dans la consultance en informatique. Après quelques petites années, une grosse fatigue, un burnout, la cloue au lit, littéralement. «Je ne trouvais plus de sens dans ma fonction.» Cette expérience la conduit à aller plus loin. Elle prend conscience de deux mouvements intérieurs, aussi forts l’un que l’autre: le besoin viscéral de créer et celui d’avoir un impact sur le monde. «J’ai été élevée par ma mère infirmière qui a trimé, galéré pour nous, confie-t-elle. Ma grand-mère a eu mon père à l’âge de 15 ans et elle ne sait ni lire ni écrire. Elle a élevé seule cinq enfants. Tout cela m’a marquée et a contribué à nourrir mes convictions féministes et mes valeurs. Toutes les deux m’inspirent au quotidien.»

Plutôt que le terme de “diversité”, c’est celui d’“inclusion” qu’il faudrait développer.

Faire de l’entrepreneuriat social fut une façon, pour elle, d’unir sa volonté de créer et son aspiration à faire bouger les lignes. Elle en est aujourd’hui devenue l’une des figures en Belgique. Il lui arrive d’ailleurs de s’agacer du qualificatif «entrepreneure» et plus encore de celui d’«entrepreneuse». «Je préférerais qu’on nous qualifie, tant les hommes que les femmes, de leaders.» Il y a trois ans, elle fonde BeGreator, une start-up tech qui propose un software as service, outil qui favorise la rencontre entre jeunes et entreprises. L’objectif: réduire les inégalités dans le marché de l’emploi et réguler le recrutement de façon éthique et équitable. Elle est aussi une citoyenne engagée. A travers l’asbl Femmes Fières, le festival SoSheWeek et le programme Shifting Standards, Leïla Maidane s’investit aux côtés des femmes entrepreneures pour accompagner leur projet et les encourager «à voir grand» et «à booster leurs compétences entrepreneuriales et digitales». Son souffle, son impulsion, elle les puise «de chaque être humain que je rencontre et qui transmet une bonne énergie».

Comment est né BeGreator?

Ce projet émane de mon vécu. J’ai un bachelier, que j’ai décroché en Angleterre. A mon retour en Belgique, en 2015, j’ai envoyé une centaine de CV. Je n’ai jamais reçu de réponses, pas même une. Je me suis beaucoup questionnée: je n’avais pas de master, je manquais d’expérience et je ne pratiquais plus le néerlandais depuis six ans. J’ai alors tenté un autre canal, en faisant appel à mon tout petit réseau, notamment à un ami qui travaillait pour une société de consultance. Il m’a permis de décrocher un entretien. Durant l’interview, j’ai pu montrer au recruteur toutes mes compétences, qui ne transparaissaient pas dans mon CV. Ce fut le point de départ de BeGreator.

Concrètement, comment fonctionne-t-elle?

Face à l’enjeu de la transformation digitale, et aux besoins de talents qui y sont liés, les entreprises peinent à trouver de jeunes candidats ; elles n’arrivent pas à les attirer et ils n’y vont pas non plus. Les talents sont là, mais la rencontre ne se fait pas. Pourquoi? Parce que les entreprises demeurent axées sur les diplômes, les titres, qui sous-entendent des compétences. Or, il existe toute une série de profils atypiques, autodidactes, particulièrement dans le domaine technologique, qui n’émergent pas à cause des méthodes de recrutement. L’application BeGreator permet d’identifier les meilleurs candidats sous différents angles: le parcours, la personnalité, les forces, les compétences. En résumé, l’outil met en lumière les compétences du jeune et non pas son diplôme. C’est un recrutement plus éthique, plus équitable. Je suis convaincue que plus on évaluera les candidats en fonction de ce qu’ils devront savoir faire, moins on laissera de place aux préjugés.

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BeGreator recourt à l’intelligence artificielle. En quoi celle-ci peut-elle rendre la société plus juste et plus équitable?

Le recrutement est subjectif et, les biais humains étant très résistants, le seul moyen de faire bouger les lignes est de changer les outils. L’IA nous aiderait à neutraliser les biais humains, à mieux identifier et comprendre les données utilisées qui, elles, sont sources de biais. Des données de bonne qualité permettraient donc de développer un algorithme sûr qui alerterait lorsque des biais sont repérés et les neutraliserait. De cette façon, on aboutirait à un cadre de recrutement plus objectif, plus structuré, plus responsable et plus transparent. A condition, cependant, que les algorithmes d’IA soient configurés par des équipes diversifiées, interdisciplinaires, composées de profils différents tant du point de vue cognitif, démo- graphique que des parcours, des expériences. Sinon, on risque de reproduire les mêmes erreurs et les biais discriminants initiaux.

