Malgré des dissensions au sein du gouvernement fédéral, la Belgique a trouvé un accord visant à reconnaître l’Etat de Palestine et mettre en place des sanctions contre Israël. Pour le professeur de droit international Pierre d’Argent, il était indispensable de s’entendre. Et cet accord est plutôt bien pensé, assure-t-il. Analyse.
Le gouvernement fédéral, réuni en comité restreint, a trouvé, dans la nuit de lundi à mardi, un accord sur la position de la Belgique à l’égard du conflit entre Israël et la Palestine, et la situation dans la bande de Gaza, a annoncé le ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot, à l’issue d’une réunion en cabinet restreint. Il porte sur des sanctions à l’égard d’Israël et le processus de reconnaissance d’un Etat palestinien.
Pierre d’Argent (UCLouvain), dans la perspective du droit international, le fait que le comité ministériel restreint soit parvenu à un accord peut-il être accueilli comme une heureuse nouvelle?
Oui, c’était indispensable. Notre politique étrangère, pratiquement depuis la fondation de l’Etat belge, une petite puissance, a toujours promu et défendu le droit international. Pour un état comme la Belgique, c’est presque une question existentielle. Il existe aussi parce que ce droit nous protège dans le jeu des puissances internationales.
Le poison destructeur du droit international, c’est le «deux poids, deux mesures». Un droit différent pour les ennemis que celui qui vaut pour les amis, c’est la fin du droit international. Je pense qu’en allant dans le sens décidé par le gouvernement, la Belgique essaie de se conformer à un certain nombre d’obligations.
La reconnaissance de la Palestine n’est pas une obligation du droit international. Par contre, c’est une obligation de ne pas reconnaître ce qu’Israël essaie en ce moment d’établir, à savoir la colonisation des territoires palestiniens occupés, ou les crimes et violations du droit international commises contre la population civile à Gaza, indépendamment du fait qu’on les qualifie de génocide ou non. Cette question est confiée à la justice internationale, mais il existe suffisamment d’indicateurs de risque pour agir. On peut regretter que cela arrive si tard, mais oui, c’est une bonne nouvelle.
La Flandre suit le fédéral
Peu de temps après le gouvernement fédéral, le gouvernement flamand, réuni en comité ministériel restreint, s’est accordé à son tour sur des sanctions visant Israël. Le ministre-président Matthias Diependaele (N-VA) n’a rien voulu dire aux journalistes présents sur les contours précis de l’accord, obtenu vers 1h30 du matin. Il a laissé entendre que la ligne du gouvernement fédéral serait suivie
La Belgique va pouvoir se joindre à la Déclaration de New York, c’est-à-dire l’initiative franco-saoudienne prônant la solution à deux Etats. C’est cela, être «du bon côté de l’histoire»?
Dans ces débats, si on veut exister, il ne faut pas être à la traîne. De mon point de vue, il aurait été incompréhensible et totalement scandaleux que la Belgique ne se joigne pas aux efforts de la France, du Royaume-Uni, de l’Australie et de tant d’autres.
Le bon côté de l’histoire dépend de votre point de vue, évidemment. Benjamin Netanyahou dira le contraire. Je dirais qu’être du bon côté de l’histoire, c’est refuser le fait accompli qu’il essaie d’établir, à savoir une guerre de conquête motivée par une idéologie messianique, faisant fi de 2.000 ans d’histoire et de la réalité. Il n’y a pas de légitimité juridique qui découle des écrits religieux. Ce n’est pas ça qui fait le socle commun de l’humanité, en termes de droit international.
On ne peut pas se permettre d’exceptionnalisme à cet égard. Ce droit est le même pour tous. C’est un combat et c’est une bonne chose que la Belgique se positionne pour l’égale application du droit. On pourra toujours dire que c’est trop peu et trop tard. Je crois en revanche que l’évolution des lignes peut même avoir une influence sur d’autres Etats européens.
En effet, on a assisté à un bras de fer à l’intérieur du gouvernement fédéral. Peut-on considérer cet accord comme un véritable compromis, dans le sens noble du terme?
C’est assez malin. L’idée du président du MR selon laquelle reconnaître la Palestine serait une prime au Hamas me semble totalement erronée dans les faits, en plus d’être insultante pour la France, le Royaume-Uni, etc. C’est reprendre à son compte le discours de Monsieur Netanyahou. Mais la manière avec laquelle le compromis est fait, en insérant les deux conditions, empêche ce discours-là d’avoir une prise sur la position de la Belgique.
Vous faites allusion à la libération des otages et l’écartement du Hamas du pouvoir palestinien, comme conditions préalables?
Oui, cela évite toute critique sur la prime au Hamas. Dire qu’il ne doit pas être associé au pouvoir fait du problème une question de temps, puisque c’est désormais une organisation exsangue. On ne peut pas préjuger de ce qui sortirait d’un scrutin libre, mais il faut rappeler que c’est le Hamas qui a éliminé les forces de l’Autorité palestinienne.
Disons que ces conditions permettent à chacun de sauver la face, suite à la conclusion de l’accord. Mais soyons clairs, il y avait une situation de blocage et elle a été contournée au kern. En tant qu’observateur –et non en tant que professeur de droit international– je trouve que la posture politique qui consiste à dire l’inverse de la gauche parce qu’on est de droite ou l’inverse de la droite parce qu’on est de gauche, c’est devenu difficilement acceptable.
Les questions de relations internationales sont régies par des règles de droit international, qui offre une boussole. Elle est censée lier l’Etat, qu’il soit gouverné par la gauche ou par la droite. C’est censé être valable pour tous les Etats. La Belgique dispose de peu de leviers sur cette crise. La position politique la plus sage, la plus simple et la plus honnête consiste à se conformer au droit international. Je pense donc que nous avons des ministres qui, au final, se sont ressaisis. C’est une bonne chose sur le fond.
