© GETTY IMAGES

Le business de la chambre privée d’hôpital

Alors que l’hôpital craque de partout, faut-il supprimer/limiter/remplacer les suppléments d’honoraires en chambre particulière ? La question agite le monde médical, les hôpitaux, les mutuelles, les assureurs et, bien sûr, les patients.

A l’hôpital, les soins médicaux sont les mêmes en chambre particulière qu’en chambre commune, où la qualité de l’environnement est parfois problématique (heures de visite non respectées, bruits de télévision, etc.). Problème : la chambre privée a un coût. De plus en plus élevé. Voulez-vous des chiffres ? Ils coulent de la bouche de Jean Hermesse comme un fleuve intranquille. Le patron de la Mutualité chrétienne (la plus importante au niveau national, troisième au niveau francophone) a travaillé pendant sept ans au cabinet de feu le Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V). Il parle cash.  » Les soins de santé représentent 45 milliards d’euros, soit 10 % du produit intérieur brut (PIB), dont neuf milliards à charge des patients sous la forme de médicaments non remboursés, de tickets modérateurs (la part non remboursée par les mutuelles) et de suppléments d’honoraires. Les suppléments : 563 millions d’euros en 2017 ; cette année, plus de 600 millions. Ils augmentent de 6,5 % par an, plus vite que la masse des honoraires au sein de l’assurance soins de santé obligatoire (+ 3,6 % l’an).  »

Le système n’est pas tenable. » Jean-Marc Laasman (Solidaris)

Une grande majorité des Belges (80 %) sont couverts par une assurance hospitalisation, soit via les assurances-groupe auxquelles leurs employeurs souscrivent pour 785 millions d’euros (39 % de l’ensemble des primes versées dans ce type d’assurance-santé), soit via les assurances privées commerciales (26 %), soit encore via les assurances facultatives mutualistes (35 % des encaissements).

 » Le total des primes payées pour ces assurances hospitalisation est donc, au total, de deux milliards d’euros par an, résume Jean Hermesse. On peut supposer que, parmi les 20 % de personnes qui n’ont pas d’assurance hospitalisation, nombreuses sont celles qui, devant les coûts, sont obligées de postposer ou de renoncer à des soins, surtout à Bruxelles, et plus en Wallonie qu’en Flandre.  » D’après les données anonymisées de l’Agence intermutualiste (qui regroupe les sept organismes assureurs du pays), les Belges les plus pauvres sont les plus à risque de morbidité et de mortalité. Ce dernier risque est 56 % supérieur à celui des plus favorisés.

Médecine à deux vitesses ? Pour le secrétaire général de la Mutualité chrétienne, notre système de santé devient inégalitaire. Le malaise se cristallise sur les suppléments d’honoraires. Ils existent dans d’autres pays, mais en Belgique, ils sont liés au choix de la chambre particulière, en séjour classique et en hôpital de jour (sauf aux urgences et en soins intensifs, où ils sont interdits) et en hôpital de jour. Que le médecin soit conventionné ou non. A noter que le taux de conventionnement (adhésion aux tarifs de l’assurance soins de santé obligatoire) est en moyenne très élevé en Belgique, un peu moindre dans certaines spécialités (ophtalmologie, gynécologie…).  » La chambre individuelle n’est plus un luxe, elle est devenue le standard de confort « , affirme Jean Hermesse.

Lorsqu’elle était ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, Laurette Onkelinx (PS) a tenté de freiner la spirale des suppléments en les interdisant dans la chambre à deux lits en hospitalisation classique, avec nuitées (2013), puis en hôpital de jour (2015).  » Cette mesure a permis d’éviter la tache d’huile, assure Jean Hermesse. A l’époque, un seul hôpital concentrait la moitié de tous les suppléments d’honoraires en chambre à deux lits. On constate aujourd’hui que, dans certains hôpitaux, des suppléments sont aussi facturés pour des prestations techniques (biologie clinique, radiologie et anatomo-pathologie) pour lesquelles le patient n’a pas choisi son médecin.  »

Qu’il soit indépendant ou salarié, le médecin rétrocède une partie de ses suppléments d’honoraires à son  » employeur  » pour participer à l’équilibre financier des établissements hospitaliers. La situation du secteur hospitalier belge n’est pas brillante : 40 % des hôpitaux sont en déficit (Belfius, 2018). Médecins et gestionnaires hospitaliers ont donc un intérêt économique à augmenter les suppléments d’honoraires.