Au premier abord, IA et éthique semblent irréconciliables. L’intelligence artificielle est fondée sur des codes formels et binaires.

Un algorithme peut être éthique. Pour cela, il suffit qu’il soit bâti dans un souci éthique. Une IA éthique est d’abord une IA à impact positif, sur l’économie, l’emploi, l’environnement, sur la société en général. Et, comme je l’ai déjà dit, c’est aussi une IA capable d’opérer sans biais discriminants.

Les entreprises confondent-elles diversité et inclusion?

La diversité, c’est une question de chiffres: combien de femmes, combien de personnes porteuses d’un handicap… Certes, les quotas sont nécessaires, mais ils doivent demeurer temporaires. Un peu comme un médicament qui soigne le temps de la maladie. Cependant, avec les quotas, si on pousse la logique plus loin, on véhicule l’idée que les femmes n’ont pas les compétences nécessaires, la légitimité, la parole. Je m’interroge d’ailleurs sur les conséquences que les quotas peuvent produire sur les femmes de demain, à savoir les jeunes filles. En réalité, j’en ai assez de parler de diversité! Les équipes peuvent être les plus diverses s’agissant du genre, des origines ou de la nationalité, à quoi cela sert-il si leurs membres possèdent le même diplôme? D’autant que la diversité ne suffit pas à garder les talents. Plutôt que le terme de «diversité», c’est celui d’«inclusion» qu’il faudrait développer. L’inclusion, c’est ce que l’on fait et ressent. Car c’est bien de cela dont il est question: donner la parole à tous, de la visibilité, rassembler autour de valeurs, créer un sentiment d’appartenance. Un management inclusif crée un contexte propice aux compétences, aux idées et à la création de valeurs. C’est là que réside le plus important. L’inclusion est la mesure de rétention la plus efficace.

Pourquoi croyez-vous aux rôles modèles?

Je crois à l’importance de l’exemple. J’ai toujours été plus attirée par ce qui était plutôt réservé aux garçons, que ce soient les jeux, les habits, le sport. J’ai très vite été confrontée au sexisme ordinaire. Je me suis heurtée aux stéréotypes de genre. Alors, évidemment, à l’époque, des rôles modèles m’auraient confortée. J’y crois donc à destination des plus jeunes, mais pas selon la formule «Tu vois, toi aussi tu peux le devenir». Cela peut être une inspiration, certes, mais ce qui pèse plus, c’est la montée des compétences. Mais, plus tard, je crois bien davantage au mentorat, à l’accompagnement, aux formations pour développer les aptitudes, et à l’entraide, parce que proposer des rôles modèles à 25 ans, c’est trop tard.

Le sexisme commence, en fait, dès l’enfance…

Enfant, j’ai vite compris que, dans le cadre du rapport de force, tant au sein d’un couple que dans une relation d’amitié, la femme devait se montrer stratégique. Et la stratégie, c’est l’autonomie économique et financière. Seule cette condition nous permet d’être libres et de le rester. Ma mère a différé son divorce parce qu’elle craignait de manquer de ressources suffisantes et je sais qu’elle en garde des regrets. Cette autonomie s’obtient par l’emploi, ou sa création, l’acquisition de compétences et, donc, l’éducation. Dès l’âge de 14 ans, j’ai travaillé dans une salle de sport pour être autonome. L’indépendance a toujours été ma priorité.

Vous avez subi la discrimination? Le sexisme?

Je n’ai jamais subi le racisme, sans doute parce que je n’ai pas une tête à m’appeler Leïla et que, par ailleurs, ce prénom s’est répandu en Europe. Plus jeune, j’étais perçue comme un garçon manqué. A 15 ans, j’étais plus ronde et je pratiquais la boxe, un sport ultramasculin… Certains ne comprenaient pas que j’aimais me battre avec les garçons, donner des coups, en prendre… J’ai encaissé pas mal de moqueries, parce que j’étais différente peut-être, mais jamais à l’école. En entreprise, bien sûr que j’ai été témoin d’agissements sexistes, mais je ne les ai pas connus dans des formes outrancières. Pour ma part, ils allaient des regards, des blagues aux remarques sexistes sur mes compétences jusqu’à la non-légitimité de ma parole en réunion. Dans le numérique, au sein des équipes où j’ai travaillé, il y avait 90% d’hommes… Quand j’ai annoncé que je me lançais comme entrepreneure, il s’est murmuré que je devais avoir un sugar daddy, parce qu’on ne s’imaginait pas qu’à 25 ans, je puisse être propriétaire, avoir une voiture, prendre soin de mes aînés. Dans le numérique, la moitié des femmes quitte le secteur à 35 ans du fait des stéréotypes, des biais, de la différence salariale, de l’ambiance machiste.