Ces conditions risquent de repousser cette reconnaissance dans le temps.
Le temps est au cœur du compromis trouvé, puisque la Belgique se joindra à la Déclaration de New York sur la reconnaissance de la Palestine, tout en reportant éventuellement à plus tard, quand les deux conditions seront réunies, la formalisation de la reconnaissance par arrêté royal.
La pratique de publier des arrêtés royaux de reconnaissance a commencé lors de l’effondrement de l’URSS et de la Yougoslavie et a toujours eu une portée purement informative. Il ne s’agit pas d’un acte normatif et cela n’est en rien nécessaire en droit international. C’est donc assez malin de distinguer la Déclaration de New York et l’arrêté royal formel et informatif en interne. Cela a certainement permis de trouver le compromis.
Que penser des sanctions qui, de prime abord, ne semblent pas anecdotiques?
La position sur l’interdiction de l’exportation et du transit d’armes va aider les régions, qui étaient un peu dans l’expectative. L’interdiction du survol des avions militaires israéliens est une bonne chose. Je note aussi les sanctions à l’égard de deux ministres (NDLR: et des leaders politiques et militaires du Hamas, qui sont personae non gratae). Ce sont des choses que la Belgique peut décider toute seule, comme l’accès au territoire.
La limitation des services consulaires à certains binationaux envoie un signal clair: vous faites le choix d’aller habiter dans des colonies israéliennes? Il y aura des conséquences. Je pense que la société civile va continuer à être fort attentive à l’activité de sociétés commerciales dans les territoires occupés. Bref, ça va continuer par ailleurs. Mais ce que le gouvernement a décidé n’est pas insignifiant. Dans la marge de manœuvre qui était la sienne, il a essayé de cocher autant de cases que possible.
On aurait pu imaginer davantage de sanctions, aussi.
Oui, on peut rompre les relations diplomatiques avec Israël. Mais ce serait assez extrême et aucun Etat européen ne le fait. On peut réduire la délégation israélienne en déclarant personae non gratae les diplomates en Belgique, mais on s’expose à la réciprocité. Israël en ferait de même avec les diplomates belges à Tel-Aviv. Dans l’accord, il me semble qu’aucune des sanctions n’est susceptible de pouvoir être renvoyée à la Belgique.
Peut-on parler d’un atterrissage?
Oui. Je ne m’embarque pas dans des analyses de politique interne, mais estimons-nous heureux que les lignes aient bougé un peu. Alors que certains disaient que ce serait impossible, que la N-VA et le MR resteraient accrochés à leurs positions, on a pu trouver une juste voie du milieu. Attention, ce n’est pas qu’un compromis. Quelques éléments permettent de sauver la face, mais cet accord trace clairement une direction. Et c’est, à mon sens, la bonne direction.
L’accord en détail
Les différents services compétents seront chargés de proposer des «sanctions claires» à l’égard de colons juifs violents et de responsables du Hamas (restrictions financières, gel des avoirs, etc.). La Belgique prend en attendant directement certaines sanctions. Elle déclare ainsi personae non gratae sur son territoire les colons violents, les terroristes du Hamas, ainsi que les ministres israéliens extrémistes Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, et les leaders politiques et militaires du Hamas. Les mesures seront introduites dans le Système d’information Schengen (SIS) par l’Office des étrangers.
Une interdiction nationale d’importation des produits issus des Territoires palestiniens occupés par Israël sera également mise en œuvre.
Quant aux Belges qui résident dans les colonies israéliennes en territoire palestinien, ils seront privés de l’assistance consulaire sauf en cas d’urgence.
Une injonction sera donnée au parquet fédéral de poursuivre tout Belge ou personne résidant habituellement en Belgique qui se serait rendu coupable de violation du droit humanitaire ou d’une infraction terroriste en Israël ou dans les Territoires palestiniens.
Les demandes de vols militaires dans le ciel belge émanant des autorités israéliennes seront refusées.
L’interdiction d’exportation et de transit de matériel militaire sera étendue. Tous les biens militaires destinés à un usage par Israël, et pas seulement ceux destinés à l’armée israélienne, sont concernés. Le matériel à double usage civil et militaire sera aussi visé dès lors que l’utilisateur final est militaire. La compétence étant largement régionale, le gouvernement plaidera en ce sens auprès des Régions.
Au niveau européen, la Belgique soutiendra notamment la suspension complète des volets commerciaux et recherche de l’accord d’association avec Israël.
Réactions tous azimuts
Dans l’opposition, Ecolo estime que l’accord «arrive trop tard, est trop faible et renvoie principalement la patate chaude à la fois aux niveaux régional et européen. C’est un deal de façade insuffisant face à l’apocalypse humanitaire. Certaines décisions sont positives, mais représentent le minimum minimorum comme l’interdiction des produits issus des colonies ou la surveillance accrue des ventes d’armes en lien avec les régions, et restent limitées.»
«Sous la pression de la base, après 22 mois de génocide, on parle enfin de mesures concrètes. C’est une bonne chose. Mais les mesures elles-mêmes sont décevantes. Elles visent surtout à sauver le gouvernement, pas le peuple palestinien», a pour sa part réagi Peter Mertens, secrétaire général du PTB et député fédéral. Selon le communiste, «nous avons besoin d’un embargo économique total. Il est absurde de boycotter uniquement les produits provenant des territoires occupés en Cisjordanie, alors qu’Israël mène un génocide dans la bande de Gaza.» A ses yeux, il est en outre «inacceptable» qu’on en reste à une «reconnaissance conditionnelle» de la Palestine, «dont l’application est en plus repoussée aux calendes grecques».