Le 16 novembre 1919, le suffrage universel pur et simple masculin déboulait dans les urnes en Belgique. Cent ans plus tard, le charme est rompu. La faute à un gros malentendu, explique la constitutionnaliste Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons – ULB).
Le suffrage universel pur et simple souffle ses cent bougies : comment vieillit-il ?
Cela dépend de ce qu’on en retient. Il vieillit bien en ce sens qu’il reste le phare démocratique, un garde-fou absolument nécessaire qu’il faut continuer à promouvoir. Il vieillit mal en ce sens que dès l’origine, on l’a rendu incapable d’honorer toutes les promesses démocratiques dont il était investi. Il est donc à la fois étincelle de la démocratie et paratonnerre d’une démocratisation bien plus substantielle. En somme, il ne pouvait que mal vieillir parce qu’il était déjà vieux à la naissance.
S’est-on dit que sur un malentendu, le suffrage universel pouvait fonctionner ?
En vrai petit roublard, le suffrage universel a fait croire qu’il était l’alpha et l’omega de la démocratie. En réalité, il s’est perdu en chemin parce que, aussi généreux et étincelant qu’il puisse être, il est incapable, à lui seul, de garantir une participation active à la démocratie. Il ne démocratise que le droit de vote, non la décision politique. D’autres réformes étaient nécessaires pour satisfaire cette aspiration bien plus substantielle : le référendum, la consultation populaire, le droit de pétition, la juste rémunération des parlementaires qui est essentielle pour garantir l’accessibilité universelle aux charges, une éligibilité non pas théoriquement mais effectivement universelle, la représentation par intérêts à travers le mandat impératif. Mais une fois le suffrage universel acquis, l’approfondissement de la démocratisation ne semble plus à l’ordre du jour.
Pourquoi s’être arrêté en si bon chemin ?
La version héroïque du basculement de la Belgique dans la » démocratie » à partir du suffrage universel relève du mythe. Elle laisse dans l’ombre que l’adoption du suffrage universel permet d’éviter ce qui apparaît démocratiquement plus radical et dévastateur, dans un contexte de révolution bolchevique : le modèle représentatif alors incarné par les conseils d’ouvriers, l’idée d’une participation constante et directe des citoyens à la décision politique qui serait basée sur la dépendance de leurs représentants et non sur leur indépendance. Le suffrage universel n’est accordé en 1919 que du bout des lèvres, moins dans la joie que dans la crainte de ce qu’il va engendrer. Il va donc falloir le canaliser, endiguer ses effets réputés néfastes. Le Sénat, maintenu sur le même pied que la Chambre, devient le lieu de repli de cette volonté de conservation où l’on réhabilite l’élection indirecte.
Le suffrage universel, une vraie fausse avancée démocratique ?
C’est une vraie avancée démocratique mais insuffisante. 1919 a été un rendez-vous essentiel, mais aussi un rendez-vous manqué. La Belgique est restée au milieu du gué, par peur de la démocratie.
Avec quels effets pervers à la clé ?
La démultiplication de l’électorat a forcément pour effet d’éloigner les élus des électeurs. Les partis politiques, par leur rôle d’interface, ont pu pallier un temps cet effet de distanciation. Mais le suffrage universel produit un effet aristocratique paradoxal qui est lié à la chute des affiliations aux partis politiques, à la professionnalisation de leurs structures et à la faible démocratisation de leur fonctionnement interne.
» Le suffrage universel pur et simple n’offre pas de contrepoids à la domination souvent aveugle des masses, facilement entraînées « , objecte au Parlement l’un de ses plus farouches adversaires, le catholique Charles Woeste, en mars 1919. N’était-ce pas là une manière prophétique d’annoncer que le suffrage universel favorisera la montée des populismes ?
C’est en raison de son caractère inachevé que le suffrage universel joue un rôle dans la montée des populismes, du fait que, dès ses origines, il est porteur de déceptions et de frustrations. Le poids des attentes démocratiques était d’emblée trop lourd à supporter par le seul suffrage universel.
Privilégier la quantité à la qualité, c’est privilégier l’ignorance à la compétence, disaient les détracteurs du suffrage universel. Ce discours élitiste revient-il en grâce ?
Il n’est pas exprimé de manière explicite. Mais la première mesure que prend le nouveau gouvernement flamand en matière de démocratie, c’est la suppression de l’obligation du vote aux élections communales et provinciales. Le signal donné est une atteinte à la force démocratique du suffrage universel. On abandonne à leur sort les citoyens qui sont en décrochage démocratique, les plus insatisfaits du système comme les électeurs du Vlaams Belang, plutôt que d’adopter des mesures qui leur donnent envie d’aller voter et de croire au système. Contentons-nous des électeurs compétents et rationnels et que celles et ceux que la politique n’intéresse pas restent chez eux. On rejoint peu ou prou le raisonnement aristocratique tenu par ceux qui militaient contre l’introduction du suffrage universel : opposer l’incompétence et l’irrationalité des masses à la compétence et la rationalité des plus instruits et des plus fortunés qui conduiront à une représentation triée sur le volet.
Les jours du suffrage universel pourraient-ils être comptés ?
On n’en est pas là mais il faut rester vigilant quant à sa remise en cause. Le suffrage universel s’use, il s’est épuisé face à la complexité de l’architecture institutionnelle belge, il s’égare entre ses différentes assemblées, il y a perdu de sa force démocratique. La conséquence ultime du malentendu originel, c’est que plus le suffrage universel se révèle décevant, plus il est dévalorisé, plus le décrochage démocratique augmente et plus forte est la tentation de remettre en cause le principe même du suffrage universel. Bien plus que d’un lifting, il aurait besoin d’une opération à coeur ouvert qui viendrait approfondir la démocratisation de la vie politique. Démocratiser davantage, c’est aussi donner des droits politiques aux citoyens en dehors des échéances électorales.