Il n’y a pas de leadership au féminin. Le prétendre, c’est encore nourrir des stéréotypes sexistes.

Les subit-on moins lorsqu’on est indépendante?

Sur les plans de la hiérarchie et de l’autorité, évidemment, mais les idées reçues perdurent. L’entrepreneur type est un homme successful. On le définit par des traits de personnalité prétendument liés au genre, intériorisés, socialement construits depuis le plus jeune âge. L’entrepreneur est naturellement fort, capable d’aller à l’extérieur, de convaincre et de conquérir. L’entrepreneuse, en un mot, est faible.

Les femmes se vendent moins bien: est-ce aussi un cliché?

Oui, et l’affirmer, ce serait faire des femmes des victimes. Le frein numéro un est l’accès au financement: en Belgique, entre 2017 et 2021, seulement 1% des investissements en capital est allé aux entrepreneures. Moi, j’ai souvent reçu des tapes sur l’épaule: «C’est formidable ce que tu fais, Leïla!» C’est gentil les gars, mais si vous trouvez ça épatant, parlez de moi autour de vous ou ouvrez un peu votre portefeuille. Ce qui m’aidera davantage qu’une accolade ou qu’un like sur les réseaux sociaux.

On ne vous voit pas animer des ateliers de confiance en soi à destination des entrepreneures…

Je ne ferai jamais cela! Que dirait-on? Regardez, les femmes ne sont pas prêtes, elles n’ont pas les qualités nécessaires… On donne de l’entrepreneuriat l’image d’une activité rude, difficile. Ça ne donne pas envie aux femmes d’y aller. Il faut développer un regard positif sur ce métier. D’ailleurs, je suis convaincue que la transition numérique permettra de redistribuer les cartes en matière d’égalité.

Vous venez de cofonder Shifting Standards? A travers ce programme, on pourrait penser que les femmes ne peuvent compter que sur des femmes.

Nos événements et nos masterclass ne sont pas unisexes. Que les femmes s’appuient sur les femmes n’est pas la seule solution possible. Il n’empêche qu’entre femmes, il y a des réalités qu’elles ne doivent pas expliquer et réexpliquer. En mixité, les femmes perdent du temps à faire comprendre les stéréotypes de genre et les dynamiques sexistes aux hommes, à les convaincre, puis à poser des fondations communes, avant de pouvoir travailler. Avec le programme Shifting Standards, on veut et on peut directement se mettre à la tâche, s’atteler aux actions pratiques. C’est plus constructif, plus efficace.

Les femmes développent-elles réellement un style de leadership différent des hommes?

Il n’y a pas de leadership au féminin. Le prétendre, c’est encore nourrir des stéréotypes sexistes. Le leadership n’est pas une question de genre. Angela Merkel et Jacinda Ardern (NDLR: ex-Première ministre néo- zélandaise) n’incarnent pas la même représentation du leadership, par exemple. Il y a des styles de management très différents, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Ils sont liés aux personnalités de celles et ceux qui les exercent. J’ai malgré tout constaté que je partage certains réflexes avec les femmes en position de leadership: une autre approche des priorités et, peut-être, une empathie davantage développée – ce qui ne veut pas dire que les hommes en sont dépourvus.

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Estimez-vous qu’un pays qui investit dans l’entrepreneuriat féminin gagnerait en croissance économique?

L’entrepreneuriat représente pour moi la clé de la relance économique. Les entrepreneur(e)s innovent et ce sont leurs solutions innovantes qui ont un effet social sur la société. Ils et elles créent leurs entreprises pour résoudre des problèmes de société, pour la rendre plus équitable, qu’il s’agisse d’accès au travail, à l’éducation. Personnellement, je ne compte pas sur la moitié de la société, c’est-à-dire les hommes, pour mettre au point des produits qui correspondent à tout le monde. Je ne compte pas sur eux pour concevoir une solution de nettoyage des cups menstruelles, comme ils ne s’appuient pas sur nous pour élaborer un slip chauffant contraceptif. Dès lors, pourquoi se priver de 50% de la communauté, ne pas les financer, les soutenir? Nous sommes complémentaires et la complémentarité des parties prenantes permettra des produits, des services et des solutions adaptés à l’ensemble de la société et pas seulement à la moitié.