Jean Hermesse :
Jean Hermesse :  » La hauteur des suppléments est un sujet difficile à aborder par le patient, ce qui ne devrait pas. « © FRÉDÉRIC RAEVENS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Le tabou de l’argent

 » Le système manque de transparence, constate le secrétaire général de la Mutualité chrétienne. Des hôpitaux autorisant 300 % de suppléments d’honoraires sont en difficulté financière et d’autres sont à l’équilibre avec seulement 100 % de suppléments. Ni les fédérations d’hôpitaux, ni le SPF Santé publique ne sont en mesure de fournir des chiffres à cet égard. On suppose néanmoins que 40 à 60 % des suppléments d’honoraires sont rétrocédés à l’hôpital.  » Même flou à propos des médecins.  » On sait qu’il y a davantage de suppléments réclamés dans des spécialités comme la chirurgie, l’anesthésie, la gynécologie et l’orthopédie que dans la gériatrie ou la biologie clinique. De plus, les montants rétrocédés varient d’un hôpital à l’autre, voire d’un médecin à l’autre.  » Ce clair-obscur engendre des négociations permanentes entre médecins et directions d’hôpital et perturbe la relation médecin-patient. De fait,  » la hauteur des suppléments est un sujet difficile à aborder par le patient, ce qui ne devrait pas.  »

Philippe Devos, président de l'Absym :
Philippe Devos, président de l’Absym :  » Je n’ai pas envie de travailler dans un hôpital de seconde zone. « © FRÉDÉRIC RAEVENS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Au-delà de l’argument de la longueur des études – en grande partie financées par la collectivité, de même que l’hôpital -, la question de la  » rémunération décente  » reste un sujet tabou chez les médecins.  » Est-ce 200 000 euros, 300 000 euros, 400 000 euros ?  » s’interroge Jean Hermesse. D’après la seule étude existante sur les revenus des médecins belges ( De Prijs van uw gezondheid. Is onze gezondheidszorg in gevaar ?, par Lieven Annemans, LannooCampus, 2014), la spécialité la mieux payée en Flandre serait la néphrologie, avec un revenu individuel qui, en 2013, atteignait 636 284 euros brut après rétrocession à l’hôpital. Depuis lors, ce montant serait sérieusement dépassé, d’après des sources bien informées en milieu médical.  » N’oublions pas que ces rétributions élevées sont payées avec les moyens collectifs de la sécurité sociale, rappelle Jean Hermesse. Nos spécialistes sont parmi les mieux payés d’Europe. Dans d’autres pays comme les Pays-Bas, les rémunérations sont transparentes et régulées : le salaire d’un médecin ne peut dépasser le salaire d’un ministre, c’est-à-dire 250 000 euros.  »

Aucun parti n’a inscrit à son programme la privatisation des soins de santé.  » Jean Hermesse (mutualité chretienne)

La pratique des suppléments d’honoraires sans plafonnement légal ni régulation a des conséquences inattendues : des médecins se tournent vers des hôpitaux offrant des suppléments plus élevés et des services risquent de se trouver en manque de personnel médical parce qu’ils ne peuvent pas, ou ne veulent pas, suivre l’escalade des rémunérations. Les spécialités moins rémunératrices, telle la gériatrie, attirent moins les étudiants.

