Marc De Vos © Hatim Kaghat

« L’administration belge est d’une qualité lamentable. Et les électeurs font preuve d’une grande tolérance à cet égard »

Peter Casteels
Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Le vieillissement de la population reste un problème, le marché du travail a à peine été réformé et il n’y a pas d’argent pour une véritable politique sociale. Marc De Vos, professeur de droit du travail, est découragé par la politique belge. Entretien avec notre confrère de Knack.

Marc De Vos est en colère. Contre nous tous. Depuis l’année dernière, il est le doyen de la faculté de droit de l’Université Macquarie en Australie, mais son déménagement à l’autre bout de la planète ne l’a pas disposé à la bienveillance envers la Belgique. Directeur du think tank Itinera, auquel il est aujourd’hui attaché en tant que chercheur invité, De Vos a toujours été frustré par le manque de détermination de nos politiciens. Aujourd’hui, il dénonce le manque d’ambition de tous les Belges : les politiciens, les entrepreneurs et les citoyens.

« Que représenterait la Belgique si nous étions situés à la montagne et non à la mer du Nord ? Que serait la Belgique sans ses ports? », nous demande-t-il, avant même que nous n’ayons le temps de lui poser une question.

Marc De Vos: Nous ne serions rien du tout. À moins, bien sûr, que sans les ports, ces pôles d’attraction, nous ne soyons devenus moins paresseux qu’aujourd’hui.

Au fond, la Belgique est un petit pays curieux – avec l’accent sur petit- particulièrement chanceux par sa situation géographique. Après tout, qu’y a-t-il encore de niveau international, à part les ports et les grappes économiques qui les entourent ? Nous ne sommes bons plus que dans ce qui rend la vie agréable : notre cuisine, notre créativité et nos beaux centres-villes, que nous devons aux périodes de l’histoire où nous réussissions. Nos entreprises font aussi souvent preuve de peu d’ambition. Elles se contentent de petits succès. Les entrepreneurs se cachent trop facilement derrière les handicaps d’un petit marché intérieur.

Ou ils blâment l’état.

À l’exception de quelques villes, l’administration belge est en effet d’une qualité lamentable. Et les électeurs font preuve d’une grande tolérance à cet égard. Tous les jours, les gens sont coincés dans les embouteillages pour aller travailler. Dans un pays comme l’Australie, ce ne serait jamais accepté. Là-bas, il faut immédiatement investir en infrastructures et en transports publics. Ici, il y a des décennies qu’on n’a plus rien fait et les gouvernements s’en tirent à bon compte.

La Belgique est un pays très complexe.

La Suisse est encore plus complexe que la Belgique et fonctionne beaucoup mieux. D’ailleurs, qu’est-ce que la scission des compétences nous a apporté? J’aimerais qu’on m’explique. Je ne vois pas les avantages, je ne vois qu’un gouvernement flamand encore plus concerné par une réglementation sans fin que le gouvernement belge.

« Je ne crois plus que les politiciens s’efforcent sincèrement de mener une bonne politique », déclarait Frank Van Massenhove, haut fonctionnaire, la semaine dernière à Knack. A-t-il raison ?

Les politiciens ne sont qu’une partie du problème. La bureaucratie bureaucratique l’est tout autant. À mon avis, Frank a toujours été une exception qui confirme la règle : notre bureaucratie est loin d’être innovatrice ou moderne. Et ce qui me met le plus en colère actuellement, c’est le dialogue social entre les syndicats et les employeurs. Comment osent-ils encore se regarder dans le miroir ?

On peut difficilement reprocher aux groupes d’intérêt de défendre leurs intérêts, n’est-ce pas ?

Le pari de notre modèle de consultation a toujours été que les partenaires sociaux représenteraient l’intérêt public. C’est leur putain de devoir. Ils ne le font pas – pensez à l’accord salarial – alors que dans des pays comme le Danemark et les Pays-Bas, ils y parviennent. J’ai longtemps cru au dialogue social, mais c’est vraiment inutile.

Nous nous comparons généralement aux Pays-Bas, à l’Allemagne et aux pays scandinaves – et nous en sommes pour nos frais. Ne serait-il pas mieux d’admettre que nous sommes un pays latin et nous aligner sur la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal ?

Ou sur le Zimbabwe et le Botswana ? Alors nous sommes champions !(souffle) Vous me prouvez seulement que ce pays manque d’ambition. Je suis frustré par le potentiel inexploité. Je le remarque aussi quand je parle aux gens : la politique les rend de plus en plus cyniques.

En 2014, de nombreux Flamands ont voté pour le  » pouvoir du changement  » de la N-VA. Ils pensaient l’obtenir avec le gouvernement Michel.

