Le permis accordé en 2014 par la Ville d'Anvers à Land Invest, filiale d'Ogeo à l'époque, pour construire la Lins Tower (photo), est au centre d'une enquête judiciaire. © Stef Arends

La justice enquête sur l’ex-filiale d’Ogeo Fund à Anvers

David Leloup
David Leloup Journaliste

Liaisons dangereuses, permis de bâtir douteux, terrain vendu deux fois le même jour: le promoteur immobilier Land Invest Group est sous le coup d’une enquête judiciaire à Anvers. Le parquet soupçonnerait des irrégularités dans la façon dont un permis a été accordé en 2014 à l’ex-filiale d’Ogeo Fund pour construire un building particulièrement haut, et donc très lucratif. En décembre dernier, le ministère public a réclamé le dossier administratif de ce projet immobilier au département de l’Urbanisme de la Ville d’Anvers.

C’est un héritage inattendu et encombrant pour les nouveaux actionnaires du promoteur immobilier anversois Land Invest Group (LIG), rebaptisé Urban Living Belgium en mai 2018 quand les familles Cavens et Paeleman (80%), ainsi que le groupe coté Immobel (20%), ont mis définitivement le grappin sur LIG et son alléchant portefeuille immobilier. La justice enquête en effet sur LIG, qui était jusqu’en mai 2018, donc, une filiale à 50% du fonds de pension liégeois Ogeo Fund.

En décembre dernier, le parquet d’Anvers a réclamé des documents au département de l’Urbanisme de l’administration communale. Les enquêteurs désiraient analyser le dossier administratif complet d’un projet immobilier controversé relatif à la construction d’un immeuble de douze étages – la Lins Tower – sur un site appelé Tunnelplaats. LIG a obtenu, en 2014, un permis qui l’a autorisé à construire un immeuble bien plus haut que ce que la « règle d’harmonie » permettait: six ou sept étages maximum, à l’instar des immeubles avoisinants. Qui dit étages supplémentaires dit appartements supplémentaires à vendre, et donc davantage de profits.

Un terrain payé avec des millions liégeois

La requête judiciaire a eu lieu durant la première quinzaine de décembre 2018, peu après que Le Vif et Apache ont publié de nouvelles révélations concernant les coulisses peu reluisantes de l’ex-filiale d’Ogeo Fund à Anvers. Entre 2013 et 2017, des millions d’euros prêtés par Ogeo à LIG ont en effet été dilapidés dans des restaurants étoilés et ont enrichi des proches de Bart De Wever et de Stéphane Moreau. De Wever est depuis 2012 à la tête de la Ville d’Anvers qui délivrait les permis de bâtir à LIG. Moreau, lui, dirigeait le fonds de pension Ogeo Fund qui finançait les projets immobiliers de LIG. Dont le dossier Tunnelplaats.

L’achat du terrain, soit plus de 12,3 millions d’euros au total, a été réalisé avec l’argent des pensionnés liégeois d’Ogeo Fund. Entre juin 2012 et septembre 2015, cinq prêts obligataires ont été accordés par le fonds de pension à sa filiale LIG pour acquérir le terrain de l’ancien garage Renault (voir tableau). Avec plus de 1,2 milliard d’euros d’actifs sous gestion, Ogeo Fund est le cinquième fonds de pension de Belgique. Il gère les pensions de Publifin, d’une poignée d’autres intercommunales (Cile, IILE, AIDE, Publilec), des députés provinciaux de Liège, du personnel du CPAS et de la Ville de Seraing, ainsi que de ses mandataires. Jusqu’au scandale Publifin en 2017, le conseil d’administration d’Ogeo Fund, alors présidé par le Sérésien André Gilles, a toujours été majoritairement dominé par des élus PS.

L'argent des pensionnés liégeois d'Ogeo Fund a intégralement financé l'achat du terrain
L’argent des pensionnés liégeois d’Ogeo Fund a intégralement financé l’achat du terrain « Tunnelplaats » via cinq prêts obligataires.© DR

Le parquet nous a confirmé avoir demandé et obtenu le dossier administratif complet du projet Tunnelplaats, mais ne souhaite pas communiquer davantage à ce stade: « Le parquet d’Anvers peut confirmer que le dossier a bien été demandé, nous a écrit son porte-parole, Kristof Aerts. Pour le moment, aucune autre information ne peut être communiquée. » On ignore donc si l’enquête en cours s’inscrit dans le cadre d’une information judiciaire pilotée par le parquet ou s’il s’agit d’une instruction judiciaire aux mains d’un juge d’instruction aux pouvoirs plus étendus.

Double vente le même jour

L' »affaire Tunnelplaats » démarre véritablement le 21 décembre 2012 avec l’étonnante – et juteuse – double vente du terrain, finalisée ce jour-là. Pendant des années, le constructeur français Renault a exploité un grand garage sur le site de Tunnelplaats, à l’extrémité est du Quartier des Marins, situé entre le centre-ville et le nouveau quartier branché de l’Eilandje, au nord d’Anvers. Tunnelplaats est situé juste à la sortie du Waaslandtunnel, un long tunnel routier qui passe sous l’Escaut.

À la mi-2011, la direction de Renault, à Paris, décide de vendre son garage. Les promoteurs intéressés peuvent alors remettre une offre sous pli fermé. Il est d’usage pour les promoteurs d’étudier à l’avance, et dans le détail, ce qu’il est possible de construire – ou pas – sur un site déterminé avant d’acheter celui-ci. Avec la hauteur de construction autorisée à cet endroit (en principe 7 étages maximum) et une marge bénéficiaire classique dans le secteur (environ 20%), une offre rationnelle devait à l’époque se situer entre 3 et 5 millions d’euros, selon des professionnels de l’immobilier que nous avons consultés.

