Engager des experts extérieurs pour gérer la dette publique ? Un exercice "risqué". © FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

La dette publique belge, bientôt aux mains de traders ?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le ministre des Finances Van Overtveldt (N-VA) cherche des  » talents  » issus du privé et bien payés pour gérer une dette publique adaptée aux lois des marchés financiers. Les éventuels conflits d’intérêts sont maintenus dans le brouillard.

Combien ? 406 milliards d’euros, l’équivalent de 109,2 % du PIB… Puisqu’il faut subir ce poids de la dette publique, autant l’apprivoiser intelligemment, dans l’espoir un peu fou d’en arriver un jour à bout. Johan Van Overtveldt (N-VA), ministre fédéral des Finances, veut que ce boulet financier se gère avec  » diligence et efficacité « . Avec un professionnalisme à la hauteur de la complexification croissante des instruments et des marchés financiers, là où la concurrence est de plus en plus rude pour convaincre les investisseurs de se tourner vers les produits du Trésor belge. Le grand argentier a un plan : éloigner la gestion de la dette fédérale de l’administration de la Trésorerie pour la confier à un organisme d’intérêt public de catégorie A. Ce nouveau business model sera un modèle de flexibilité. Coulé dans un projet de loi éminemment technique, il a franchi le cap parlementaire sans encombre.

La Belgian Debt Agency aura les coudées franches, puisque le ministre renonce à détailler ses missions. A quoi bon, en effet, se donner tout ce mal face à  » des marchés financiers en pleine et constante évolution  » ? C’est dit : une dette publique ne peut plus se financer comme au bon vieux temps de la fonction publique. Elle a besoin de  » flèches « , de profils de traders, d’analystes de risques et de juristes de haut vol, fins connaisseurs du monde boursier et des salles de marché. Impossible, on l’aura deviné, de puiser pareille expertise parmi les fonctionnaires statutaires.

Les  » perles rares  » seront donc embauchées souplement, sous contrat de travail. Le  » talent « , ça se paie. Il le sera au-delà des barèmes en vigueur au sein de la fonction publique fédérale. Combien, comment ? Mystère. Le ministre maintient le suspense sur les conditions d’engagement et la rémunération, comme sur les facettes potentiellement sensibles des profils de fonction convoités : d’éventuels écarts de conduite, de possibles conflits d’intérêts. Johan Van Overtveldt s’engage à faire de son mieux en la matière, son projet de loi fait foi :  » Comme la dette publique fédérale touche évidemment l’intérêt public, il peut (sic) être exigé des gestionnaires de cette dette qu’ils ne se laissent pas guider par des intérêts personnels dans la prise des décisions. Pour cette raison, est prévue la possibilité (sic) de créer des incompatibilités liées à leur fonction.  »  » La possibilité (sic) est donnée au Roi d’imposer des obligations déontologiques supplémentaires aux collaborateurs de l’Agence.  »

 » Evitons de faire entrer le loup dans la bergerie  »

Ce domaine du possible se règlera au besoin par voie d’arrêté royal, soustrait au débat parlementaire. Il serait contre-indiqué, justifie encore le ministre, de s’avancer concrètement sur ce terrain glissant. La faute, là encore, à ce paysage financier constamment évolutif qui a pour effet que  » l’identification des situations de conflit d’intérêts n’est ni simple, ni pérenne « . Voilà pourquoi  » il a été décidé de ne pas fixer les incompatibilités par la loi « .

Voilà pourquoi, face à tant de  » points de détail  » délibérément laissés en suspens, l’opposition PS et Ecolo s’est abstenue de voter cette réforme. Gare en effet à ne pas faire courir des risques insensés à la dette publique. Attention à  » éviter tout faux pas qui pourrait coûter cher à l’Etat « , s’inquiète Georges Gilkinet (Ecolo), à  » éviter de faire entrer le loup dans la bergerie « , renchérit Ahmed Laaouej (PS).  » L’excès de zèle, d’insouciance ou de prise de risques ne sied pas à la gestion d’une dette publique « , alors que la finance privée a montré un certain savoir-faire en la matière.

 » Nous ne tenons pas à voir débarquer des Kerviel à l’agence de gestion de la dette « , reprend le député vert. Pas question, sous couvert d’efficacité, de  » faciliter le business de certains acteurs du secteur financier « , abonde l’élu socialiste. Des experts du monde de la banque reconvertis en gestionnaires d’une dette publique qui s’alimente à ce même univers de la finance : est-ce vraiment bien raisonnable sans quelques balises ?

Patience, leur répond Johan Van Overtveldt. Inutile de voir le mal partout :  » Nous allons mettre en place des structures qui rendront impossibles les déraillements que nous avons connus dans le passé.  » Aucune révolution de palais en vue : la réforme, qui devrait prendre effet le 1er janvier prochain, ne bouleversera pas le sort des 35 agents actuellement concernés, dont 22 statutaires détachés et 13 contractuels. C’est à la longue que la réorganisation fera son oeuvre : quand elle se sera débarrassée, par la voie de l’extinction naturelle, des fonctionnaires statutaires pour ne plus recruter que des collaborateurs engagés sous contrat de travail.

Politisation, flamandisation ou semi-privatisation de la gestion de la dette ?

Il n’y aurait même, paraît-il, rien de neuf sous le soleil : l’engagement d’une poignée d’experts dans des métiers très spécialisés de la finance et rémunérés hors cadre barémique de la fonction publique remonte en effet à 1997, sous l’ère du ministre des Finances Philippe Maystadt (PSC), alors soucieux d’anticiper les défis que le marché de l’euro allait poser à la gestion de la dette publique. Fort bien,  » mais si la volonté du ministre est de perpétuer le fonctionnement actuel de l’administration, pourquoi vouloir placer la future Agence de la dette dans un cadre juridique nouveau ?  » s’interroge le député Benoît Dispa (CDH). Bonne question. Qui alimente les hypothèses.

 » Toute restructuration de ce genre, sous couvert d’une nécessité d’ordre technique, cache un habillage idéologique. Externaliser est un grand classique. Cette manière de court-circuiter les voies du management public mène ici à une privatisation larvée de la gestion de la dette publique « , commente cet ancien haut fonctionnaire. Qui précise utilement :  » Le statut de fonctionnaire, c’est aussi une protection.  » Notamment face aux pressions venues d’en haut, dans un créneau sensible où la prise de risque est une tentation trop bien connue.  » Cette réforme peut être une voie d’entrée à la politisation et à la flamandisation du nouvel organe. C’est très N-VA « , avance ce ministre francophone. Johan Van Overtveldt augmente son emprise directe sur une gestion de la dette moins étroitement associée à une administration des finances réputée pour être assez CD&V et peu accommodante au goût du ministre N-VA. Que du bonus.

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