La N-VA est rapidement devenue un nouveau parti du système. Il y a une grande différence entre sa rhétorique et sa pratique. En Flandre, elle est d’ailleurs au gouvernement depuis 2009, et il n’y a pas eu beaucoup de changements. Le gouvernement Michel, lui aussi, n’a jamais fait preuve de l’ambition que nous attendions de lui. Le tax shift a quelque peu réduit les coûts salariaux et l’impôt sur les sociétés a été réformé : ce sont, à mon avis, ses réalisations les plus importantes. Tout le monde sait cependant que le système fiscal belge a besoin d’une réforme beaucoup plus poussée. Ce gouvernement aurait au moins pu nommer un comité ayant le mandat d’élaborer une proposition à cet égard.

Itinera a calculé qu’une meilleure combinaison des types d’impôts que le gouvernement perçoit actuellement pourrait générer des milliards d’euros chaque année. Mais tout comme le budget, les mesures fiscales en Belgique sont improvisées lors de réunions nocturnes.

Marc De Vos
Marc De Vos© Hatim Kaghat

À quel égard ce gouvernement vous a le plus déçu ?

J’ai vraiment du mal avec la réforme des pensions. Depuis combien de temps travaillons-nous là-dessus ? La plupart des pays de l’OCDE ont commencé à se préparer au vieillissement de la population dans les années 1990. Ce gouvernement aurait pu résoudre le problème du vieillissement, mais il ne l’a pas fait. Il est tout de même incroyable que le prochain gouvernement doive à nouveau réformer les pensions, non?

À partir de 2025, tous les Belges doivent travailler jusqu’à 66 ans et à partir de 2030 jusqu’à 67 ans : n’est-ce pas une réforme ?

C’est ce que vous appelez une réforme ? C’est loin d’être suffisant.

Au cours de la législature précédente, le comité des pensions de Frank Vandenbroucke a présenté un rapport complet qui avait déjà été commandé pour lui au cours de la législature précédente. Qu’a-t-on fait à ce sujet ? Très peu. Ce rapport est par ailleurs excellent, bien que je ne comprenne pas pourquoi la commission n’a pas examiné le système d’épargne-pension: ce pilier est essentiel pour tout système de pension durable pour l’avenir. En Australie, ils l’ont rendu obligatoire. Tous ceux qui travaillent doivent mettre une partie de leur revenu de côté pour leur pension.

La réforme du marché du travail est un deuxième moyen de gérer le vieillissement. Il s’agit par exemple de la qualité du travail, des investissements professionnels, de la formation, de l’apprentissage tout au long de la vie, de la prévention sur le lieu de travail, et j’en passe. Le ministre de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V), l’a évoqué de manière tout au plus symbolique avec son « travail pratique et maniable ». En tant qu’intellectuel public, j’y travaille depuis vingt ans – et cela n’a rien donné.

Monsieur De Vos, avez-vous quitté la Belgique parce que vous étiez désabusé ?

Non, si j’étais prédisposé à la désillusion, j’aurais quitté la Belgique beaucoup plus tôt.

Pour aller plus loin, ce gouvernement n’a pas réalisé grand-chose dans le secteur de la santé non plus. Dans les décennies à venir, ce sera comme on dit en néerlandais l’éléphant dans la pièce, le problème que tout le monde refuse de voir. Comparé à ça, le dossier des pensions est très simple. Nous devons miser beaucoup plus sur la prévention et le mode de vie des gens – ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui – et nous devons entamer la discussion sur les soins que nous pouvons encore proposer publiquement et sur ce qui doit être assuré ailleurs. Au cours des dernières décennies, les coûts des soins de santé ont pu continuer d’augmenter parce que les pensions légales ont été maintenues à un bas niveau. Ce compromis sera impossible à l’avenir en raison du vieillissement de la population et de l’augmentation des coûts.

Vous aviez déjà dit qu’il est difficile de parler de néolibéralisme dans ce pays, car les prélèvements publics n’ont fait qu’augmenter au cours des dernières décennies. Est-ce un problème ?

Je n’ai rien contre le gouvernement. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons mis en place l’État providence. Toute ma vie, j’ai fait des recherches et j’en connais les mérites. Mais aujourd’hui, presque tout est devenu collectif : tout doit être organisé, réglementé et de préférence financé par le gouvernement. Les gens paient tellement d’impôts que tous leurs besoins doivent alors être satisfaits par l’État. À l’avenir, nous n’en aurons vraiment pas les moyens. Nous devrons revenir à un équilibre plus sain entre l’État, les entreprises, la communauté, notre famille et l’individu.

Personne ne peut compter sur autant d’avantages du gouvernement que la classe moyenne, mais les politiciens n’osent jamais y toucher.

C’est vrai. Regardez l’enseignement supérieur : il est très bon marché pour la classe moyenne, qui en bénéficie, alors que le contribuable doit en payer le prix. En Australie non plus, il n’y a pas d’obstacle financier pour poursuivre ses études et le gouvernement couvre pratiquement tous les coûts. Mais ceux qui vont travailler après l’obtention de leur diplôme et se mettent à percevoir un revenu devront rembourser progressivement ces coûts. Le gouvernement peut faire bon usage de l’argent qui en résultera.

C’est la grande frustration : le secteur public en Belgique est immense, alors qu’il n’y a pas d’argent pour les tâches essentielles. Nous devons investir d’urgence dans les groupes défavorisés, mais il n’y a pas de ressources.

Dans quelles personnes n’investit-on pas suffisamment?

Disons les choses telles qu’elles sont : dans les communautés de migrants. Nous ne sommes pas loin de Molenbeek. Je peux vous donner une liste de choses dans lesquelles il faut investir : l’infrastructure, la sécurité, l’éducation, le soutien à ces familles. Nous avons négligé nos nouveaux arrivants. Nous devons les aider sur le plan socio-économique – à quoi sert la politique sociale sinon? Cependant, ce gouvernement ne s’est pas mobilisé du tout dans ce domaine non plus.

Les partis au pouvoir disent : « Les nouveaux arrivants ont leurs chances. Ils ne les saisissent pas toujours. »

C’est facile à dire, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Les Belges autonomes ne se rendent pas compte à quel point il est difficile de progresser en Belgique. Si on ne peut compter sur ses parents, sa famille ou ses amis, c’est même très difficile. Si j’étais un émigrant, la Belgique serait le dernier pays où j’irais. Il suffit de regarder la trajectoire économique que suivent la plupart des nouveaux arrivants non européens ici : c’est dramatique. Si nous voulons que les gens grimpent plus haut, il faut qu’il y ait une échelle et que les échelons soient assez proches les uns des autres. Sinon, nous devrions peut-être prévoir un échelon supplémentaire. Il ne sert à rien de culpabiliser ces gens.

Certes, il n’est jamais facile d’intégrer de tels groupes. Même dans les pays de migration où tout le monde dit qu’ils font beaucoup mieux que nous, cela a toujours été difficile. Quelle est la différence entre Donald Trump et la réaction de la minorité blanche aux États-Unis contre les nouveaux arrivants d’Amérique latine et d’Asie en particulier ? L’héritage du passé est grave – au fond, nous avons perdu trois générations – mais je ne suis pas défaitiste : nous devons être capables de transcender le pessimisme qui règne actuellement pour les générations futures.

Lors de la cérémonie de remise des prix de Libera ! vous avez appelé à un réveil moral. Il y a longtemps que quelqu’un avait fait ça.

Vous le pensez vraiment ? Les populistes nationalistes et climatiques revendiquent tous, à mon avis, une forme de supériorité morale. Notre modèle de société est également basé sur des valeurs morales, nous devons donc avoir le courage d’en parler. Pour moi, c’est avant tout une question de citoyenneté.

Regardez les élections aux Pays-Bas. Selon tous les indicateurs, ce pays est l’un des pays les mieux gouvernés du monde, et voyez qui les Néerlandais élisent. Ce n’est pas seulement la faute des politiciens, c’est aussi un comportement électoral égoïste. Ces Néerlandais n’ont aucune idée de leurs responsabilités et devoirs envers la société.

Et, bien sûr, cela va plus loin que les électeurs. La crise financière était également une crise morale, et nous risquons aujourd’hui de perdre le projet de civilisation qu’est l’Europe. Au siècle dernier, nous nous étions persuadés nos droits de l’homme étaient universels, mais nous découvrons qu’ils ne le sont pas. En tant que président américain, Donald Trump ne semble plus croire en ces idéaux non plus. Il remet ouvertement en question l’OTAN et les Nations Unies, qui sont des alliances pour la liberté. Cela m’inquiète un peu plus chaque jour.

Les politiciens européens ne semblent plus vraiment croire non plus à la civilisation européenne. Ils concluent des accords nébuleux avec un pays comme la Turquie au sujet des réfugiés, ou s’acoquinent avec la Chine dans l’espoir d’en tirer des avantages économiques.

Aujourd’hui, l’Europe enfreint ses propres valeurs, oui. Nous concluons des accords faustiens avec la Turquie la queue entre les jambes, parce que nous sommes incapables de faire face à la crise des réfugiés. Le déclin de l’Europe représente l’une des plus grandes menaces pour notre prospérité et notre stabilité, tout comme l’essor de la Chine. J’écris depuis longtemps des chroniques sur les dangers de ce pays. Avant, j’étais peu entendu, mais aujourd’hui, cette opinion est très répandue. La Commission européenne admet que la Chine est un concurrent systémique, et Trump l’appelle même l’ennemi en termes très clairs. Heureusement, l’illusion que la Chine deviendrait automatiquement occidentale a été abandonnée, même si l’Italie, le Portugal, la Grèce et certains pays d’Europe de l’Est font toujours la queue pour devenir un partenaire des Chinois.

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