Une quinzaine de candidats ont remis offre, mais une seule a dépassé de loin toutes les autres: celle de Kouter NV, une société de l’homme d’affaires Maurice De Velder, précédemment condamné pour fraude. Kouter a mis 5,82 millions d’euros sur la table pour le rachat du terrain. Mais le fait que De Velder ait immédiatement revendu le site Renault, le jour même, pour 9,02 millions d’euros à Tunnelplaats NV, une filiale de Land Invest, a suscité l’étonnement… Pourquoi un promoteur paierait-il plus de 9 millions d’euros pour un terrain alors que tous les autres promoteurs donneraient à peine la moitié? Seule la construction d’un immeuble plus dense et plus élevé qu’autorisé par le « plan d’exécution spatiale » (RUP) en vigueur pourrait rendre un tel investissement rentable.

Rien à cacher

« M. Develder a été payé correctement et intégralement par LIG pour le terrain. Au nom de LIG, je ne peux que déclarer que nous avons tout fait conformément à la loi. Je suis très confiant par rapport à cela », réagitMarc Schaling, CEO de l’ex-filiale d’Ogeo Fund à l’époque des faits sous enquête. Même son de cloche de la part de l’autre homme fort de LIG, le lobbyiste Eric Van der Paal: « Je ne suis pas officiellement au courant de cette enquête judiciaire, mais j’ai effectivement entendu dire que le dossier Tunnelplaats avait été transmis à la justice il y a plusieurs semaines par le département de l’Urbanisme. Je n’ai donc pas été entendu par la justice, mais je suis entièrement disponible pour répondre aux questions des enquêteurs. Je suis serein et n’ai rien à cacher. Tout ce dossier a été mené de A à Z dans les règles de l’art. » Quant à Jeff Cavens, administrateur de Triple Living, nouvel actionnaire de LIG, il ne souhaite pas réagir: « Je ne suis au courant d’aucune enquête et je ne peux donc formuler aucun commentaire. »

Une chose est sûre: l’affaire est politiquement sensible, au nord comme au sud du pays. Contre l’avis de son propre département de l’Urbanisme, l’ancien collège communal (2012-2018) dirigé par le bourgmestre Bart De Wever (N-VA) a accordé un permis à LIG, le 29 août 2014, pour construire la Lins Tower sur les ruines de l’ancien garage Renault. Une tour d’une hauteur de plus de 44 mètres, pouvant accueillir 74 appartements et 288 chambres d’étudiants. Une telle décision politique n’est pas illégale: l’exécutif communal a toujours la possibilité de s’écarter des recommandations de l’administration. Mais cela n’est que très exceptionnel, particulièrement pour des projets immobiliers de cette envergure. De plus, la décision négative du fonctionnaire de l’Urbanisme avait été prise après avoir obtenu un avis juridique du cabinet d’avocats international DLA Piper.

Liaisons dangereuses

Le lobbyiste Erik Van der Paal, un ami proche de Bart De Wever, était à l’époque l’homme fort de LIG. De plus, l’ex-chef de cabinet de Bart De Wever, Joeri Dillen, a un parcours surprenant. Jusqu’en juillet 2012, Dillen travaillait comme conseiller au cabinet de l’échevin pour l’Aménagement du territoire, Ludo Van Campenhout (N-VA). Il est ensuite parti travailler quatre mois pour Van der Paal et Schaling chez LIG. Après la victoire électorale de la N-VA aux communales d’octobre 2012, Dillen est soudainement apparu aux côtés de Bart De Wever et de Liesbeth Homans en tant que négociateur de la N-VA pour trouver un accord de majorité à Anvers. En décembre 2012, il devient chef de cabinet de Bart De Wever. Puis, fin juillet 2014, à peine quatre semaines avant la délivrance du permis controversé attribué à LIG pour la Lins Tower, Dillen quitte subitement son poste de chef de cabinet…

Toutes ces « liaisons dangereuses » entre le promoteur immobilier LIG, d’une part, et le bourgmestre N-VA d’Anvers et son cabinet, d’autre part, ont évidemment alimenté les suspicions de « petits arrangements entre amis ». Selon Erik Van der Paal, mais nous n’avons pas pu recouper l’information, le dossier judiciaire dont il est ici question aurait été ouvert fin 2017 dans la foulée de la diffusion, par le site flamand d’investigation Apache, d’un film tourné en caméra cachée révélant précisément ces amitiés troubles.

Les images montraient notamment Bart De Wever et quasi tout le collège échevinal d’Anvers arriver à la fête d’anniversaire d’Erik Van der Paal au restaurant étoilé ‘t Fornuis, le 20 octobre 2017. Alain Mathot, mais aussi Stéphane Moreau et son « architecte préférée », tous liés à Ogeo Fund et LIG, étaient également de la partie. Des suspicions légitimes de collusion étaient nées de cette proximité entre ceux qui délivrent des permis de bâtir et ceux qui demandent ces mêmes permis pour des projets immobiliers parfois controversés. Comme celui de Tunnelplaats.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

Mise à jour (26 février 2019)

Quelques heures après la publication de cet article, le parquet d’Anvers a décidé de classer l’affaire. Le quotidien Gazet van Antwerpen a publié un court article à ce sujet lundi soir sur son site internet. Quand nous avons demandé ce mardi au parquet comment il était possible que le statut d’une enquête puisse changer aussi soudainement, Kristof Aerts, le porte-parole du parquet, a déclaré que « la décision a été prise hier (NDLR: lundi 25 février, jour de la publication de notre article). Il n’y a pas de communiqué de presse à ce sujet, c’est juste une réponse à une question de Gazet van Antwerpen hier. »

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