Quand le système tente de remédier à certains déséquilibres, les effets sont parfois surprenants.  » Les gynécologues demandaient à être mieux rémunérés pour les accouchements en heures irrégulières, après 19 heures, se souvient Jean Hermesse. En commission nationale médico-mutualiste 2017, on a mis sur la table sept millions d’argent public pour revaloriser les honoraires. Des suppléments ont été autorisés sur la base de ces nouveaux tarifs et, donc, finalement, 14 millions ont été injectés dans la revalorisation des honoraires, dont la moitié à charge des patientes. Pour autant, le taux de conventionnement des gynécologues n’a pas augmenté. Cela revient donc à alimenter un tonneau sans fond.  » Pour le dirigeant mutualiste,  » aucun parti n’a inscrit à son programme la privatisation des soins de santé et, pourtant, elle se développe de façon insidieuse, alors que notre système de sécurité sociale est basé sur le principe selon lequel tout le monde contribue selon ses moyens et bénéficie des mêmes soins.  »

« Le patient est l’oublié du système » (Gilbert Bejjani).© MARTIN BARRAUD/GETTY IMAGES

En ambulatoire aussi

 » La privatisation des soins de santé s’étend maintenant des hôpitaux à l’ambulatoire, alerte Jean-Marc Laasman, médecin-directeur du service d’études de la mutualité socialiste Solidaris (première au niveau francophone, seconde au niveau national). Les médecins et dentistes conventionnés qui reçoivent leurs patients en cabinet privé ou en polyclinique doivent respecter les tarifs Inami fixés par les conventions médico- ou dento-mutualistes. Les non-conventionnés sont libres de fixer leurs honoraires et doivent en informer le patient. En 2017, les suppléments d’honoraires en ambulatoire, dentistes et kinés compris, ont atteint 350 millions d’euros. Ajoutés aux 563 millions facturés dans les hôpitaux, cela fait 900 millions d’euros à charge des patients.  »

Les toubibs vivent très mal le médecin bashing.

Jean-Marc Laasman ne met pas en doute le lien entre l’augmentation des suppléments d’honoraires à l’hôpital, d’une part, et le sous-financement de certains services et activités médicales, d’autre part, mais il relève que les pratiques de suppléments d’honoraires varient fortement d’un hôpital à l’autre. Comme Jean Hermesse, il pointe le manque de transparence des flux financiers au sein de l’hôpital.  » Le secteur hospitalier lui-même se rend compte que les moyens publics ne vont pas croître éternellement. Certes, les gens sont couverts par leur assurance hospitalisation, mais leurs primes ne cessent d’augmenter.  » Sa conclusion est sans appel :  » Le système n’est pas tenable.  » Les Mutualités libres (deuxième chez les francophones, troisième au niveau national) révèlent que leurs bénéficiaires en incapacité de travail ont sorti de leur poche en moyenne 1 454 euros pour leurs frais médicaux (tickets modérateurs et suppléments d’honoraires) pendant leur première année d’invalidité.

Le business de la chambre privée d'hôpital

Se faisant l’avocat des patients, les mutualités tentent de défendre des positions sociales. Ainsi, depuis 2000, les membres des Mutualités chrétiennes francophone et germanophone bénéficient automatiquement de l’Hospi solidaire comprise dans l’assurance complémentaire.  » Cela signifie que sans questionnaire médical, ni exclusion, ni segmentation, sont pris en charge tous les frais d’hospitalisation au-delà de 275 euros en chambre commune ou à deux lits, détaille Jean Hermesse. En 2002, les assureurs privés nous avaient dénoncé pour concurrence déloyale. Après une longue bataille juridique, l’Europe a permis le maintien de ces assurances solidaires et conforté ainsi le rôle social des mutualités.  »

Le business de la chambre privée d'hôpital

De leur côté, les assureurs privés font grise mine. Les suppléments pèsent lourdement sur leur rentabilité, d’autant qu’ils ne peuvent pas augmenter leurs primes librement. Ils doivent plaider leur cause devant la Banque nationale. Dès lors, ils conseillent à leurs clients,  » quand les circonstances le permettent « , de renoncer à la chambre solo et y mettent une franchise. La filiale belge de l’assureur allemand DKV a créé la DKV Hospi Select qui impute 20 % de la facture des suppléments aux clients qui choisissent de ne pas se faire soigner dans des  » hôpitaux-partenaires « .  » Les petites et moyennes compagnies non spécialisées ont déserté le marché, observe Wauthier Robyns, directeur presse et communication d’Assuralia. Pour les compagnies visant le marché des employeurs, l’assurance hospitalisation vient en complément d’autres produits d’assurance.  »