Tout individu est-il un entrepreneur qui s’ignore?

On ne peut pas pousser tout le monde dans cette voie. Il y a une multitude de profils qui correspondent à une multitude d’emplois. Je rencontre beaucoup de jeunes au profil atypique qui pensent que l’entrepreneuriat et le solopreneur sont le meilleur moyen d’échapper au milieu de l’emploi, où ils pensent n’avoir aucune chance. C’est totalement faux! L’entrepreneuriat est une belle option, mais ce n’est pas la seule.

Quelles qualités faut-il posséder pour s’y lancer?

Personne ne naît entrepreneur et cela s’apprend. Cependant, il existe des personnalités plus aptes. Etre un entrepreneur, c’est forcément prendre des risques, ne pas avoir peur de l’échec et ne désirer ni la stabilité ni la sécurité. Echouer à une des étapes ne signifie pas que le processus est terminé. La première question à se poser est de se demander si l’on crée ce projet parce qu’il nous correspond et nous donne de l’énergie ou uniquement pour acquérir la liberté. Si on n’a pas trouvé ce à quoi on croit, qu’importe le projet, la flexibilité, le statut, on s’épuisera à la tâche. En 2018, quand je travaillais dans la consultance, un matin, je n’ai pas pu me lever. Je suis allée voir le médecin et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de quitter ce job. J’ignore s’il s’agissait d’un burnout ou d’un boreout, mais je n’en pouvais plus. Il y avait un manque de sens dans ma fonction.

Vous dites que ce que vous aimez faire est de permettre à chacun d’être à sa juste place.

Aux jeunes que je rencontre, je donne modestement ce conseil: d’abord comprendre qui on est, ce qui nous donne de l’énergie, apprendre ensuite à s’accepter, même si l’on ne rentre pas dans la norme. La plupart des jeunes ne prennent pas ce temps. Il m’en a fallu, je ne viens pas d’une famille d’entrepreneurs et j’avais près de 25 ans quand j’ai saisi que c’était l’entrepreneuriat qui allait me nourrir de ce dont j’ai besoin: construire une carrière sans autorité, sans hiérarchie et jouir d’une liberté de créativité, de gestion d’équipe et de mise en œuvre d’une culture d’entreprise spécifique. Il faut veiller à ne pas se mettre en situation schizophrène, avoir une vie professionnelle déconnectée de qui l’on est profon- dément, de ce à quoi on croit. Il est capital, je pense, de rechercher l’unité, une cohérence.

Le secteur IT, était-ce une évidence?

Mon père était informaticien. Jusqu’au divorce de mes parents, à mes 10 ans, j’ai grandi dans une maison où il y avait des ordinateurs, des gadgets techno- logiques, des jeux vidéo. Depuis toute petite, la tech me passionne sans pour autant être dans la technicité. Ce n’est seulement qu’au cours de mon cursus, lors d’un cours optionnel en informatique, que j’ai creusé cette filière, au-delà de son aspect ludique. En réalité, c’est le hasard qui m’a conduite à l’intégrer dans ma vie professionnelle. Car même si j’avais très envie d’apprendre la tech, mes proches, principalement les femmes, ne comprenaient pas ma passion. Au fur et à mesure, je me suis alors éloignée de cette voie, parce qu’on attendait autre chose de moi et que je n’étais pas soutenue. Il y a des idées très ancrées, des représentations très fortes dans les familles mais aussi les écoles. La figure du geek, par exemple, le mec en sweat qui fait du code, reste puissante.

Bio express

1991

Naissance, le 17 octobre, à Bruxelles, d’un père marocain et d’une mère belgo-croate.

2015

Bachelier en business international et finance à la London Metropolitan University.

2017

Fonde Femmes Fières, association accompagnant les femmes dans leur projet d’entrepreneuriat.

2019

Directrice des opérations de MolenGeek, asbl visant à rendre les technologies accessibles à tous.

2020

Fonde BeGreator.

2021

Cofonde le festival #SoSheWeek.

2023

Cofonde Shifting Standards.

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