Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d'information socio-politiques (Crisp). © DEBBY TERMONIA

Jean Faniel (Crisp) : « Abolir le vote obligatoire met à mal le suffrage universel »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Voter ne fait plus rêver ? La Flandre croit y remédier en dispensant l’électeur du devoir d’exercer son droit. Calcul politique non dénué de relents élitistes, estime Jean Faniel, directeur général du Crisp.

En quoi cette conquête révolutionne-t-elle les codes de la politique ?

L’impact est notable sur le système politique belge. Le premier scrutin au suffrage universel pur et simple du 16 novembre 1919 marque la fin de l’hégémonie d’un seul parti, en l’occurrence le parti catholique qui était au pouvoir depuis trente ans. Le jeu politique s’ouvre, l’offre politique se développe et le gouvernement de coalition devient un passage obligé parfois perçu comme très contraignant. Le processus de formation d’un gouvernement se complexifie, induit de nouvelles pratiques de négociations et de concessions. Un gouvernement de coalition exige des partenaires fiables, une entente entre partis, lesquels gagnent considérablement en importance. La montée en puissance du Parti ouvrier belge, parti de masse beaucoup plus discipliné que les partis libéral et catholique, sera un facteur important du basculement dans la particratie.

La particratie serait-elle un effet secondaire indésirable du suffrage universel ?

Lui attribuer l’entière responsabilité serait injuste et réducteur. Le suffrage universel a renforcé la particratie qui garde de beaux restes, même si l’aménagement des règles électorales a permis d’atténuer le poids des partis.

Le grand perdant de cette avancée démocratique n’est-il pas le coeur même de la démocratie, la représentation parlementaire que l’on dit en crise ?

Pas nécessairement, puisque le suffrage universel lui a permis d’acquérir plus de légitimité. Sa perte d’influence et de prestige est un processus complexe, lent, jalonné de sursauts comme l’a montré l’attitude du parlement de Wallonie dans le dossier du Ceta (NDLR : opposition à la signature du traité économique et commercial entre l’Union européenne et le Canada). Mais force est de constater que l’on voit un Parlement fédéral qui, face à un gouvernement en affaires courantes, reste aujourd’hui relativement peu entreprenant en matière de production législative. Il y a là un effet indirect de ce qu’on a fait du suffrage universel.

En cent ans, on est passé d’une conquête à une corvée.

Aujourd’hui centenaire, le suffrage universel a-t-il pris un méchant coup de vieux ?

On est passé en cent ans d’une conquête à une corvée. D’une revendication extrêmement populaire, portée par des mouvements de grèves très importants, à un discours du style :  » Oh non, il va encore falloir aller voter…  » Qu’est ce qui coince ? A la base de cette forme de désenchantement figure la prise de conscience que le pouvoir politique n’est pas tout et que le vrai pouvoir est ailleurs. Je ne suis pas en train de dire que les citoyens sont exempts de toute responsabilité, dans un pays où le vote est obligatoire mais où le taux d’absentéisme électoral et de vote blanc a atteint un niveau historique lors du scrutin de mai 2019. L’exercice effectif du suffrage universel est ainsi un peu grignoté, mis à mal, avec la disparition de sanctions en cas d’absence au vote obligatoire, avec aussi une région du pays, la Flandre, qui décide d’abolir l’obligation de vote aux élections communales et provinciales.

Faut-il y une voir une façon de favoriser en douce un retour au suffrage des plus  » instruits  » ou des plus  » éclairés « , cher aux adversaires du suffrage universel pur et simple ?

Supprimer l’obligation de voter n’est pas, à mes yeux, une bonne chose pour un exercice pleinement démocratique du suffrage universel puisqu’il est largement démontré que ce sont plutôt les catégories socialement plus fragilisées, moins scolarisées et moins politiquement conscientisées qui renoncent à leur droit de vote une fois qu’il n’est plus obligatoire. Certains arguments des partisans de la suppression du vote obligatoire peuvent paraître de nature élitiste : à quoi bon entraîner à voter malgré eux des gens qui ne connaissent pas la politique ou qui ne s’y intéressent pas ? Ici, le droit de vote pour tous n’est pas remis en cause mais, sans faire de procès d’intention au nouveau gouvernement flamand, peut-être est-ce parce qu’il n’en a pas la possibilité. A voir la ligne adoptée sur certains thèmes par la nouvelle coalition (N-VA – CD&V – Open VLD), on est en droit de se demander si, en ayant ce pouvoir, elle n’aurait pas essayé de détricoter cet acquis à l’égard de certaines catégories d’électeurs. On peut se réjouir que le droit de vote accordé aux étrangers soit protégé au niveau fédéral…

N’en demande-t-on pas trop au suffrage universel ?

Il n’est pas tout pour assurer une démocratie efficace et digne de ce nom. Bien sûr, être seul à posséder le droit de vote serait beaucoup plus facile et peut-être plus efficace : cela s’appelle une tyrannie. Donc, je maintiens : dans une société démocratique, l’égalité politique incarnée par le suffrage universel est primordiale.

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