Le business de la chambre privée d'hôpital

L’honneur blessé des médecins

Suspectés de s’enrichir indûment sur le dos des patients, alors qu’ils se disent eux-mêmes pressurés par leurs directions, les toubibs vivent très mal le médecin bashing. Pour l’anesthésiste Gilbert Bejjani, qui se définit comme un progressiste, nouveau secrétaire général de l’Association belge des syndicats médicaux (Absym) et président de sa branche bruxelloise,  » la qualité des soins au patient va de pair avec la qualité du travail et la qualité de vie du médecin. Le patient est l’oublié du système. Passer 45 minutes avec un patient vous rapporte 22 euros, une anesthésie générale moins de 50 euros : ce n’est pas acceptable. Cela a des conséquences multiples, dont des dérives. En fait, les honoraires sont devenus parfois dérisoires ou sont tellement « imposés » par les hôpitaux qu’ils ne rémunèrent plus l’expertise, le temps, l’ancienneté, la formation et l’investissement matériel du médecin. Aujourd’hui, ce qu’on appelle suppléments d’honoraires par glissement sémantique sont, en réalité, des honoraires qui reflètent la valeur réelle du travail des médecins. Néanmoins, leur lien avec le type de chambre n’est plus compréhensible pour le médecin et, sûrement pas, pour le patient.  »

Gilbert Bejjani accepte de  » discuter des suppléments d’honoraires, à condition que l’on discute aussi du financement des hôpitaux, de leur mauvaise organisation, de leurs rivalités et de la sous-exploitation des nombreuses modalités alternatives, comme l’hospitalisation à domicile. Le patient ne peut devenir l’otage des revendications des uns et des autres. Assurer des soins et leur gestion, c’est aussi en assumer la qualité et la responsabilité.  » Sur les 45 milliards que la Belgique consacre aux soins de santé, plus d’une dizaine de milliards (NDLR: le chiffre le plus récent des dépenses privées) sont à charge du patient – et c’est trop -, mais on se focalise exagérément sur les suppléments, qui coûtent  » un petit milliard d’euros « . Cela dit,  » l’argent ne peut plus couler à flots, il faut donc travailler autrement.  »

Le business de la chambre privée d'hôpital

Le nouveau président de l’Absym, Philippe Devos, anesthésiste, chef du service des soins intensifs et président du conseil médical du Centre hospitalier chrétien (CHC) de Liège, dit recevoir toutes les semaines une offre d’emploi de France.  » Dans des pays comme la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, le salaire et les horaires de travail ne sont pas comparables avec les nôtres, enchaîne-t-il. Si nos 10 % de rémunération supplémentaire disparaissent – car il faut savoir que les dix autres pourcents retournent à l’hôpital-, la fuite des spécialistes va continuer. Moi, je n’ai pas envie de travailler dans un hôpital de seconde zone où le matériel date de l’an 40 ! Il faut de belles machines, de beaux robots pour faire de bons diagnostics et garder nos jeunes diplômés !  » Il s’agit aussi d’un incitant pour les médecins chevronnés. Les suppléments d’honoraires rémunèrent l’ancienneté et la notoriété.  » Sans eux, déclare-t-il, un médecin de 65 ans gagnerait autant qu’un confrère de 30 ans, car la nomenclature Inami ne connaît pas d’autre critère que l’acte. Sur la notoriété, on peut discuter, car il y a une grande différence entre être très connu et être très compétent. Au besoin, les généralistes sont là pour orienter le patient vers une alternative moins chère.  »

Le président de l’Absym reconnaît toutefois des différences de comportement qui affectent l’image de la profession :  » Dans mon hôpital, une majorité de médecins discutent avec le malade et s’alignent sur son assurance ; d’autres ne le font pas.  » Philippe Devos souligne :  » Le conseil médical du CHC étudie en ce moment la faisabilité de ramener les suppléments d’honoraires en chambre individuelle à 250 % dans les six implantations du CHC (deux sont à 275 %), afin de se rapprocher des barèmes courants dans la province de Liège.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire