La tribu de Jean Lequeu

Faut-il habiter au pied des Fagnes pour enfanter tant de fantasmagorie faussement naïve ? Réponse avec un artiste dans la lignée des Macherot, Hausman et Comès.

Il existait autrefois, en bordure de Vesdre, une petite tribu de dessinateurs inspirés par les paysages de l’Eifel, le fantastique et les animaux, dotés d’une tournure d’esprit rebelle souvent adoucie par l’humour : Raymond Macherot, Noël Bissot, Paul Deliège, René Hausman, Marie-José Sacré, Didier Comès, Stéphane Halleux (Oscar 2014 du film d’animation avec Monsieur Hublot, personnage en matériaux de récupération). Et Jean Lequeu, méconnu hors sa région natale.

Fils du dernier tailleur de Verviers, tendance uniformes et soutanes, l’artiste verviétois a vécu une partie de sa vie dans le quartier populaire de Pré-Javais. Il fut successivement créateur de décors de théâtre, animateur à la Médiathèque, puis professeur d’arts graphiques à l’Académie royale des beaux-arts de Liège. Il appartenait incontestablement à l’école des  » gros nez  » de la bande à Spirou, par opposition aux tenants de la  » ligne claire  » chère à Tintin : ses personnages se reconnaissent à leur patate rouge et à leurs formes arrondies. Cousin germain de l’illustrateur René Hausman, décédé en 2016, il l’a rejoint en 2017 dans un walhalla de super-héroïnes fessues, de gnomes ratatinés et d’engins volants bizarres, tout un bestiaire traversé de sourires un peu inquiétants et d’une présence physique revigorante.

Paysage enneigé à la suite des peintres intimistes verviétois.
Paysage enneigé à la suite des peintres intimistes verviétois.

 » Que ce soit en deux ou trois dimensions, ses créations, si elles ne reprennent pas nécessairement tel ou tel personnage ou telle ou telle scène de nos légendes et traditions, sont imbibées de l’esprit magique et bon enfant qui anime notre fantastique, même le plus effrayant « , analyse Albert Moxhet, collaborateur scientifique du musée en Piconrue à Bastogne (ethnologie et traditions populaires en Ardenne et Luxembourg), auteur de nombreux ouvrages sur le patrimoine culturel wallon, breton et amérindien (1).  » A travers les créations de Jean Lequeu, on ressent sa gentillesse naturelle et son humour. Il y avait chez lui une simplicité bonhomme qui fait que, même avec un personnage censé créer l’épouvante, il y a ce petit clin d’oeil dont l’humour va vous rassurer.  »

Jean Lequeu.
Jean Lequeu.

Loin de la standardisation disneyenne, ses personnages conservent une allure liée au patrimoine légendaire local dont ils sont issus, peu importe que, pour les puristes, l’origine en soit celtique ou germanique, les deux aires se rencontrent – et parfois se fondent – dans l’est du pays.  » Qu’ils soient des nains ou des loups-garous, qu’ils soient solitaires ou en compagnie, ils reviennent à diverses reprises et sous différentes apparences en fonction de la région à laquelle ils se rattachent. Par exemple, un sotê de Malmedy n’a pas les oreilles pointues dont on affuble les gnomes en d’autres lieux « , illustre Albert Moxhet. D’un point de vue ethnologique, ces petits personnages légendaires permettent de maintenir vivant le souvenir du paysage et de la vie sociale dont ils sont issus.  » On risque de les oublier si on ne les raconte plus, appuie le chercheur. Maintenir ces richesses héritées de nos anciens est sans doute le plus beau rôle que Jean Lequeu a confié à ses créations.  »

La tribu de Jean Lequeu

Cependant, il avait d’autres cordes à son arc. Le Musée des beaux-arts et de la céramique de Verviers, dit musée Renier, lui a ouvert toutes ses portes, submergé par près de 400 oeuvres (sculptures en papier mâché, peinture acrylique, gouache, écoline, crayon), réchauffant un intérieur bourgeois du xixe siècle par une version champêtre de Mariés, mêlant sans disgrâce son Paysage enneigé aux tableaux des peintres intimistes verviétois (Maurice Pirenne, Georges Le Brun, Philippe Derchain…), animant une vitrine d’objets religieux avec ses gargouilles bariolées, démultipliant ses grosses têtes d’animaux dans une allégeance  » wallonisée  » à la pop culture américaine. Ses érotiques ont trouvé refuge au sous-sol des céramiques (2).

La tribu de Jean Lequeu

Cette expérience muséale festive tranche avec la discrétion de Jean Lequeu, qui fuyait les expositions et les galeries depuis les années 1990, concentré sur son art, d’où la richesse de son fonds d’atelier. Denses et fouillés, ses derniers dessins à la mine de plomb sont inspirés du récit de L’Apocalypse de saint Jean.  » Une oeuvre extraordinaire, puissante, magistrale, qui mériterait à elle seule une publication « , s’enthousiasme Philippe Delaite, son préfacier et ex-collègue à l’Académie royale des beaux-arts de Liège (3) !  » On s’ennuie tellement à Verviers qu’on est obligé d’être créatif « , disait le poète et critique verviétois André Blavier, bibliothécaire communal et ami des surréalistes. Jean Lequeu a retenu la leçon en chevauchant tous les genres.

(1) Ardenne et Bretagne, les soeurs lointaines, par Albert Moxhet, réédition revue et augmentée de l’ouvrage paru en 1989, Musée en Piconrue, 2013.

(2) Exposition Jean Lequeu, jusqu’au 5 janvier, Musée des beaux-arts et de la céramique de Verviers, rue Renier, 17.

(3) Non !, monographie Jean Lequeu, Chaussettes rouges éditeur, 252 p. Infos : francoise.villers@skynet.be

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